LES ESSAIS Michel de Montaigne LES ESSAIS Édition établie et présentée par Claude Pinganaud arléa 16, rue de l'Odéon, 75006 Paris arlea.fr En couverture : Michel de Montaigne© Document Roger-Viollet En frontispice : Page des Essais (exemplaire« de Bordeaux»), avec les corrections manuscrites de Montaigne ©Document Roger-Viollet ISBN 2-86959-594-8 © Octobre 2002-Arléa Il n'est qu'une erreur et qu'un crime : vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes. C'est une erreur que de détourner d'autres hommes de leur libre jugement, de leur volonté propre, et de leur imposer quelque chose qui n 'est pas en eux. Seuls agissent ainsi ceux qui ne respectent pas la liberté, et Montaigne n'a rien tant haï que la «frénésie», le forieux délire des dictateurs de l'esprit, qui veulent avec arrogance et vanité imposer au monde leurs « nouveautés » comme la seule et indiscutable vérité, et pour qui le sang de centaines de milliers d'hommes n'est rien pourvu que leur cause triomphe. Stefan Zweig Montaigne NOTE DE L'ÉDITEUR Bien que Montaigne prétende avoir écrit son livre « à peu d'hommes et à peu d'années», les Essais s'imposent aujourd'hui avec la même pertinence, la même force, la même « actualité >> qui, à leur parution, firent la renommée de l'auteur et de l'œuvre. Quel merveilleux projet cet homme a eu de se peindre ! Cette attentive et conti nuelle observation de soi-même, à laquelle, retiré dans sa bibliothèque, à Montaigne, il a passé «et la plupan des jours de [s]a vie, et la plupart des heures du jour», lui a donné loisir de tracer, pour les siècles qui en garderont longtemps la mémoire, le ponrait de l'homme universel. Pounant chacun, le lisant, croit voir se nouer des connivences, et finit même par soupçonner que l'auteur, lui offrant l'amitié d'une conversation à bâtons rompus, s'adresse à lui en paniculier. Éprouver de l'amitié pour l'auteur qu'on lit est chose émouvante qui ajoute, bien sûr, au plaisir de la lecture, mais, avec Les Essais, ce sentiment se trouve renforcé par l'aveu même de Montaigne : « S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resséante [sédentaire] ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des essais en chair et en os. » Montaigne nous convie à nous faire proprement les témoins de sa vie, car« [s]on métier et [s]on art, c'est vivre». Il se dévoile avec une sincérité proclamée dès l'avis au lecteur : «Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention [tffbrt] ni artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve [naturelle], autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce libené des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier et tout nu.» S'il ne ressent nulle gêne à révéler ses défauts, il revendique en revanche l'audace de mettre ses qualités en lumière, car «dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie». L'homme est tout entier dans son livre; il est son livre:« Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres. » Soucieux de remplir son rôle, d'être à sa place, sans envie, sans alarme, et d'accepter son destin, il nous confie que « notre grand et glorieux chef-d' œuvre, c'est vivre à propos». S'il cherche à connaître la constance qu'ont montrée les grandes âmes du passé devant la mon, c'est pour en tirer quelque leçon et les mettre à profit quand, à son tour, il passera ce cap. Car si la mort ne l'effraie pas, oui bien le mourir ! Œuvre unique d'un homme unique, Les Essais n'ont pris modèle sur aucun livre et n'ont jusqu'ici servi de modèle à aucun. Le dessein de l'auteur est de nous faire connaître quel homme il est. Il précise d'ailleurs au lecteur, dès l'avis qui ouvre Les Essais, qu'il n'a eu «nulle considération de [s]on service». Montaigne ne nous fait pas la leçon. Il n'est hanté d'aucun souci pédagogique : « Les autres forment l'homme ; je le récite, et en représente un paniculier bien mal formé, et lequel, si j'avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu'il n'est. » De par la fréquence des citations, le premier livre des Essais nous éclaire sur le titre même de l'ouvrage: c'est à partir des notations qu'il griffonne en marge des livres auxquels il fait « une charge ou deux », que Montaigne, aiguisant et sa manière et sa pensée, dérobe aux poètes et philosophes de l'Antiquité les centons qu'il incor pore peu à peu à son propos, comparant sa vie et les grands noms de son temps aux vies illustres qu'il admirera toujours -César, Pompée, Alexandre, Caton, Socrate, Épaminondas ... 8 LES ESSAIS De lecture en réflexion, de ravissement en étonnement, il prend conscience du projet qui l'occupera une grande partie de sa vie, et met au point cette construction originale, jamais imitée, qui consigne ses premières tentatives, ses premiers « essais ». Les chapitres du premier livre sont nombreux (cinquante-sept), plutôt courts, et embrassent des sujets très variés, sans ordre apparent, sans élection particulière. Certains commentateurs le considèrent comme un hommage à l'ami disparu, Étienne de La Boétie. Ce premier livre contient quelques essais parmi les plus originaux (cha pitre 19, «Qu'il ne faut juger de notre heur qu'après la mort»; 25, «Du pédan tisme»; 26, «De l'institution des enfants»; 28, «De l'amitié», et surtout 31, «Des cannibales », où Montaigne, avec humour et brio, règle son compte au racisme et à la peur de l'autre. Après qu'il a passé en revue les diverses écoles de l'Antiquité, ce qui le trouble, ce qui va devenir le fondement de sa pensée, de sa vraie philosophie (si le mot -et la chose- signifie bien «amour de la sagesse»), c'est que, parmi ces voix chères, assez fortes pour montrer à l'humanité les chemins pouvant lui donner accès au bien suprême, ce n'est pas raison d'opter pour l'une plus que pour l'autre. Peu ou prou, il les fait toutes siennes, mais en rejetant délibérément de chaque« secte>>-ainsi qu'il appelle ces écoles de la philosophie grecque- les idées qui ne sont que spéculations de rhétoricien, pour embrasser celles qui s'adressent au vivant, qui ont assez de force pour servir l'homme et l'aider à vivre. Sa vie durant, et au long des trois livres des Essais (dont la rédaction va durer plus de treize années, de 1572 à 1588) il confessera un penchant pour la secte qui, parce qu'elle doute de tout et du contraire de t~ut, lui semble au plus près de ses propres irrésolutions : le scepticisme pyrrhonien. A cet égard, le choix de sa devise est élo quent: le fameux« Que sais-je?», devise qu'il fait plus parlante encore grâce au dessin d'une balance aux plateaux en équilibre. Il ne laissera cependant jamais d'afficher pour Sénèque (l'auteur qu'après Plutarque il cite le plus souvent dans Les Essais) une grande tendresse, qu'il n'étend pas pour autant au stoïcisme en général. Le deuxième livre (trente-sept chapitres), où la figure du père, Pierre de Montaigne, est souvent évoquée, est construit autour du chapitre 12, l'« Apologie de Raymond Sebon », qui en occupe presque les deux tiers. Sont ici passés en revue les arguments de Sebon, théologien catalan d'expression latine, lequel, dans sa Théologie naturelle, ou Livre des créatures, que le père de Montaigne a demandé à son fils de lui traduire, a l'ambition de réconcilier foi et raison. Montaigne s'y montre lecteur diligent d'Augustin et des autres pères de l'Église. Mais s'il défend ouvertement le parti de Sebon, fortifiant même les arguments du théologien en leur incorporant les hypothèses et les concepts de la pensée grecque, il finit par distancer son auteur, nuance son propos et finalement revient au sujet qui le tient avant tous les autres et qu'il n'entend pas perdre de vue : Michel de Montaigne. Outre l'« Apologie», le deuxième livre renferme des essais importants, comme les chapitres 10, «Des livres»; 16, «De la gloire»; 32, «Défense de Sénèque et de Plutarque» ... Le troisième livre, enfin, avec ses chapitres sensiblement plus longs et moins nom breux que ceux des deux premiers (treize), est une revue des pratiques diverses que l'humanité a élaborées afin de sortir du chaos, mais passées au crible du jugement de Montaigne. Il ne s'agit plus ici de stoïcisme, d'académisme, de pyrrhonisme: il s'agit de Michel de Montaigne, un homme, «sujet merveilleusement divers et ondoyant». Si le premier livre est hommage à l'ami et le second au père, le troisième, sans nul doute, est un retour à l'étude de soi-même. Il illustre à la perfection le projet affirmé dans l'avis au lecteur des Essais:« Je suis moi-même la matière de mon livre ... ». Dans les purs joyaux que sont les chapitres 5 «Sur des vers de Virgile»; 6, «Des coches» ; NOTE DEL 'ÉDITEUR 9 9 «De la vanité>>; 12 «De la physionomie» et 13 «De l'expérience», la figure de Montaigne se fait à la fois plus nette, plus proche, plus amicale et plus sincère, et, au moment de refermer le livre, on n'est pas loin de s'oser croire familier d'un homme qui a eu le courage et la patience de se découvrir à nous, comme si cette introspection sans égale n'avait eu pour but que la recherche de compagnie et d'amitié. Depuis la publication des Essais, tous les dans et partis, toutes les sectes et factions ont couché Montaigne sur leur rôle. Les chrétiens voient toujours en lui le chrétien (les catholiques se réjouissent, bien sûr, de sa profession de foi affirmée et renouvelée, tandis que les protestants saluent l'homme de dialogue, l'esprit tolér~nt qui n'a pas manqué de dénoncer les abus, ni de condamner les crimes de l'Eglise). Ce qui n'empêche pas les athées, les agnostiques et tous les autres de trouver en ses idées matière à soutenir leur drapeau ... L'arène politique elle-même n'a pas manqué de le tirer à hue et à dia. Depuis toujours on le revendique partout, car il a su isoler en chaque camp les éclairs de bon sens au milieu de l'intolérance et du crime qui conduisent les hommes à leur perte. On l'a dit partisan de l'absolutisme éclairé, admirateur de la démocratie athénienne, soutien enthousiaste de la République romaine (sa passion pour César ne l'empêchant pas de lui préférer Pompée, ni de condamner les «fausses couleurs de quoi il [César] veut couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente [pernicieuse] ambition » : la confiscation de la république). On l'a cru démocrate convaincu, on l'a vu aristocrate élitiste, on l'a dit humaniste, universaliste (lui qui se méfie cependant de la « nouvel leté » et trouve que les meilleures lois sont celles sous lesquelles on naît). En fait, Montaigne ne fut que soumis - si un tel homme est susceptible d'avoir été soumis à quoi que ce fût- à la seule vérité, qu'il savait reconnaître et accueillir jusque dans les idées et les actes de son ennemi - tout comme il n'hésita pas à dénoncer l'erreur, le mensonge et le crime des siens, dénonciation qui, dans chaque camp, le rendit suspect d'être du parti de l'autre-« gibelin aux guelfes, aux gibelins guelfe». En tâchant de sauvegarder sa vie privée, le maire de Bordeaux a rempli ses fonctions, pendant deux mandats consécutifs, sans heurt ni éclat particulier, estimant que les magistratures qui n'éveillent ni troubles ni émotions sont douces aux administrés, même si elles ne signalent pas publiquement l'excellence des édiles. Après la vraie découverte que je fis des Essais, en 1974-grâc~ à la lecture d'un livre, Mes Contre-Poisons (Gallimard, 1974), dans lequel l'auteur, Etiemble, avait ras semblé, pour tordre le coup aux venins de l'époque, un petit nombre d'écrivains qu'il recommandait chaudement de lire (Montesquieu, Crébillon fils, le président de Brosses, le Voltaire du Dictionnaire philosophique, Senancour, Julien Benda), et au premier rang desquels il plaçait Montaigne -, j'ai sans relâche tenté, partout où il m'a été donné de le faire, d'inciter à la lecture de ce livre; mais dans le meilleur des cas je me suis entendu répondre que la lecture en était trop difficile, l'écriture illisible, et d'autres commentaires de cette veine. Il fallait donc intervenir sur le texte pour le rendre intelligible aux lecteurs de ce nouveau siècle, les « montagnistes » avertis disposant, eux, et depuis des siècles, d'éditions « en langue originale », savantes et glosées. Cette entreprise de permettre au plus grand nombre la lecture de Montaigne a pris trois formes en trois étapes. En 1992, l'édition des Essais en français moderne ; suivie, l'année 2002, par une anthologie, Le Meilleur des Essais, qui rassemble les pépites les plus étincelantes, recueillies au cours de nombreuses lectures. Enfin, dernière étape, la présente édition au format de poche, en un seul volume, dans une langue qui suit les règles d'ortho graphe et de ponctuation d'aujourd'hui, et où se manifeste une plus grande audace dans le rajeunissement de l'écriture.
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