Féeries Études sur le conte merveilleux, XVIIe-XIXe siècle 11 | 2014 L'illustration des contes Les fiancés-animaux illustrés du Cabinet des fées « Traduction » de Clément-Pierre Marillier pour deux contes de Madame d’Aulnoy : « Serpentin Vert » et « Le Prince Marcassin » Betrothed Animals in the Cabinet des fées. Clément-Pierre Marillier’s Translation of Two Tales by Madame d’Aulnoy: “Serpentin Vert” and “Le Prince Marcassin” Swann Paradis Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/feeries/944 DOI : 10.4000/feeries.944 ISSN : 1957-7753 Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes Édition imprimée Date de publication : 19 décembre 2014 Pagination : 171-198 ISBN : 978-2-84310-281-3 ISSN : 1766-2842 Référence électronique Swann Paradis, « Les fiancés-animaux illustrés du Cabinet des fées », Féeries [En ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 19 décembre 2015, consulté le 30 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ feeries/944 ; DOI : https://doi.org/10.4000/feeries.944 © Féeries Swann Paradis Collège universitaire Glendon York University Les fiancés-animaux iLLustrés du Cabinet des fées « traduction » de cLément-Pierre mariLLier Pour deux contes de madame d’auLnoy : « serPentin Vert » et « Le Prince marcassin » L orsque les fées décident de châtier, elles le font souvent par la métamorphose animale, péripétie récurrente dans le schéma nar- ratif qui sous-tend plusieurs contes. L’animalité devient alors « le centre même du récit, et le thème principal 1 », qui permet le plus sou- vent de « souligner la vulnérabilité, la déchéance physique, l’avilissement du héros 2 ». S’il existe une littérature immense sur cette question de la métamorphose — notamment en ce qui a trait aux thèmes du double, de l’androgyne ou du travestissement, ou encore au lien étroit qui la relie au concept de « transfert » en psychanalyse, et conséquemment à cette trans- formation de soi en l’autre, nécessaire à la constitution de toute iden- tité —, les études que nous avons consultées 3 portant tant sur les contes de fées en général, que sur ceux de Madame d’Aulnoy en particulier, insistent peu sur la représentation iconographique de ce passage d’une forme à une autre dans les ouvrages d’Ancien Régime. Or, si le privilège de l’image est de n’obliger à aucun sens de lecture, si sa polysémie rend illusoire l’épui- sement du sens qui oscille constamment entre le figuratif et le symbo- lique, entre « images de savoir » et « images de plaisir » 4, quelles pourraient 1. J. Bloch, « Le héros animal dans les contes de fées de Madame d’Aulnoy. Le Prince Marcassin, Serpentin Vert, La Chatte blanche, La Biche au bois », Dix-huitième siècle, no 42, 2010, p. 120. 2. V. Meunier, « Le bestiaire fantastique », dans O. Piffault (dir.), Il était une fois… les contes de fées, 2001, p. 376. 3. Outre les ouvrages mentionnés dans cet article, pour un état des lieux exhaustif, on consultera avec profit : C. Ionescu (dir.), Book Illustration in the Long Eighteenth Century. Reconfiguring the Visual Periphery of the Text, 2011, p. 1-50. 4. Nous reprenons la division suggérée par A.-M. Bassy, « Le texte et l’image », dans H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française. Le livre triomphant 1660-1830, t. II, 1984, p. 148-156. R Féeries, n° 11, 2014, p. 171-198. 171 Swan Paradis être alors les modalités de cette bipolarité s’exprimant dans la figuration de la métamorphose animale, telle qu’elle se présente sur les planches commandées à Clément-Pierre Marillier (1740-1808) pour l’anthologie du Cabinet des fées, éditée entre 1785 et 1789 par Charles-Joseph de Mayer ? Dans le cadre du présent article, nous nous sommes proposé d’une part de prolonger la réflexion théorique sur « Le temps de la métamorphose » amorcée par Aurélia Gaillard 5, et d’autre part de nous concentrer sur les « héros animaux 6 » qui peuplent les contes de Madame d’Aulnoy illus- trés par Marillier dans Le Cabinet des fées. D’autre part, cette sélection en quelque sorte imposée par l’occurrence de dessins dans l’anthologie appelle la terminologie associée au cycle des fiancés-animaux 7 sur laquelle nous nous appuierons pour développer notre propre analyse iconogra- phique, en nous concentrant sur les deux planches suivantes qui renvoient à la sous-catégorie du « fiancé-animal », représentative de « l’animalité néga- tive », pour reprendre la catégorisation proposée par Anne Defrance 8 : « Serpentin Vert » (Cat. 11, CDF 03-2) et « Le Prince Marcassin » (Cat. 15, CDF 04-3) 9. Nous tenterons de déterminer si les planches qui illustrent ces contes mettant en scène des héros-animaux issus d’une métamorphose procèdent d’une insertion 10 qui suggère autant qu’elle signifie ; en d’autres termes, pour reprendre le point d’articulation proposé par Alain-Marie Bassy, cette série de dessins animaliers serait-elle destinée à « produire des 5. Voir le deuxième chapitre de la troisième partie : A. Gaillard, Fables, mythes, contes, L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), 1996, p. 337-364. 6. Voir à ce sujet J. Bloch, art. cité, p. 138. Nous avons toutefois laissé de côté « La Chatte blanche » car, bien que ce conte soit représentatif de la question qui nous occupe — la métamor- phose —, il n’a pas été illustré par Marillier. 7. Br. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1979, p. 461-466. 8. Voir le deuxième chapitre de la deuxième partie, intitulé « Les animaux » : A. Defrance, Les contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698). L’imaginaire féminin à rebours de la tradition, 1998, p. 115-154. Dans le cadre de cet article, nous ne pourrons toutefois traiter en pro- fondeur, faute d’espace, des deux autres contes de Madame d’Aulnoy, illustrés par Marillier, qui renvoient plutôt à la catégorie de « l’animalité positive » : « La Biche au bois » (Cat. 12, CDF 03-3) qui appartient à la sous-catégorie de la « fiancée-animal » ; de même que « Le Pigeon et la Colombe » (Cat. 14, CDF 04-2), dans lequel les protagonistes métamorphosés optent définitivement pour la condition animale. 9. Nous suivons la numérotation du catalogue dressé par A. Belin dans : A. Zygel-Basso (dir.), Imager la Romancie. Dessins de Clément-Pierre Marillier pour Le Cabinet des fées et Les Voyages imaginaires (1785-1789), 2013, p. 453-458. Les dessins de Marillier pour Le Cabinet des fées (de même que pour les Voyages imaginaires) ont été mis en ligne par S. Lojkine sur la base de données Utpictura18 : < http://sites.univ-provence.fr/pictura/Presentation.php>. 10. Voir à ce propos J. Rousset, Passages, échanges et transpositions, 1990, p. 136. R 172 Les fiancés-animaux iLLustrés du Cabinet des fées effets plus violents et plus assurés que ceux du discours 11 », modifiant ainsi la trajectoire du texte, convoquant tant l’implicite que l’explicite ? Par ailleurs, il convient de replacer les planches qu’a proposées Marillier pour Le Cabinet des fées dans le contexte historique de l’illustration du genre. Comme l’a bien souligné A. Gaillard, déjà au xviie siècle, « l’adjonc- tion d’illustrations, de devises ou de commentaires (de moralités et d’expli- cations) transformait fables et contes en des sortes d’emblèmes, exhibant là encore l’aspect allégorique ou didactique des récits 12 ». Si Marillier pro- pose des dessins qui s’inscrivent au cœur de considérations poétiques, esthétiques, culturelles et éthiques propres à la fin du xviiie siècle — et donc sensiblement différentes de celles qui prévalaient au moment de la rédac- tion des contes —, il n’en reste pas moins que la « traduction 13 » à laquelle il s’adonne en tant qu’illustrateur participe d’une structure qui existait un siècle auparavant : le texte se trouve au centre d’un dispositif comprenant minimalement image, titre et moralité. Ainsi, il convient d’aborder les contes de Madame d’Aulnoy que Marillier a illustrés dans Le Cabinet des fées en considérant en arrière-plan une structure semblable à celle qu’avait établie Perrault : « […] une image liminaire […], suivie du conte et d’une ou plusieurs “Moralités” 14 », à la différence près que l’illustration ne sera pas placée en vignette au début du conte, mais bien insérée en pleine page à l’endroit correspondant approximativement au texte de la séquence repré- sentée, lui-même repris dans un cartouche situé au bas du dessin. Cet aspect est important dans la mesure où le choix (tant des contes illustrés que des épisodes représentés) a vraisemblablement été conditionné pour l’ensemble des volumes du Cabinet des fées par cette liste de légendes qui aurait été fournie à Marillier par l’éditeur 15, afin qu’il les place dans les cartouches. Il sera donc intéressant de tenter de déterminer si l’illustrateur semble avoir parcouru vaguement le texte, ou encore si sa « traduction » reflète une appréciation plus subversive du contexte plutôt qu’un simple redoublement de la morale 16 qui clôt les contes. Quoi qu’il en soit, il ne 11. A.-M. Bassy, art. cité, p. 153-154. 12. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 233 [souligné dans le texte]. 13. Pour de plus amples détails, on pourra consulter avec profit : A. Audy-Trottier et K. Gladu, « Le discours des éditeurs ou le rôle pédagogique de l’imagination : le Cabinet des fées et les Voyages imaginaires », dans A. Zygel-Basso (dir.), ouvr. cité, p. 125-144. 14. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 235. 15. Nous remercions A. Zygel-Basso pour nous avoir communiqué cette information. Bien que rien ne le prouve, il serait très étonnant que Marillier ait fait lui-même le choix (tant en ce qui a trait aux trois contes par volume à illustrer, qu’à celui des séquences à dessiner). 16. Il s’agit en fait, dans les contes de Madame d’Aulnoy, d’une condensation en une seule mora- lité de ce qui constituait par exemple chez Perrault un redoublement des moralités : premièrement, R 173 Swan Paradis s’agira pas tant de s’interroger sur le choix de la séquence représentée, que d’analyser de quelle manière Marillier a interprété le texte ou le contexte pour « traduire » sa vision des différents épisodes en lien avec la métamor- phose animale. métamorphose et animaux dans les illustrations du Cabinet des fées Il y a somme toute assez peu d’animaux représentés dans les dessins réalisés par Marillier pour Le Cabinet des fées, en regard de l’omniprésence de la gent animalière (réelle ou enchantée) animant la diégèse des contes, conformément à la « longue tradition narrative que l’on rencontre déjà dans les mythes antiques et les récits médiévaux 17 » : seulement 36 des quelque 125 planches (28 %) présentent une espèce animale — nous incluons ici les hybrides tels les centaures et les créatures mythologiques tels les dra- gons —, accompagnant presque invariablement un ou plusieurs protago- nistes à figure humaine (y compris fées, génies ou dieux). De plus, si l’on exclut une vingtaine d’illustrations où les animaux les plus convention- nels ne semblent avoir aucun rôle prépondérant dans le schéma actantiel, à tout le moins pour mériter le titre de héros animal — par exemple un cheval qui sert de monture (Cat. 75, « Mignonnette », CDF 24-3) ou un dromadaire qui porte les provisions (Cat. 119, « Histoire de Ravie la rési- gnée », CDF 40-2) —, il ne reste guère qu’environ 10 % des gravures qui proposent l’animal comme acteur principal 18. Enfin, nous n’avons repéré que cinq planches pouvant être associées à la question de la métamorphose animale (moins de 5 % de l’ensemble du Cabinet des fées) ; toutefois, hormis « Peau d’Âne » (Cat. 6, CDF 01-3), les quatre autres proviennent des contes de Madame d’Aulnoy, illustrant sans doute l’importance du thème chez l’auteure. En effet, rappelons que, pour des raisons essentiellement éco- nomiques, chacun des 41 volumes du Cabinet des fées ne comprend que trois gravures. Comme tous les contes de Madame d’Aulnoy (sauf « L’Île de la Félicité »), ainsi que leurs récits-cadres, occupent les volumes II à une « transition entre le récit et la leçon à proprement parler, [qui] reprend des éléments de l’his- toire », puis une seconde moralité de « portée plus générale » (A. Gaillard, ouvr. cité, p. 235). 17. V. Meunier, art. cité, p. 374. 18. Nous avons inclus dans ce décompte les deux planches présentant centaure ou centauresse, exemples emblématiques de la représentation de l’humanimalité dans les contes de fées (Cat. 18, La Tyrannie des Fées détruite, CDF 05-03 et Cat. 82, « Cinquième Veillée », CDF 27-1). Voir à ce sujet notre contribution : S. Paradis, « Signifier ou suggérer ? Sobriété d’une faune fabuleuse », dans A. Zygel-Basso (dir.), ouvr. cité, p. 345-372, et spécialement p. 359-360. R 174 Les fiancés-animaux iLLustrés du Cabinet des fées IV de l’anthologie, c’est donc dire que quatre des neuf contes illustrés convoquent la métamorphose animale. Il ne faut donc pas se fier à ce nombre relativement restreint, ou encore au fait que Marillier n’ait pas représenté certains autres contes emblématiques du phénomène de la métamorphose (par exemple « L’Oiseau bleu » ou « La Chatte blanche » de Madame d’Aulnoy dans les volumes II et IV, ou encore « La Belle et la Bête » de Madame de Villeneuve dans le volume XXVI) pour minimiser l’importance de ces planches dans l’économie de la poétique de la repré- sentation qui se déploie dans la série illustrée. Il s’agira donc de s’intéresser à la manière dont Marillier représente la métamorphose animale, notam- ment au « moment » qu’il choisit d’illustrer en regard de l’épisode textuel où s’insère la planche. Dans cette optique, il faut rappeler que la métamorphose animale, jus- tifiée ou non, joue une triple fonction narrative : pénitence — châtiment qui n’est jamais définitif (sauf lorsqu’il s’agit de punir un méchant, ce qui n’est pas le cas en ce qui a trait aux dessins que nous analyserons plus en détails) —, expression métaphorique des rapports entre l’homme et la femme, et dualité mi-humaine, mi-animale qui conduit à une réflexion plus large sur la nature et la société. S’il arrive parfois que les animaux « interviennent pour seconder le héros à travers ses épreuves ou contre l’ad- versité 19 » (« La Belle aux cheveux d’or » de Madame d’Aulnoy) ou encore, selon une tradition empruntée aux fabulistes, qu’ils tiennent le rôle d’un être humain (« Le Chat botté » de Perrault), Marillier semble plutôt avoir privilégié dans ses illustrations des séquences qui témoignent de la méta- morphose temporaire du protagoniste humain. Par ailleurs, du point de vue du schéma actantiel, l’animal se révèle d’une polyvalence remarquable, offrant « à l’imaginaire humain de multiples ressources pour représenter ses fantasmes, pour incarner ses peurs et ses désirs 20 ». Les illustrations de Marillier qui renvoient au phénomène de la métamorphose seront donc un lieu privilégié d’expression du symbolique parallèle à celui que l’on peut explorer grâce à l’analyse textuelle, d’autant plus que l’exploitation de ce thème permettait aux auteurs ou illustrateurs de convoquer des « sujets difficilement recevables ou dicibles […] : celui de l’androgyne, de traves- tissement, mais aussi de la souillure, de l’animalité ou encore du sabbat 21 ». L’analyse iconographique que nous proposons ne pourra évidemment pas faire l’économie de cette accélération temporelle qui sous-tend inexo- rablement tout passage d’une forme à une autre, depuis les Métamorphoses 19. V. Meunier, art. cité, p. 374. 20. A. Defrance, ouvr. cité, p. 116. 21. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 340. R 175 Swan Paradis d’Apulée, jusqu’aux contes de Madame d’Aulnoy que nous examinons ici, en passant par « Peau d’Âne » ou « Cendrillon ». Cette interruption du continuum temporel qui surgit en un éclair pose évidemment un pro- blème de taille pour l’illustrateur. En effet, s’il est possible de suggérer dans le texte la quasi, voire la complète simultanéité de deux états, si le « moment » de la transformation, sans être décrit, peut être énoncé sans évoquer aucun déroulement précis, on comprendra que les illustrations de Marillier — fort probablement générées, rappelons-le, par une légende redoublant un passage du texte mis en cartouche — ignorent le processus même (qu’il s’agisse du passage de l’humain à l’animal ou du retour à la forme humaine) qui, dans le texte, s’exprime de toute manière le plus sou- vent sans qu’il y ait vraiment trace d’un passage. Or, comme le souligne Aurélia Gaillard, « la vraie transformation n’a pas lieu lors de la métamor- phose, qui […] ne change pas la nature profonde des êtres, mais par la suite : c’est l’après-métamorphose, sa résorption, qui est le véritable acte de naissance 22 ». Il s’agira alors de voir comment ces illustrations où les animaux accompagnent les héros humains traduisent des moments « of high emotion or dramatic confrontation 23 » (« d’intense émotion ou d’af- frontement spectaculaire »), autrement dit, révèlent une « dramatisation en images […] où les scènes galantes avoisinent les scènes troublantes 24 ». Nous essaierons donc d’établir si Marillier arrive à dépasser la simple para- phrase, s’il invite le lecteur à imaginer les péripéties sans se limiter à la représentation fidèle d’une scène, en somme s’il parvient à passer du statut d’illustrateur à celui de « conteur bis 25 », tout en conservant « l’expression de la vitesse et de la stupeur 26 » qui s’avère un lieu commun du récit de méta- morphose, et ce, même si le processus de la transformation — « figure pourtant topique de la fiction féerique et riche de possibilités iconogra- phiques 27 » — n’est jamais représenté. Chose certaine, nous pouvons anti- ciper et proposer d’emblée que Marillier ne tablera donc pas sur le côté spectaculaire 28 auquel lecteurs et cinéphiles d’aujourd’hui ont été habitués, 22. Ibid., p. 353. 23. A. Lewis, Sensibility, reading and illustration. Spectacles and signs in Graffigny, Marivaux and Rousseau, 2009, p. 121. Ma traduction. 24. C. Picaud, « L’illustration du conte de fées », dans O. Piffault (dir.), ouvr. cité, p. 161. 25. Ibid., p. 158. 26. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 341. 27. C. Martin, « L’illustration du conte de fées (1697-1789) », CAIEF, no 57, 2005, p. 119. 28. Pour de nombreux exemples de toiles, enluminures ou gravures qui ont exploité, depuis le Moyen Âge, le côté spectaculaire du processus de métamorphose, voir M. Warner, Fantastic Metamorphoses, Other Worlds. Ways of Telling the Self, 2002. Pour un aperçu de la variété des illus- R 176 Les fiancés-animaux iLLustrés du Cabinet des fées qu’il s’agisse par exemple de l’illustration de Frédéric Clément pour « La Biche au bois », qui représente la princesse Désirée en pleine mutation 29, ou encore de cette scène magistrale dans le film La Belle et la Bête, produit par les studios Disney (1991), où la métamorphose montre « la continuité entre la Bête et le Prince » alors que « la Bête tournoie dans les airs se trans- formant à vue pour devenir le Prince de façon si convaincante que la Belle peut vraiment lui dire : “Oui ! c’est toi !” 30 ». En effet, si l’éditeur ou l’illus- trateur avaient voulu insister sur la métamorphose en action dans les contes de Madame d’Aulnoy, ils auraient probablement jeté leur dévolu, dans le volume II du Cabinet des fées, sur « L’Oiseau bleu », « un de ces rares textes où le moment de la métamorphose est un peu développé 31 ». Il ne faudrait cependant pas associer, peu s’en faut, cette relative sobriété à l’évacuation de toute « théâtralisation du fabuleux 32 » qui s’affiche en amont et en aval du retour à la forme humaine des fiancés-animaux, comme nous le ver- rons dans les deux cas de figure qui suivent. Le fiancé-animal métamorphosé : « serpentin Vert » entre l’explicite et le codage galant Dans le premier cas de figure que nous étudierons plus attentivement, le prince (Serpentin) a fait les frais d’une mauvaise fée (Magotine) — agent de la métamorphose — et subit l’animalité qui devient l’épreuve qu’il faut affronter avant de retrouver une forme humaine. Parallèlement, peu de temps après sa naissance, une des deux filles jumelles de la reine est trans- formée en « la plus laide créature du monde 33 » (CDF, III, p. 177) encore ici par la même « barbare petite fée » (CDF, III, p. 176) Magotine, parce que celle-ci n’avait pas été invitée, à l’instar de douze de ses consœurs, pour trations de contes de fées en général, du xviie siècle à nos jours, voir C. Picaud et O. Piffault, Contes de fées en images. Entre peur et enchantement, 2013. 29. Madame d’Aulnoy, L’oiseau bleu et autres contes, 1991. 30. L. Cheilan, « La Bête et le Prince dans quelques versions illustrées ou versions en images de La Belle et la Bête », dans J. Chiron et C. Seth (dir.), Marie Leprince de Beaumont. De l’éducation des filles à La Belle et la Bête, 2013, p. 184. 31. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 341. 32. Ibid., p. 239. 33. Les extraits des contes de Madame d’Aulnoy que nous citons (en modernisant l’orthographe) proviennent des volumes III et IV de l’édition suivante : C.-J. de Mayer (éd.), Le Cabinet des fées ou Collection des contes de fées, et autres contes merveilleux ornés de figures, Genève, Barde, Manget & Cie, à Paris chez Cuchet, 1785. Désormais, nous inscrirons les renvois à cette édition dans le texte, entre parenthèses, par l’acronyme CDF, suivi du numéro de volume en chiffres romains, puis du numéro de page(s) où se retrouve l’extrait cité. R 177 Swan Paradis douer les nouveau-nées. Les deux histoires se rejoignent à mi-parcours du conte pour atteindre un climax renvoyant à la moralité finale : la désobéis- sance de la princesse Laidronette — si « affreuse » qu’il était « impossible de la regarder » (CDF, III, p. 178) —, qui succombe au topos de la « curiosité fatale » (CDF, III, p. 201), ce qui aura comme conséquence de condamner son époux le roi Serpentin à recommencer sa pénitence, lui qui avait déjà purgé cinq des sept ans pendant lesquels il avait été métamorphosé. fig. 1. — « serpentin Vert » tiré du Cabinet des fées chez manget & cie, Genève, 1785. Collection privée. R 178 Les fiancés-animaux iLLustrés du Cabinet des fées Il s’agit précisément de la scène que Marillier a illustrée (Cat. 11, « Serpentin vert », CDF 03-2), selon un point de vue omniprésent dans les gravures du Cabinet des fées : « la théâtralisation des postures en fonction du “moment” choisi » qui révèle souvent « des motifs tels que l’effraction, la séduction et le dévoilement » 34, indiquant « l’instant à peine saisissable où l’univers bascule, où la chute est déjà présente sans avoir pourtant commencé 35 ». Que ce parti pris pour la théâtralisation d’un moment qui précède ici la fuite de Serpentin soit la résultante d’une recherche d’intensité drama- tique, ou, comme le propose Christophe Martin, la répétition d’un motif qui suggère des « menaces premières » ou des « craintes archaïques » 36 qui renverraient à une sorte de culture inconsciente de l’enfance, le constat est le même : Marillier joue à la fois sur deux tableaux. D’une part, il signifie en renvoyant le lecteur à des schémas anthropologiques de l’imaginaire reliés à cette naïveté, à cette violence enfouie dans l’enfance, et, d’autre part, il suggère également, en créant « un effet de distance » où « le cadre de l’image et la légende des gravures offrent le simulacre d’un tableau » 37. Inutile de trop insister ici sur les liens entre animalité et enfance, inscrits au cœur même de la métamorphose animale qui, dans la majorité des cas, renvoie au contexte pré-babélien des animaux humains parlants, permet- tant à la fois de gommer les différences entre humanité et animalité sans éveiller la censure, et d’établir clairement « l’équivalence entre enfance et animalité 38 ». En effet, comme dans la majorité des cas de métamorphose animale, Serpentin a conservé la capacité de raisonner, de même que la parole 39 grâce à laquelle il a charmé son épouse, et il ressent le corps qui lui a été attribué comme une prison, illustrant ainsi parfaitement « le passage d’une âme dans un autre corps : une métempsychose 40 » où l’humain devenu animal conserve son affect d’humain. Certes, la fonction didactique ou morale semble bien servie ici par le dessin — plus l’apparence extérieure 34. C. Martin, « L’émergence d’un nouvel objet de recherches : le roman illustré au xviiie siècle », dans P. Stewart et M. Delon (dir.), Le second triomphe du roman du xviii e siècle, 2009, p. 202. 35. C. Martin, « Dangereux Suppléments ». L’illustration du roman en France au xviii e siècle, 2005, p. xii. 36. C. Martin, « L’illustration du conte de fées (1697-1789) », art. cité, p. 123. 37. Ibid., p. 124. 38. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 324. 39. Voir à ce sujet M. Slater, « Les animaux parlants dans les Contes de fées de Mme d’Aulnoy », dans J. Perrot (dir.), Tricentenaire Charles Perrault. Les grands contes du xvii e siècle et leur fortune littéraire, 1998, p. 157-164. 40. A. Gaillard, ouvr. cité, p. 347. R 179
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