HÉLÈNE VÉDRINE Les grandes conceptions de l'imaginaire de Platon à Sartre et Lacan LE LIVRE DE POCHE © Librairie Générale Française, 1990, OUVERTURE L'imagination a toujours intrigué les philosophes qui, de l'Antiquité à nos jours, n'ont cessé de s'interroger sur clle. Ce qui lui vaut de connaître une histoire sinueuse, car sa naturc échappe par principe à toutc définition rigoureuse. Une histoire faite aussi des blocages que la pensée a dà surmonter: quel est le statut de l'image? quel cst son rapport au récl? à l'invention? à l'interprétation? Entre l'image-modèle et l'imagc-énergic du créateur, Îles transitions sont nombreuses. Pour nous qui vivons dans un monde peuplé par l'audiovisuel, il est difficile de comprendre qu'un Platon se soit défié de la peinture ou de la tragédic et qu'il ait pu assimiler l'image à une sorte d'«irrécl non-être ». N'oublions pas non plus que toute unc tradition moralisante se méfiait de la violence originaire que charriait l'imaginaire: monde d'affects et de pulsions où s'agitaient diables, mauvais génics, superstitions ct vices. En un mot, parce que l'imagination, pour les Anciens, participe du corps et de l'âme, elle est un mixte introuvable: illusionniste, ondoyante, fantomati- que, celle sent le soufre. Et pourtant, on ne peut la contourner. Pour nous, l'imagination ne saurait être l'«impensé » de la tradition ou de ce qu'on appelle l’onto-théologie. Au contraire, clle travaille, de l’intérieur, tous Iles systèmes ct les oblige à affiner leurs concepts, qu'il s'agisse du 5 symbolique, de l'esthétique, de la connaissance et de ses prolongements vers l'éthique et la politique. Elle est donc au centre de tous les dispositifs du savoir. * Les études suivantes ne présentent pas une histoire exhaustive de l'imagination, encore moins un survol de toutes les voies que les philosophes ont explorées. Nous avons volontairement limité notre choix. D'autres décou- pages étaient possibles. Nous sommes restée près des textes, en refusant systématiquement un discours au deuxième degré. Dans un premier temps, nous explorons très librement quelques tours et détours du problème de l'imagination: pistes de recherches qui se composent et se décomposent, agissent et réagissent, entrent en conflit. En somme, une esquisse des entrées possibles par lesquelles les figures de l'imagination ont été abordées: l’âme et le corps, le mythe et le symbolique, les crises scientifiques et les recompositions conceptuelles, la construction de soi et l'invention. Problèmes qu’avaient entrevus Platon et Aristote, mais qu'ils cadraient dans un espace clos où le primat du stable imposait la suprématie de la mimesis sur le mouvement. Avec la Renaissance se met en place une nouvelle stratégie du visible qui hésite entre l’image- mouvement du baroque et la dynamique des degrés de l'être. Le Grand Siècle a beaucoup moins dévalorisé l'imagination qu'on ne le croit habituellement: l’extraor- dinaire théorie du conatus de Spinoza découvre dans le désir contrôlé la puissance de l'imagination comme domination de soi. Mais c'est avec Kant et le schéma- tisme que s'ouvriront les voies de la modernité. L'imagi- nation s'émancipe enfin du leurre, elle donne à penser, clle devient constructive. Enfin débarrassée de la percep- tion, elle inspire l'esthétique concrète d'un Bachelard, les 6 vertiges de la liberté sartricnne, sans compter le « miragi- naire» de Lacan. Cheminement provisoire d'une pensée- image à la fois plus ancienne que la philosophie ct toujours neuve. Il TOURS ET DÉTOURS DE L'IMAGINATION: DE LA MIMESIS AU PENSER PLUS « Le physicien Szilard annonce un jour à son ami Hans Bethe qu'il a décidé de tenir un journal. — Je n'ai pas l'intention de le publier; je vais simplement cataloguer les faits pour que Dicu en soit informé. — Tu ne crois pas que Dicu connaît les faits? lui demande Bcthe. — Si, dit Szilard. Il connaît les faits, mais il ne connaît pas cette version des faits!. » Une telle anecdote pourrait résumer en partie l'histoire philosophique de l'imagination. Entre science et fiction, l'imaginaire travaille sur le langage, sur les bornes séparant les faits bruts du discours de la preuve. Pas d'imagination sans interprétation, sans mise en scène d'un espace de jeu, sans position d'un écart. L'image est révélation d'autre chose qu'elle. Elle signifie, elle anticipe. Polyvalente, clle s'inscrit dans un système de renvois. Jeu de miroirs ou synthèse, l'imagination des philosophes hésite entre deux tentations: faire de l’image une sorte de miniature ct la ramencr à la mimnesis, où au contraire l'ouvrir vers l'invention. Opération de redoublement ou de construc- tion? Dans son libre jeu, l’imagination est ce qui « donne à penser plus », comme Kant l'a bien compris. 1, Cité par P. Jacos, L'Empirigme logiqur, Paris, Minuit, 1980, p. 279. En même temps, l’imagination déborde de toute sa force le réel et renvoie à l'imaginaire, c'est-à-dire à tout un monde de croyances, d'idées, de mythes, d'idéologies, dans lequel baigne chaque individu et chaque civilisation. Ici, 1l s'agit d'investissement d’un sujct ou d’un groupe, d’une modalité de l'affirmation ou de la négation, mais non pas du fait que cette croyance est vraie où fausse. Dans ce cas, l'imaginaire apparaît comme une condition indépassable de la vie en société: le mythe ordonne la réalité, mais il ne fonctionne que dans le cadre de la croyance. Platon, qui vit à une époque où les mythes anciens se disloquent de l’intérieur, traduit très bien les contradictions d’une certaine culture. Le système de renvoi est suspendu, le temps n’est plus celui de l'origine, et le mythe reste cependant le récit de la mémoire de la cité. D'où le double discours des dialogues platoniciens : critique de l'illusion au nom d’un logos qui se veut vérifiable; récupération partielle lorsqu'il s’agit de politique ou d'éducation. La Grèce connaît déjà les paradoxes de la croyance : en termes d'investissement, elle est indépassable et on peut décrire à l'infini ses diverses modalités; en termes de vérité, elle succombe sous les attaques du philosophe qui récuse le système de références qui est le sien. Dilemme insoluble où se débattent logiciens et sophistes d’un côté, herméneutes de l’autre. L'imagina- tion paraît introuvable. Dérangcante, nécessaire, inclassa- ble, elle devient une aventure dangereuse ou délicieuse, un beau risque à courir. Mais comment faire une théorie vraic de l’imagination sans délirer avec raison? L'opposition doxa/epistèmè hante la philosophie classi- que et, jusqu'à Husserl et Freud (ils sont contemporains), l'imagination n'arrive pas vraiment à se détacher de son rôle d'intermédiaire. La pensée classique qui se veut libérée de l'analogie, des correspondances et des métaphores hésite encore entre la dévalorisation ct la récupération. C’est très net chez Spinoza où l'imagination est liée à la connaissance vague au livre II de L'Éthique, alors qu'elle devient un des 10