''LES MÉDIAS PENSENT COMME MOI !" François Brune L'individu moderne eSt dépossédé de lui-même par les médias. Un vaste discours anonyme parasite chaque jour sa pensée et sa parole. Il croit avoir des idées, el il ne fail que répéter les dichés à la mode. Il croit s'exprimer, et ses lèvres récitent les formules de lout le monde. Or. ce discours n'est pas neutre. Il ronne une véritable idéologie. dont la finalité semble claire: dépersonnaliser le citoyen pour le soumettre aux impératifs de l'ordre socio- économique. On lui clame. par exemple. "il faut être de son "LES MÉDIAS époque", pour mieux le convaincre de son impuissance face aux évolutions du monde. On lui propose des modèles de bonheur CI de réussite anonymes, lui faisant croire qu'il suffit de les adopter pour devenir soi-même. On flatte en lui PENSENT l'instinct grégaire. on appelle les adhésions du cœur, pour paralyser ses résistances critiques, Comment échapper li cette aliénation ? Méthodiquement. COMME MOI li travers les expressions li la mode, des bribes de phrases 1" toutes faites, les images ot! émissions familières, les titres ou slogans qui nous frappent, les mini-mythes de notre quotidienneté, cet essai dépiste et analyse les signes révélateurs du discours anonyme, en nous et hors de nous, Alors apparaissent les cohérences de celte idéologie Fragments du ambiante qui. implacablement vide l'être de lui-même pour l'emplir faussement. et à laquelle. opiniâtrement, doit discours anonyme s'opposer toute conscience qui revendique une parole personnelle. et donc. libératrice. Frallfl1is HJWNF., fJrofessel/r el écrivain, lIlItellr de Nouvelle édition augmentée nombre/LI: artie/es (Le Monde, Esprit), a lIotammellt pl/blié Mémoires d'un futur président, récit satiriql/e (0. Orban. /975), 1984 ou le règne de l'ambivalence, essai ps)'cho politiqlle sl/r le chef-(/'œlll'l'e d'Ome" (Mina rd, /983), et Le i i Bonheur conforme, eSl'ai SlIr fll normalisa/ion pllblici/aire (Gallimard, /985), ISBN: 2-7384-4894-1 Collection L'Homme et la Société sous la direction de René GALLISSOT François BRUNE DU MÊME AUI'EUR « LES MÉDIAS Mémoires d'un futur Président, récit satirique (O. Orban, 1975) PENSENT COMME MOI ! » «1984» ou le Règne de l'ambivalence, essai psycho-politique sur le roman d'Orwell (Minard, 1983) Le bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire Fragments du discours anonyme (Gallimard,1985) Nouvelle édition augmentée Editions L'Hannattan L'Hannattan INe o L'Harmattan, 1996 S~ 7. rue de l'Ecole-Polytechnique 55, rue Saint Jacques lSBN: 2~7384-4894-1 75005 Paris Montréal (Qc) -Canada H2Y SOMMAIRE 1. « DéchaÎlle t011 cœllr» ............................ .......... 9 2. ,< BOlfjol/r, comment allez-volis? bien j'espère» ....... 1 1 3. ,< Gérer la sOllffrallce» ...................................... 13 4. Le discours anonyme ........................ .............. 15 L'ÉPOQUE ET L'IMPUISSANCE 5. « Êrre de SO/1 époque» ...................................... 21 6. La parole de l'événement .................... ,. ..... .•..... 25 7. Rythmique dominante .......... ........................... 29 !.. . 8. « es illfo:~. C'CSI cO,mme le café ... » • .••.••.•••..•..••.•••• 31 9. L ecole li mattentlon ....................................... 35 la. Trois sophismes ......................... .................... 39 L'ILLUSION INDIVIDUALISTE J 1. Le vécu et le menlal .... .............. '............ 45 12. Ëlre On ...... . ................................................ 49 13. L'ambition du «bathlllt » .................................. 55 14. Nos combats Cil bandoulière .............................. 59 15. Le bonheur exhibé ......................... ............ 61 16. « Plaisir» ....................... ........ '.,...... ............ oS DÉMISSIONS DE L'ESPRIT 17. Coup de cœur ........... ................•...... ............ 69 18. La déraison heureuse.................. ........... .......... 73 19. Opinion double .............................................. 77 20. Le rire grégaire .............................................. R3 21. Positivité à sens unique ... , .... , .. " ......... ,. ,., .. , .. ,." 87 22. « VII "t'ail gros message de 600 grammes » •••• , •• ,..... 91 23. Le plein et le creux ................................. ,........ 95 QUE ÇA FONCn ONNE 1 24. Fantasmer, c'est bon pour la santé 10 1 ft )1 ••••••••• 25. Vendez-vous bien ! »................. .............. . ........ 105 ft 26. L'ex-binôme Pivot-Dupont ....................................... 107 27. Le ProfessionneL............... ................ . ........ 109 28. La métaphore automobile.......... . ........................ 113 29. ft Tout à lait » ................................... ....................... 117 30. Jeunes, très jeunes, moins jeunes .......... . ..... 119 31. Dialogue, communication, consensus... . ....... 121 32. Dysfonctionnements? ............................................. 123 33. Mondialisme ............................................. __ ............. 129 34. Homme moderne ......................... ........... ................. 13 l il la mémoire de Roland BARTHES, irremplaçable auteur de Mythologies. PAROLE PERSONNELLE: S' ABSTENIR 35. « Le juste prix. » ou le discours du produit ..... 139 36. Ce que nous dit le tennis télévisé .... .. .... ...... ............ 147 37. Le silence de la cible ............ . ... 153 38. Rhétorique maastrichlienne ............... ................ ,. ..... 161 COMPLÉMENTS 97 39. Dix petites phrases .................. ................. . . ....... 171 40. Violence de l'idéologie publicitaire .. . .. ........ 185 41. Nonnalisation télévisuelle ............. . . ........... 195 42. Rhétoriques pour temps de crise. .. ...... 203 EN GUISE DE CONCLUSION ... 43. « Mon » discours anonyme ..... .. ......... 213 Remerciements ...................................... . .. ... 217 1 «Déchaîne ton cœur» Dans une époque dominée par la rage de vivre, de vainare et de vendre, les concepteurs de ce message très catholiq~e s'inscrivent délibérément dans l'ordre de la charité-rock. Finies la générosité trop pensée ou la pitié trop intérieure, suspectes d'une attitude doublement rétrograde: parce q\1e réfléchie, parce que personnelle. L'heure est aux sympathiques déchaînements dans tous les domaines ~ corps, cœur et esprit. Les déchaînements de la compassion vont sans doute neutraliser ceux de la violence, et les bombes de la culture faire reculer les ravages de l'analphabétisme - une grande campagne nationale n'appelle-t-elle pas les citoyens à la «Fureur de lire»? (Option quantitative et extravertie, grande dévoration de textes. saccage collectif d'arbres à papier. ... Fureur ou fen'cf/,. de lire, telle est peut-être la question !)I On comprend bien, on comprend trop les louables inten tions qui président à de tels slogans. Il faut s'inscrire dans l'air du temps, se mettre en phase avec la sensibilité de l'époque. Le Secours catholique a voulu parler le langage des jeunes, ou plutôt. le langage que l'on prête à tous les jeunes, censés illcarner l'avenir rythmé, la cadence irrésistihle du monde moderne. Mais cn adoptant ce style, si semblable aux appels puhlicitaires qui flattent l'égnïsme des masses, ce slogan se place au mème plan que ses rivaux: celui des com portements mimétiques. un de plus. un de moins. Le jeune est invité, nOI1 à se donner, mais à se déchaîner, c'cst-ù-dire 9 incité à la non-m~itrise de lui-même, ct ceci, au nom d'un mouvement collectif qu'implique toujours le lancement d'une campagne. Rien à voir avec l'esprit du don. Celui qui déchaÎnc aujourd'hui son (, cœur», pour faire comme les ~utres, à quels déchaînements, proposés par le monde. se livrera-t-il demain? Supposons nos auteurs de bonne foi - de bonne foi chrétienne, N'ollt-ils pas été piégés. en lançant ce message, par l'idéologie ambiante ct le «langage du monde»? Traversés par le discours anonyme, ne s'ent sont-ils pas faits les propa gateurs? DésenchaÎlle tOIl cœ/lr, leur eût dît la sagesse antique. 2 «Bonjour, comment allez-vous? bien j'espère » L'animatrice qui lance cette phrase, en un seul souffle. n'attend pas de réponse, Et pour causc, elle parle ù la radio. On demeure fasciné par la générosité d·un tel espoir, adressé à des milliers d'auditeurs. Pour qui, pOlir quoi émet-clic son souhait? Pour vous et moi, par désir de contact? Pour elle même, ct sc croire en contact? Pour nous faire croire au contact! Il est vrai que dans le rituel quotidien, cette question n'est guère une interrogation sur la santé ou les affaires d'autrui. mais bien plutôt un rapide salut refusant d'entendre le malheur, l'incident ou le Illalaise qui viendrait troubler notre imp<ltience. J·espère bien que vous allez bien, ct surtout, n'entrez pas dans les détails! On pose ta question, trop souvent, pOlir qu'Il n'y ait p<1S de réponse. M<1is la réponse peut venir tout de même, puisqu'il s'agit de conversation. Or, ici, la parole anonyme qui tr<lverse la voix de notre animatrice, spontanément, " personnellement )', au début de son émission quotidienne. prend une tout autre dimension. Elle sait trop que la réponse est impossihle ; c'est le (( média., qui impose sa situation de discours unilatéral et institutionnel. [1 s'agit de prédisposer l'auditeur, l'<luditrice à l'évasion. On va lui conter de helles histoires. Tout souci. loute préoccupation personnels seraient mal v!.:nus. On doit être provisoirement Il 10 et ·.collectivement heureux pour ne r<lS trouhler la fête oe rélnis~ion. Il faut donc faire le vide ell ~oi. Gare à ceux qui ne VOAt pas bien! Qu'ils se débr<l11Chent! Le soliloque individuel. sans cesse insatisfait, doit céder la place au monologue média· tique, toujours autosatisfait. 3 « Gérer la souffrance» A l'écoute de ces mols, l'oreille se dresse, intricuée. La souffrance humaine, si présente ct ~i peu pensable, plus problématiquc encore que l'idée de bonheur, scandale pour les uns, source de dignité pour d'autres 1, celte souffrance oons cesse interrogée par l'homme conscient, comment dl€ nc pourrait-elle être l'objet d'une gestion?« Gérer la souffrance », cela a-t-il un sens? C'est un médecin, cl la radio, qui parle. Il s'occupe d'un service hospitalier de soins palliatifs, où l'on « <lccomp<lgne:» des vieill<lrds sur le point de mourir. Il désire, ct il a bien raison. les aider il vivre dignement leur mort. Si l'on il bien compris. il teTlte lJ'anénuer leurs souffrances sans les abrutir totalement, la difficulté cOllsistant cl trouver un moyen terme entre la mort lucide ct l'agonie inl,;onseiente, d'où la formule « gérer la souffrance », qui se veut sans doute l'équivalent de «fair/' fllcc à, aSSIfl/I(!r». Mais voilù, la formule demeure, outrepassant son emploi, pleine des connotatio11s qui la traversent, et qui contredisent l'attitude thérapeutique qu'elle recouvre. Gérer, c'est admi nistrer : des affaires. des biens. des intérêts. Transformer la souffrance CTl simple objet d'administration, au seul niveau des mots, qu,l s'agisse J'ailleurs de « gérer» la souffrance de l'autre ou de la lui f,lire « gérer» lui-même. c'est la dénaturer, lui ôtcr son mystère. faire comme si clic ne demeurait ras pour tnut humain une interrogation essentielle sur sa condition. 13 12 L'ordr~ de la gestion remplace toujours le pOllrqlloi par le commelll. Ici, le <' pourquoi meurt-on ?). p<Jr le «comment mourir ». L'emploi du mot gestion dé-prohlématise la question métaphysique comme pour éviter qu'elle ne se pose. Ainsi. à son insu, notre médecin s'inscrit par son discours dans l'actuel ordre gestionnaire, qui ne cesse de déposséder l'homme de son sens. De la gestion des stocks ft cclle des hommes (Michel Rocard parla un jour de son «stock d'ensei gnants»), le concept de gestion a fini par envahir toutes les dimensions sociales et privées de l'existence. On gère tOlite chose: une crise politique, une image de marque, ses amours, 4 ses plaisirs, ses souffrances. sa mort et celle des autres ... Et ce qu'on ne pense qu'à gérer, on ne songe plus à le penser. Le discours anonyme NOTE Nous sommes traversés: de phrases impensées, de réflexions-réflexes. d'impératifs faussement évidents. Chacun 1. Vigny ctlèbre la grandeur de rhomme conscient dans 1:1 douleur; .. J"aimc la majestt des souffrances humai ••e s~. peut éprouver, jusqu'à la nausée parfois, celte impression de creux, de parole machinale, de psychisme inauthentique. en écoutant son interlocuteur abonder en stéréotypes à la mode quïl prend pour expressions de sa personne. Mais chacun peut s'ohserver <Jussi, emporté par les mots, cédant malgré soi à la formule de tout le monde: ce n'est qu'après coup qu'on ressent le malaise d'avoir véhiculé des cohérences avec lesquelles on est en désaccord au plus profond de soi. Si, à telle personne qui mïmportune de ses ennuis, je réponds excédé: "CC /l'{'JI pas 1/1011 problème», je ne fais pas que traduire une irritation pellt-être légitime: je laisse s'introduire en moi l'impatience chronique de l'individualisme contem porain. et je n'en sors pas indemne, car il travers cette ex.cla mation. ma personne se constitue tic cet égocentrique qui ne peut perdre son temps à écouter autrui. A travers le discours. ç'est ridée, c'cst l'attitude. c'est le moi qui deviennent anonymes. Et plus je clame" je». plus je suis « on l). 11 Yn bien sùr des discours, quotidiens, divers. contradic toires, qui nous parasitent chacun il leur manière (leur diversité pouv,mt d'ailleurs nous laisser un certain choix ; nous leur échappons en les ncutndis<lllt !"un par l'aulre). Il y ü les grandes idéologies Ju passé dont on a célébré la mort récente 15 14 censées rdléter notre époque qu'au sein des mentalités déjà (cé.lébration 110n exempte d'idéologie). Il y a. plus profondé inscrites d,lI\s nos consciences ... ment, la langue elle-même, dont le dictionnaire codifie les Isoler les fr;lgments du discours anonyme est un préalable significations, ct qtli, en infusnnt la moindre de nos paroles indispensable au développement d'une parole personnelle. de sens commun, nous inscrit malgré nous dans un vaste réseau de culture anonyme, qui est le soubilssement de notre civilisation même (ses lieux commUIlS, ses valeurs morales. sa vision du monde en partie millénaire). Tous ces sédiments de pensée habitent nos réactions ct 1I0S propos. à notre insu NOTE souvent - et l'ambition d'une culture personnelle est justement d'en opérer la prise de conscicnce 1. 1. Ccrl:lins IlC proclament.ils ras trop fonleul" ~ il~enl!té cul~~relle ~? ~I Mais à la surface ùu discours, indépendamment des f,lUt en dfet reClllllwitre la limite d'\1Il~ tellc rel'endlcatlon. S II ne s agit grands piliers qui portent encore la philosophie occidentale pour te ~ mui" que de s~. ré~ér~r ~ 1I11e couve~.lurc identitairc, passive11len~ ct nous habitent durablement, il existe une idéologie ambiante, reçue du collectif. ou s.t ~ <lglt encore de I I!l1p()~er 'lU~ nulrcs pour se sentir m"ins seul dans son <lhri. ,lU diable riuentité culturelle! L'identité une idéologie qui n'a pas de nom, qui mine sans doute la culturelle ne vnul qu'il condition de devenir .identité pcrsO~l!lene: ccla philosophie profonde de notre culture, façonnant l'individu suppose un effort de prise de conscience, dc dlscernenlcnt Cl"ltlqu.e, et de moderne, lui dictant ses opinions de mise, et dont nOLIs svnth~~C' originnte des éléments culturels que la personne reçoit de sa cÎvilisation. sentons la cohér~nce malgré des expressions multiformes. Ainsi, on ne Sam;)il définir ridentÎtê de Jacques Brel en rnppclant q~lï! Cest celle idéologie ambiante que nous voudrions cerner, est venu du .. plat pnvs ». En revanche, hl chanson p:lr Inquelle celUl·el telle qu'elle arncure dans les propos qui nous environnent, exprime sn relation mlÎme ;) son p,ly~ d'orig~ne illustre bien une p,lrt de. son l'Ire. C"e~t même flar récriture que Orel f,lIt du plnt pays ~ Je sien,.: It en dllllS les images qui nous sont familières. Elle forme le discours constitue son identité persunncl!e. anonyme dans lequel nous nOliS trouvons immergés, On peut en reconnaître les effets chaque fois qu'clIc vide l'individu de lui-même, ou qu'elle le personnalise faussement, ce qtii est plus pervers. Mais il est difficile de la saisir dans son ensemble, compte tenu précisément de sa nature impersonnelle et mouvante. De cette nappe protéiforme, tanlôt présente en nous (jusque dans les réOexes les plus srontHnés de notre «vécu »), tantôt visible hors de nous (notamment dans le champ média tique), on ne peut d'abord que repérer des linéaments, des fragments que nous apporte le Oux du discours quotidien formules à la mode, lieux commlms d'apparence innocente, '( flashes» visuels ou non, dont le caractère secrètement insupportable nous révèle que n0t1S avons affaire ;1 l'idéo logie anonyme. Aussi le sous-titre de cc livre en indique-t-il ù la fois la méthode ct l'objet. Puisqu'on ne petit saisir la nqppe exhaustivement, on en analysera les émergences révé latrices. Chaque fragment de discours anonyme, limité par lui-même, prendra son sens dans sa relation à l'ensemble auquel il renvoie, Nous tenterons ainsi, de façon spiralée, d'cnvelopper par des éclairages successifs le discours qui nOlis enveloppe. Et sans doute alors des cohérences nous apparaîtront-elles, tant dans les représentations médiatiques 17 16 L'ÉPOQUE ET L'IMPUISSANCE • Cesl /'éfl()q/l~ qlli l'elll QI/id.