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Les médias, les élites et l'armée en Egypte du début des années 2000 à aujourd'hui PDF

335 Pages·2016·4.62 MB·French
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Institut d'études politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme doctoral en Science politique, mention Monde musulman CERI Doctorat en Science politique, spécialité Monde musulman Les médias, les élites et l’armée en Egypte du début des années 2000 à aujourd’hui Le rôle des chaînes satellitaires et d’internet, entre période révolutionnaire et mutation néo-autoritaire Paloma Haschke-Joseph Thèse dirigée par M. Gilles KEPEL, Professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris Soutenue le 29 juin 2016 Jury : M. Frédéric CHARILLON, Professeur des Universités à l’Université d’Auvergne - Clermont-Ferrand I (rapporteur) M. Gilles KEPEL, Professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris Mme Géraldine MUHLMANN, Professeure des Universités à l’Université Paris II Panthéon-Assas M. Bernard ROUGIER, Professeur des Universités à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III (rapporteur)   1 REMERCIEMENTS Mes remerciements vont en premier lieu à mon directeur de thèse, le Professeur Gilles Kepel dont les conseils, la rigueur, et la bienveillance ont été une aide et un soutien précieux au cours de ces cinq années de doctorat. Je le remercie pour la confiance dont il a fait preuve à mon égard, et pour son enseignement et sa passion qui, au cours des dix années que j’ai passées à Sciences-Po, ont eu sur ma compréhension du monde, un impact décisif. Je remercie également Bernard Rougier, directeur du CEDEJ au Caire, pour ses critiques constructives et sa générosité, ainsi que l’équipe de chercheurs du centre pour leurs encouragements et les conversations stimulantes que nous avons pu avoir au cours de nos séjours au Caire. Je remercie Sciences-Po et l’Ecole Doctorale pour la qualité des enseignements et pour la chance qui m’a été donnée d’évoluer dans un environnement intellectuel aussi riche et exceptionnel. Je remercie mon mari et ma famille pour leur soutien, leur patience et leur relecture minutieuse tout au long de ce processus. Enfin, j’aimerais dédier cette thèse à mon grand père, que je remercie pour la qualité de son écoute et de ses critiques, et pour la tendresse et la fierté qu’il n’a jamais cessé de démontrer, même à demi-mots.   2 SOMMAIRE REMERCIEMENTS 2     INTRODUCTION 6 PARTIE I. LE DEVELOPPEMENT DU SECTEUR DES MEDIAS SATELLITAIRES PRIVES EN EGYPTE DU DEBUT DES ANNEES 2000 A LA REVOLUTION 17   L’industrie audiovisuelle des médias d’information en Égypte est dominée par des logiques de collusion d’intérêts politiques et financiers entre le régime et le milieu des affaires Structures et développement de la télévision nationale en Égypte 1. Parallélisme politique et pluralisme polarisé, deux dynamiques qui caractérisent les relations entre médias et pouvoir en Égypte 20 2. La télévision d’Etat, un appareil de propagande idéologique 29 3. L’entrée de l’Égypte dans l’ère satellitaire sous le contrôle de l’Etat 37   L’essor du secteur privé des médias en Égypte 1. Le développement des chaînes satellitaires privées dans la region 45 2. La privatisation des médias et de l’industrie satellitaire en Égypte 50 3. Le paysage médiatique en Égypte à la veille de la révolution 57 La cooptation des voix contestataires par les médias de masse favorise la constitution d’une opposition docile qui maintient le débat public dans les limites définies par le régime La libéralisation contrôlée du discours médiatique 1. Le développement des émissions de débats d’actualité sur le petit écran égyptien 67 2. Le choix du cadrage médiatique et son impact sur l’opinion publique 74 3. Le difficile accès de la société civile et des acteurs indépendants aux médias de masse 81 Rôle et mission du journaliste dans la société égyptienne 1. Les mécanismes de filtrage médiatique participent au maintien du discours dominant et freinent le renouvellement des élites 87 2. La politisation du journalisme à l’ère du satellite et des nouveaux medias 93 3. Le contrôle de l’ouverture médiatique en 2011, durant et après les 18 jours 98   3 PARTIE II. LE DEVELOPPEMENT D’INTERNET ET DES NOUVEAUX MEDIAS EN EGYPTE A PARTIR DES ANNEES 2000 107 Les nouvelles technologies de communication entrainent une redéfinition des logiques de consommation et de partage de l’information qui favorise l’adoption de nouvelles pratiques collectives Emancipation de l’expression personnelle et d’une sphère publique alternative en réseau 1. L’arrivée d’internet en Égypte 110 2. Le bouleversement des mécanismes de filtrage médiatique et la montée en puissance du producteur amateur 118 3. Nouvelles pratiques de partage et d’interactions citoyennes 124   Une agora virtuelle où se développent mobilisation et contestation politiques 1. L’essor de nouvelles ressources de mobilisation collective 130 2. L’élaboration d’un cadre symbolique mobilisateur 136 3. Activisme et journalisme 142 Les nouvelles formes de participation politique et citoyenne favorisées par les médias sociaux pendant et depuis la révolution Les nouveaux médias semblent porteurs de promesses démocratiques 1. Les débuts de la mobilisation politique en ligne en Égypte 149 2. Les 18 jours 155 3. Le nouvel écosystème médiatique démultiplie les ressources de mobilisation 161 Une lecture erronée des propriétés politiques et révolutionnaires des médias sociaux 1. Les prémisses de la nouvelle sphère publique postrévolutionnaire 170 2. Les limites du rôle des nouveaux médias dans la démocratisation du débat public 179 3. Déterminisme technologique et dérives de l’activisme virtuel 186 PARTIE III. MEDIAS ET RETABLISSEMENT DU REGIME EN EGYPTE APRES LA REVOLUTION DE 2011 194 En pleine redéfinition, les médias de l’Égypte en transition privilégient des discours sensationnalistes et populistes qui exacerbent le climat d’incertitude politique et entravent l’élaboration d’un débat national inclusif et d’un contrat social viable L’apogée et le déclin d’Al Jazeera en Égypte bouleversent la scène médiatique et accentuent la polarisation de la sphère publique du pays 1. L’impact libéralisateur d’Al Jazeera en Égypte au cours des années 2000 197 2. Le rôle d’Al Jazeera durant les 18 jours et de son soutien sans faille à la révolution 202 3. L’effondrement de la crédibilité d’Al Jazeera dans le contexte postrévolutionnaire 209   4 La libéralisation de la sphère publique est freinée par des médias incapables de redéfinir leur rôle politique et sociétal au sein de l’Égypte en transition 1. Le rôle des médias dans l’élaboration de la contestation politique en régime autoritaire et en contexte révolutionnaire 217 2. Les débats télévisés deviennent des agoras populaires où s’affrontent des rhétoriques polarisantes qui participent à la théâtralisation du politique 223 3. Journalisme et activisme, la question du professionnalisme des médias dans l’Égypte en transition 233 Faute de réformes structurelles tangibles, l’industrie médiatique de l’Égypte en transition demeure soumise à des impératifs autoritaires et clientélistes propres à l’ancien régime L’étroite connivence qui perdure entre les médias et le régime compromet le renouvellement des élites, rendant ainsi caduque le processus de transition démocratique 1. La nature des relations entre les élites et les médias détermine l’influence que ces deux entités peuvent avoir sur le changement politique 243 2. Le secteur des médias privés demeure structuré par des mécanismes de collusion d’intérêts et de cooptation du discours médiatique 250 3. Les médias d’Etat semblent incapables de s’émanciper de la tutelle autoritaire du régime 256   En entravant le développement d’un débat national inclusif et démocratique, les médias participent à la résorption du choc révolutionnaire et au succès de la mutation néoautoritaire du régime 1. La polarisation du débat public entre médias libéraux et chaines religieuses entraine une déchirure profonde du tissu sociétal 264 2. Le rôle des médias et des élites dans la mutation néoautoritaire du régime 275 3. Alors que la parenthèse révolutionnaire se referme, la collusion entre les médias et le régime semble sortir renforcée de ces deux années tumultueuses 285 CONCLUSION 295 ANNEXES 307 - Entretiens 308 - Chronologie 313 - Cartes 319 BIBLIOGRAPHIE 323   5 INTRODUCTION   6 Cette thèse de doctorat porte sur l’évolution des médias en Égypte, du début des années 2000 à aujourd’hui, et leur influence sur le cap politique que prend le pays au lendemain du soulèvement populaire de 2011. Mise en contexte théorique Cette étude de l’Égypte contemporaine s’inscrit avant tout dans une démarche de science politique et participe notamment à la critique des théories sur la transition démocratique. Ce paradigme, introduit vers la fin des années 1970, a cherché à théoriser les bouleversements engendrés par la chute des dictatures en Europe occidentale, en Amérique Latine et en Europe de l’Est où l’effondrement du bloc soviétique conduit une multitude de pays à prendre en charge leur destin politique. A partir de ces évolutions géopolitiques, les théories de la transition démocratique, qui affirment que toute dictature est intrinsèquement destinée à devenir une démocratie, établissent un ensemble de données politiques, sociétales et économiques, présentées comme nécessaires à l’aboutissement de cette transition. Selon Samuel Huntington, cinq facteurs expliquent le déclenchement, dans les années 1970, de ce qu’il appelle « la troisième vague » de démocratisation, et les raisons pour lesquelles ce processus est en passe, selon lui, de s’étendre aux pays du monde entier. Ces facteurs sont : la perte de légitimité croissante des régimes autoritaires ; l’augmentation spectaculaire du niveau de vie dans le monde démocratique ; le passage de l’Eglise catholique – fervent soutien des dictatures en Europe et en Amérique Latine – dans le camp démocratique ; la réorientation politique et internationale de l’URSS et de la Communauté Européenne ; l’effet démonstratif et stimulant des transitions démocratiques réussies, qui deviennent ainsi des modèles reproductibles et prometteurs.1 La principale critique faite à cette approche est qu’elle conçoit les régimes autoritaires comme fondamentalement temporaires et voués à disparaître. Ce paradigme repose également sur une opposition binaire entre autoritarisme et démocratie, et suppose donc, entre ces deux pôles, un processus relativement linéaire et universel. Un des objectifs de ce travail de recherche est de réfuter ces postulats en démontrant que les zones intermédiaires sont aujourd’hui devenues des catégories de régimes à part entière, et ne peuvent plus être considérées comme des situations transitoires entre autoritarisme et démocratie. Cette démarche conduit également à reconnaître l’insuffisance des éléments théoriquement requis pour garantir un processus de démocratisation viable, comme la tenue d’élections à suffrage direct, le développement économique, ou la libéralisation et la diversification des médias et de la sphère publique. Corolaire à l’étude du changement politique, est la notion d’élite, ou d’élites. Ce travail s’intéresse tout particulièrement au rôle que les élites peuvent jouer dans le succès, ou l’échec, du passage à la démocratie, et aux facteurs qui déterminent l’attitude qu’elles adoptent en contexte révolutionnaire. Dans le cadre d’une analyse de l’Égypte, ce travail adopte, comme point de départ, certains éléments de la théorie de Gaetano Mosca sur la formation des classes politiques. Selon lui, la formation des élites est le résultat d’une inéluctable perpétuation des logiques de domination sociale, aboutissant à la pérennité d’une classe privilégiée dont les membres possèdent des moyens économiques, sociaux et culturels assez conséquents pour garantir la protection de leurs intérêts par le pouvoir politique.2 Gaetano Mosca définit donc les élites comme une minorité organisée autour d’intérêts communs, et partageant la même culture, la même vision                                                                                                                 1 HUNTINGTON Samuel, « Democacy’s Third Wave » in Journal of Democracy, vol. 2, n° 2, printemps 1991 2 MOSCA Gaetano, The Rulling Class (Elementi di Scienza Politica), McGraw-Hill Book Company, Londres, 1939   7 du monde, et la même puissance économique, et dont l’intrication avec les cercles dirigeants permet d’imposer et de légitimer la protection de leurs intérêts vis-à-vis du reste de la population. En démocratie cependant, l’influence de ces classes privilégiées est en théorie contrebalancée par l’implication, par les dirigeants, de la société civile dans la prise de décisions politiques. Sur la base de ces constats théoriques, ce travail cherche à démontrer que le degré de cohésion des élites est fonction inverse du degré de probabilité de changement politique (plus la cohésion au sein des élites est faible, plus la probabilité de changement est élevée) et à identifier les mécanismes d’influence dont disposent les classes privilégiées en Égypte pour freiner le changement politique et aider le régime militaire à se maintenir au pouvoir. Pour mettre cette capacité des élites égyptiennes en perspective avec les soulèvements populaires de janvier 2011 et juin 2013, il faut par ailleurs inscrire cette recherche en continuité des théories sur les mouvements sociaux et la contestation politique, en faisant également appel aux notions complémentaires de mobilisation des ressources et de structures d’opportunité politique. Charles Tilly – dont les travaux seront analysés en profondeur au cours de ce travail, et utilisés pour éclairer la compréhension du soulèvement égyptien de 2011 – définit les mouvements sociaux comme l’organisation collective et publique d’un ensemble d’actions et de manifestations contestataires.3 Selon Charles Tilly, les mouvements sociaux sont un moyen crucial de participation à la vie politique car ils permettent à un ensemble d’individus ordinaires d’exprimer des revendications vis-à-vis d’autres individus. L’élément théorique qui rend l’approche de Charles Tilly pertinente pour ce travail sur l’Égypte, est qu’il conçoit les mouvements sociaux comme la mise en scène fondamentale de la contestation politique, qu’il définit comme les interactions au cours desquelles des acteurs remettent directement en question les intérêts d’autres acteurs, gouvernementaux ou non. A partir de ce cadre conceptuel, l’articulation des notions de ressources de mobilisation et de structures d’opportunité politique permet d’établir un ensemble de variables indispensables à la compréhension de l’influence des différents acteurs sur l’évolution politique de l’Égypte depuis les années 2000. Dans un article écrit avec Sydney Tarrow et Doug McAdam, Charles Tilly avance que les structures d’opportunité politique sont déterminées par le régime au sein duquel elles se constituent, et que leur évolution dépend d’un ensemble de facteurs comme l’instabilité des alliances politiques, la multiplicité des centres de pouvoir indépendants, l’ouverture du régime aux nouveaux acteurs politiques, et la facilité avec laquelle les citoyens peuvent manifester publiquement pour exprimer des revendications collective.4 L’articulation de ces facteurs, entre eux et au sein d’un environnement donné, participe au changement de ces structures, influençant ainsi l’ouverture de fenêtres d’opportunité politique pour les acteurs contestataires cherchant à déclencher des mouvements sociaux. La disponibilité et l’utilisation des ressources de mobilisation sont également des paramètres qui déterminent la capacité de ces acteurs à tirer profit de nouvelles fenêtres d’opportunité. En présupposant la rationalité de ces derniers, Charles Tilly et ses collègues présentent la théorie des ressources de mobilisation comme l’utilisation optimale des moyens matériels et humains disponibles, pour promouvoir une cause particulière et mobiliser le soutien de larges groupes d’individus, tout en tenant compte des différentes contraintes imposées par divers facteurs internes ou externes au mouvement collectif. C’est à partir de ces variables qui conditionnent la constitution de mouvements sociaux et leur                                                                                                                 3 TILLY Charles, Regimes and Repertoires, The University of Chicago Press, Chicago, 2006 4 MCADAM Doug, TARROW Sydney, et TILLY Charles « Comparative Perspectives on Contentious Politics » in LICHBACH Mark et ZUCKERMAN Alan (dir.) Comparative Politics: Rationality, Culture, and Structure: Advancing Theory in Comparative Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 2007   8 chance de succès dans la mobilisation des masses, que ce travail sur l’Égypte aborde le soulèvement de 2011, et tente de comprendre la façon dont les nouvelles technologies de communication ont affecté l’utilisation des ressources de mobilisation disponibles. Cette recherche vise notamment à démontrer que la convergence médiatique entre chaines satellitaires et médias sociaux a contribué à l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique et a démultiplié le potentiel de mobilisation des révolutionnaires. Les médias – principalement la télévision – sont des objets d’étude centraux à cette présente recherche qui entend cerner le rôle que ces derniers ont pu avoir dans le déclenchement du soulèvement populaire de 2011 en Égypte, et dans le cap politique pris par le pays depuis la chute de Hosni Moubarak. Un des concepts importants de ce travail est celui de sphère publique car il lie les médias au monde politique et au processus de démocratisation, et permet de prendre en compte des variables déterminantes dans l’observation du rôle que ces derniers peuvent avoir dans le déclenchement – ou le blocage – du changement politique. Selon la définition habermassienne de la sphère publique, les médias de masse sont un moyen crucial de la délibération nécessaire pour permettre aux citoyens de s’autogouverner. Une telle conception implique que les médias de masse, en offrant une plateforme ouverte à l’échange d’arguments rationnels, deviennent le lieu public où se forme le consensus démocratique. Ils sont donc, selon cette approche, des outils primordiaux de la vie politique, et leur indépendance vis-à-vis du pouvoir est une condition sine qua none du développement de la démocratie. Cependant, comme l’explique Claire Talon, ce modèle, et les réflexions théoriques qui en découlent, ont été établis à partir du cadre politique particulier des démocraties parlementaires occidentales et s’appuient sur les trois postulats suivants : la libéralisation des médias conduit à la démocratisation des sociétés ; les médias jouent un rôle central dans la construction des identités, de la culture et de la citoyenneté nationales au sein de l’Etat nation moderne ; les médias sont une courroie de transmission entre la société et l’État, par conséquent leur indépendance et leur pluralité garantissent l’émergence d’un espace public démocratique.5 Or les formes de sphère publique – c’est à dire d’espace de communication entre la société et l’Etat – qui apparaissent avec les régimes autoritaires modernes au début du XXIème siècle, mettent à mal l’universalité de l’équation entre développement médiatique et ouverture politique. Ce travail sur l’Égypte actuelle cherche précisément à réfuter cette causalité entre libéralisation de la sphère publique et démocratisation. Olivier Hahn propose une adaptation de la notion habremassienne de sphère publique aux régimes autoritaires du monde arabe. Il explique que la sphère publique de Jürgen Habermas peut également être perçue comme le résultat d’un processus au cours duquel le public, constitué d'individus faisant usage de leur raison, s'approprie la sphère publique contrôlée par l'autorité et la transforme en un espace d’expression où la critique s'exerce contre le pouvoir de l'État.6 La sphère publique émerge donc d’un échange discursif critique qui permet à certains acteurs d’avoir accès à cet espace d’expression et d’y participer pour prendre part à la formation de l’opinion publique. Cette sphère devient alors un intermédiaire entre les structures gouvernementales et la société. Cependant, Olivier Hahn propose de se défaire des critères normatifs trop exigeants dans la définition de la sphère publique habremassienne, car ils ne permettent pas de prendre en compte les sphères publiques qui se développent en milieu autoritaire, ni le rôle des acteurs de la société civile – et non uniquement celui des médias –                                                                                                                 5 TALON Claire, « Médias arabes, Etat, nation et sphère publique : pour un nouveau cadre d’analyse » in Les sociétés civiles dans le monde musulman, La Découverte, Paris, 2011 6 HAHN Olivier, « Cultures of TV News Journalism and Prospects for a Transcultural Public Sphere » in SAKR Naomi (dir.), Arab Media and Political Renewal. Community, Legitimacy and Public Life, I.B. Tauris, Londres, 2007   9 dans l’émergence de ces sphères publiques. A partir de ces observations Olivier Hahn distingue une variante délibérative discursive qui, au lieu de considérer la sphère publique comme une plateforme intrinsèquement dépendante de la démocratie, la conçoit comme l’ensemble des relations qui structurent l’espace médiatique, et dont la cohésion fluctuante dépend des échanges et des consensus autour d’enjeux spécifiques à des groupes d’acteurs et des communautés. Ces différentes réflexions sur l’adaptation de la notion de sphère publique aux régimes non démocratiques, établissent un point de départ théorique pour l’étude de la sphère publique égyptienne dans le cadre de ce travail. Ainsi, avec le complément de différents concepts et modèles – qui seront développés plus en profondeur au cours de cette recherche – relatifs au rôle potentiel politique des médias de masse, cette approche de la sphère publique permet d’identifier les interactions entre les médias, les élites et le régime en Égypte, et la façon dont cette articulation favorise l’instrumentalisation politique de la sphère publique, et influence la perception et le comportement des citoyens. Cette recherche prend également en compte dans sa charpente théorique, certains travaux récents sur l’essor, au Moyen-Orient, des chaines satellitaires panarabes et des nouveaux médias d’internet. Ces deux ensembles de technologies de communication sont considérés dans cette recherche comme des infrastructures de la sphère publique égyptienne, et comme des canaux de transmission de l’information et de la communication publique entre les centres de pouvoir et la périphérie. Les diverses modalités d’utilisation de chacune de ces technologies, et les différentes formes d’accès au débat public qu’elles offrent à la société civile et aux citoyens ordinaires, engendrent la constitution de sphères parallèles – à l’image de ce qui se développe en Égypte au cours des années 2000 – qui établissent chacune leurs propres modes d’interaction avec les autorités. L’expansion des médias sociaux a alimenté des lectures optimistes quant à une libéralisation politique du Moyen Orient par le biais de ces nouveaux outils de communication et de leur potentiel démocratisant. Ainsi qu’il sera démontré plus amplement dans les chapitres suivants, ces technologies ont indéniablement affaibli les barrières à l’accès, au partage et à la production de savoir, des privilèges qui étaient, dans l’ancienne économie médiatique, réservées aux élites ou à un corps professionnel particulier. La disparition de ces obstacles a permis le développement de nouvelles pratiques collectives et l’ouverture des débats à des acteurs jusqu’ici marginalisés. Ces bouleversements ont été perçus par certains observateurs comme un premier pas vers l’instauration, par le bas, de l’idéal habermassien de sphère publique, garantissant à tous une participation libre et égale à l’élaboration du consensus national. Cependant, de telles analyses sont souvent porteuses d’un biais culturel et d’un déterminisme technologique qui rendent les modèles présentés inadéquats pour des pays non démocratiques dont les citoyens ont une expérience limitée, voire inexistante, en termes de participation au débat public. Le même potentiel de démocratisation a été attribué aux chaines satellitaires panarabes au lendemain de la création d’Al Jazeera et face aux bouleversements irréversibles que son style et ses programmes ont provoqué dans le journalisme arabe et sur les sphères publiques nationales. Cependant, il est finalement devenu évident que sans relai concret sur le terrain, l’appétit des téléspectateurs pour les débats politiques diffusés par la chaine, ne pouvait être converti en un engagement citoyen pour agir sur les environnements nationaux. Par conséquent, et c’est ce que ce travail souhaite également mettre en lumière, ces deux cas de figure similaires, confirment que le potentiel politique d’un outil de communication est déterminé avant tout par son utilisateur et l’agenda qui le motive, d’où l’importance accordée ici à l’identification des acteurs qui déterminent la configuration de la sphère publique égyptienne.   10

Description:
mutation néoautoritaire du régime et au retour plébiscité des militaires au pouvoir. Mediating the Arab Uprisings, Tadween Publishings,.
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