Fiodor Dostoïevski LLeess FFrrèèrreess KKaarraammaazzoovv roman BeQ Fiodor Dostoïevski LLeess FFrrèèrreess KKaarraammaazzoovv Traduit du russe par Henri Mongault Tome deuxième La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 493 : version 1.0 2 Du même auteur, à la Bibliothèque : Le joueur Souvenirs de la maison des morts Carnets d’un inconnu Un printemps à Pétersbourg L’éternel mari Les Possédés (2 tomes) 3 Les Frères Karamazov II Édition de référence : Paris, Gallimard, Folio classique, no 2655. 4 Troisième partie 5 Livre VII Aliocha 6 I L’odeur délétère Le corps du Père Zosime fut préparé pour l’inhumation d’après le rite établi. On ne lave pas les moines et les ascètes décédés, le fait est notoire. « Lorsqu’un moine est rappelé au Seigneur, lit-on dans le Grand Rituel, le frère préposé à cet effet frotte son corps à l’eau tiède, traçant au préalable, avec l’éponge, une croix sur le front du mort, sur la poitrine, les mains, les pieds et les genoux, rien de plus. » Ce fut le Père Païsius qui procéda à cette opération. Ensuite, il revêtit le défunt de l’habit monastique et l’enveloppa dans une chape, en la fendant un peu, comme il est prescrit, pour rappeler la forme de la croix. On lui posa sur la tête un capuce terminé par une croix à huit branches, le visage étant recouvert d’un voile noir, et dans les mains une icône du Sauveur. Le cadavre ainsi habillé fut mis vers le matin dans un cercueil préparé depuis longtemps. On décida de le laisser pour la journée dans la grande chambre qui servait de salon. Comme le défunt avait le 7 rang de iéroskhimonakh1, il convenait de lire à son intention, non le Psautier mais l’Évangile. Après l’office des morts, le Père Joseph commença la lecture ; quant au Père Païsius, qui voulait le remplacer ensuite pour le reste de la journée et pour la nuit, il était en ce moment fort occupé et soucieux, ainsi que le supérieur de l’ermitage. On constatait, en effet, parmi la communauté et les laïcs survenus en foule, une agitation inouïe, inconvenante même, une attente fiévreuse. Les deux religieux faisaient tout leur possible pour calmer les esprits surexcités. Quand il fit suffisamment clair, on vit arriver des fidèles amenant avec eux leurs malades, surtout les enfants, comme s’ils n’attendaient que ce moment, espérant une guérison immédiate, qui ne pouvait tarder de s’opérer, d’après leur croyance. Ce fut alors seulement qu’on constata à quel point tous avaient l’habitude de considérer le défunt starets, de son vivant, comme un véritable saint. Et les nouveaux venus étaient loin d’appartenir tous au bas peuple. Cette anxieuse attente des croyants, qui se manifestait ouvertement, avec une impatience presque impérieuse, paraissait scandaleuse au Père Païsius et dépassait ses prévisions. Rencontrant des religieux tout émus, il leur parla ainsi : 1 Du grec τεοσχηµοναχος, prêtre régulier portant le grand habit (τσ µέγα σχηµα), signe distinctif du religieux profès du second degré. 8 « Cette attente frivole et immédiate de grandes choses n’est possible que parmi les laïcs et ne sied pas à nous autres. » Mais on ne l’écoutait guère, et le Père Païsius s’en apercevait avec inquiétude, bien que lui-même (pour ne rien celer), tout en réprouvant des espoirs trop prompts qu’il trouvait frivoles et vains, les partageât secrètement dans le fond de son cœur, presque au même degré, ce dont il se rendait compte. Pourtant, certaines rencontres lui déplaisaient fort et excitaient des doutes en lui, par une sorte de pressentiment. C’est ainsi que, dans la foule qui encombrait la cellule, il remarqua avec répugnance (et se le reprocha aussitôt) la présence de Rakitine et du religieux d’Obdorsk, qui s’attardait au monastère. Tous deux parurent tout à coup suspects au Père Païsius, bien qu’ils ne fussent pas les seuls à cet égard. Au milieu de l’agitation générale, le moine d’Obdorsk se démenait plus que tous ; on le voyait partout en train de questionner, l’oreille aux aguets, chuchotant d’un air mystérieux. Il paraissait impatient et comme irrité de ce que le miracle si longtemps attendu ne se produisait point. Quant à Rakitine, il se trouvait de si bonne heure à l’ermitage, comme on l’apprit plus tard, d’après les instructions de me M Khokhlakov. Dès que cette femme, bonne mais dépourvue de caractère, qui n’avait pas accès à l’ascétère, eut appris la nouvelle en s’éveillant, elle fut 9 saisie d’une telle curiosité qu’elle envoya aussitôt Rakitine, avec mission de la tenir au courant par écrit, toutes les demi-heures environ, de tout ce qui arriverait. Elle tenait Rakitine pour un jeune homme d’une piété exemplaire, tant il était insinuant et savait se faire valoir aux yeux de chacun, pourvu qu’il y trouvât le moindre intérêt. Comme la journée s’annonçait belle, de nombreux fidèles se pressaient autour des tombes, dont la plupart avoisinaient l’église, tandis que d’autres étaient disséminées çà et là. Le Père Païsius, qui faisait le tour de l’ascétère, songea soudain à Aliocha, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il l’aperçut au même instant, dans le coin le plus reculé, près de l’enceinte, assis sur la pierre tombale d’un religieux, mort depuis bien des années et que son ascétisme avait rendu célèbre. Il tournait le dos à l’ermitage, faisant face à l’enceinte, et le monument le dissimulait presque. En s’approchant, le Père Païsius vit qu’il avait caché son visage dans ses mains et pleurait amèrement, le corps secoué par les sanglots. Il le considéra un instant. « Assez pleuré, cher fils, assez, mon ami, dit-il enfin avec sympathie. Pourquoi pleures-tu ? Réjouis-toi, au contraire. Ignores-tu donc que ce jour est un jour sublime pour lui ? Pense seulement au lieu où il se trouve maintenant, à cette minute ! » Aliocha regarda le moine, découvrit son visage gonflé de larmes comme celui d’un petit enfant, mais se 10
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