Les dossiers X Ce que la Belgique ne devait pas savoir sur l’affaire Dutroux Deuxième impression: novembre 1999 Première impression: novembre 1999 Couverture: Zizó! Photo des auteurs: Gert Jochems Photocomposition: EPO Impression: EPO [0973J] Traductions: Olivier Taymans © 1999 Editions EPO, Editions Houtekiet et les auteurs Chaussée de Haecht 255 1030 Bruxelles - Belgique Tél: 32 (0)2/215.66.51 Fax: 32 (0)2/215.66.04 E-mail: [email protected] Lange Pastoorstraat 25-27 2600 Anvers - Belgique Tél: 32 (0)3/239.68.74 Fax: 32 (0)3/218.46.04 E-mail: [email protected] Isbn 2 87262 153 9 D 1999/2204/48 Mots clés: réseaux pédosexuels, fonctionnement de l’Etat, enquêtes judiciaires, justice, polices Vous êtes tellement nombreux à nous avoir aidé d’une manière ou d’une autre que nous ne pouvons plus vous compter. Mais, en particulier, nous voudrions dire merci à André, Anne, Anne- Carole, Anne-Marie, Ayfer, Bruno, Carine, Caspar, Christian, Christine, Claude, Daniel, Danny, Donatienne, Eddy, Elio, Els, Erwin, Filip, Flurk, Frans, Frans, Gaby, Guendalina, Hadewych, Hans, Hilde, Jan, Jan, Jean-Luc, Jean-Luc, Jean-Philippe, José, Laurent, Lieve, Loretta, Luc, Marc, Marc, Marcel, Marco, Marie-Noëlle, Michel, Michel, Mike, Monique, Paëlla, Patricia, Patrick, Paul, Pina, Pol, Raf, Regina, Rita, Ruf, Saskia, Serge, Tania, Theo, Tintin, Tiny, Veerle, Vero, Véronique, Walter, Werner, Willy, Yola, le couple de Zellik, Zoë,... Aux autres, nous le dirons de vive voix. Nous remercions tout particulièrement Olivier Taymans, qui a été pour ce livre bien plus qu’un traducteur et qui mérite d’ailleurs beaucoup plus que cette petite phrase. Merci également, et surtout, à tous les gens qui ont bien voulu prendre le temps de nous parler. Pour Tracy, Max et Juliette TABLE DES MATIERES 1. HIVER 1995 – Jean-Paul Raemaekers 1.1 Le procès d’assises 8 1.2 Un témoin fou très courtisé 20 1.3 Le curieux procès-verbal du commissaire Marnette 28 2. ETE 1996 – Marc Dutroux et Michel Nihoul 2.1 Michel Lelièvre 40 2.2 Bernard Weinstein 51 2.3 Michèle Martin 61 2.4 Marc Dutroux 74 2.5 Une famille flamande à Bertrix 88 2.6 Michel Nihoul 111 3. AUTOMNE 1996 – X1 apparaît 3.1 Premier contact 126 3.2 Premières auditions 131 3.3 L’enquête sur le meurtre de Carine Dellaert 147 3.4 «Elle s’appelait Kristien» 169 3.5 Deuxième audition sur «Kristien» 187 3.6 L’enquête sur le meurtre de Christine Van Hees 210 3.7 Le rapport oublié de la Sûreté de l’Etat 238 3.8 Le meurtre du camping à Oud-Heverlee 252 4. HIVER 1996 – Les fausses pistes 4.1 Le dossier Di Rupo 264 4.2 La perquisition Abrasax 269 4.3 Les grands travaux inutiles à Jumet 273 5. PRINTEMPS 1997 – Encore d’autres témoignages 5.1 Les péripéties du dossier Nathalie W. 302 5.2 X2, X3, X4, X69 et VM1 313 5.3 Les amies de X1 se souviennent 335 5.4 Un violeur en série 352 5.5 D’autres disparitions oubliées 361 5.6 Le meurtre de Katrien De Cuyper 372 6. 1997-1999 – Suite et conséquences 6.1 Premier rapport de relecture 390 6.2 Deuxième et troisième rapports de relecture 414 6.3 Les relations de Michel Nihoul 446 6.4 Quatrième rapport de relecture 464 6.5 Le faux dossier du parquet de Gand 484 6.6 Le juge Pignolet fait de l’excès de zèle 514 NOTE DES AUTEURS 526 NOTES 533 INDEX 567 «Perhaps it is better to be irresponsible and right than to be responsible and wrong» Winston Churchill CHAPITRE 1 Hiver 1995 Jean-Paul Raemaekers «Je vais mettre la machine en marche» Jean-Paul Raemaekers, 27 janvier 1995 Pour le public fidèle des cours d’assises, avide de passion et de drame, le spectacle risque d’être ennuyeux. Personne n’a été assassiné, ni enlevé, ni pris en otage. L’homme qui comparaît est pratiquement inconnu et il a avoué ce qu’on lui reproche. De plus, si quoi que ce soit de sensationnel devait survenir dans ce procès, cela se passerait à huis clos. Ce matin du 23 janvier 1995, les habitués des assises de Bruxelles se préparent à suivre des débats techniques et procéduriers sur la psychologie de l’accusé, des débats qui risquent de durer des journées entières. Sans surprise, la défense demande l’internement. De manière tout aussi prévisible, le procureur Raymond Loop plaidera en fin de semaine pour une peine exemplaire. L’accusé est Jean-Paul Raemaekers, quarante-cinq ans, Bruxellois. Il doit répondre du viol et de la torture de trois enfants: huit, neuf et dix ans. Les preuves sont convaincantes: neuf séquences qu’il a filmées lui-même en vidéo, où tout est clairement visible. Comme il a déjà été condamné en 1989 pour des faits identiques, l’issue du procès est facile à deviner. Les perspectives de Raemaekers s’assombrissent encore lorsqu’il s’avère, au premier jour du procès, que son avocat, le célèbre pénaliste Jean-Paul Dumont, ne sera pas présent à l’audience. Il s’est fait excuser et remplacer par ses confrères Marc Depaus et Patrick Gueuning. La défense semble déjà se résigner à une situation désespérée. Le seul qui a l’air de voir les choses sous un autre angle, c’est Jean-Paul Raemaekers lui-même. Il joue le petit-bourgeois au grand cœur qui, d’une bêtise, a gâché une vie jusqu’alors irréprochable. Il est rasé de près et sort de chez le coiffeur. Au début, il ne parle que lorsqu’on l’interroge. Quand il s’exprime, c’est avec pathos; il se perd en considérations lyriques tout à fait déplacées. Son débit est vertigineux. Il peut aussi prendre un ton d’excuse, presque de soumission. Ou pompeux: «Je ne veux rien cacher et j’entends jouer cartes sur table», répond-il à la première question de la présidente Karin Gerard. Oui, reconnaît-il, son orientation sexuelle est un problème particulièrement grave. Oui, lui aussi a visionné les films, mais dans un premier temps, il ne pouvait pas croire que c’était bien lui qui, en violant la petite fille, éclatait de rire à mesure qu’elle hurlait de douleur. Lorsque de telles choses se produisaient, il perdait complètement le contrôle de ses actes. «Pour compenser ma maladie, j’ai toujours tenté de faire le bien», dit-il en se complaisant dans le rôle du malade. «J’ai souvent fait des dons anonymes à des homes et des orphelinats.»1 Certains membres du jury somnolent déjà lorsque Karin Gerard aborde, en ce premier jour d’audience, le sujet inévitable: sa jeunesse. Une jeunesse triste, comme celle de presque tous les accusés d’assises. Raemaekers n’est pas le nom sous lequel il est né, le 25 juin 1949, premier enfant d’une certaine Rose Wattiez, d’Etterbeek. Mère célibataire, elle l’abandonne un an et demi plus tard à l’assistance publique à Bruxelles. Il apprend ses premiers mots à l’orphelinat. En 1954, il est adopté par Armand Raemaekers, un colonial à la tête d’une famille déjà nombreuse. Le petit Jean-Paul part vivre avec eux au Congo belge jusqu’à l’indépendance. De retour en Belgique, la famille place l’enfant, âgé maintenant de onze ans, en pension; il en est renvoyé à dix-sept pour faits de mœurs sur des camarades plus jeunes. «Elle m’a vendu pour 40.000 francs», fulmine l’accusé lorsque la juge Gerard prononce le nom de Rose Wattiez. Il n’estime pas davantage son père biologique. Selon l’acte d’accusation, il s’agit de François Deliens, évêque de l’Eglise gallicane à Liège. Un homme marié et père de cinq enfants. D’après Raemaekers, il faut y ajouter neuf enfants naturels, dont lui-même. Rose Wattiez l’a confirmé lors de l’instruction: Deliens est bien le père. Lorsque l’évêque est appelé à témoigner, il le nie avec force. Mais plus encore que l’évêque, il déteste sa famille adoptive: «C’est là qu’il faut chercher la cause», s’écrie-t-il. «Dans cette famille, je recevais plus de coups que de nourriture. Je souffre aujourd’hui encore de n’avoir jamais connu la chaleur d’un vrai foyer. A cause de ce qui est arrivé là, j’ai commencé à haïr les femmes. Je suis violent avec elles.» Ce ne sont pas des femmes que la présidente veut entendre parler, mais des enfants. «Je ne veux pas minimiser mes problèmes», déclare Raemaekers en se repliant sur son rôle. «Je recherche surtout la vérité.» «Ce n’est pourtant pas ce qui ressort de l’instruction», réplique la présidente. Les vidéos, qui pour l’accusation constituent les pièces à conviction, datent d’août 1992 à mars 1993. Pendant deux mois, Raemaekers a maintenu n’avoir aucun lien avec la production de ces enregistrements. Il a tout d’abord prétendu qu’il avait acheté ces cassettes et que c’était une simple coïncidence si le coupable lui ressemblait. Ce sont ses propres filles, âgées seulement de neuf et onze ans, qui ont reconnu, sur des photos extraites des vidéos, leurs camarades de classe Nancy P. et Nelly D.V. Nancy, dix ans, et Nelly, huit ans, sont deux demi-sœurs issues d’une famille défavorisée, dont la mère a fait la connaissance du gentil monsieur Raemaekers à la sortie de l’école. Il les a aidés, elle et son compagnon, à trouver un logement. Ils sont devenus bons amis. Nelly et Nancy allaient de temps en temps loger chez leurs amies le week-end. C’est là que tout s’est déroulé. «Je n’aurais jamais osé soupçonner Jean-Paul d’une chose pareille», déclare le père de Nancy. Nelly fournit une preuve matérielle aux enquêteurs: la chemise de nuit qu’elle portait lors des prises de vue. Selon Nancy, elles ont logé au moins une vingtaine de fois chez lui; selon Nelly, un peu plus de dix fois. Les enquêteurs apprennent que Nelly souffre de séquelles psychologiques, de dissociation. Elle a refoulé une partie des horribles souvenirs. Elle se met en rage chaque fois que quelqu’un tente de les lui rappeler. Les déclarations des fillettes concordent pour dire que Raemaekers agissait toujours seul. Dès que sa femme avait quitté la maison, il sortait sa caméra. Si les gamines se rebellaient, elles étaient battues sans la moindre pitié et Raemaekers menaçait de les emmener quelque part où ce serait encore beaucoup plus pénible que chez lui. Nancy est un jour rentrée chez elle avec un œil au beurre noir. Elle a raconté qu’elle s’était cognée dans une porte. Sa mère n’a pas cherché plus loin. Sur une des photos, on a également reconnu Angélique D.G., qui avait neuf ans lorsque, fin 1992, elle a dormi deux fois chez Raemaekers. Sa photo est extraite d’une séquence filmée qui dure quatorze minutes et cinq secondes. Les jurés visionnent la vidéo pendant le procès. Au début de la séquence, contrairement à Nancy et Nelly, Angélique n’a aucune idée de ce qui va arriver. Elle est joyeuse et souriante. L’instant suivant, affolée, elle hurle et appelle sa maman. Raemaekers la pénètre plusieurs fois et l’oblige à lui faire une fellation. A la fin de la torture, il lâche dans un rire gras: «Bon, on fera l’autre moitié demain.» L’appartement de Raemaekers, avenue Louise, à Bruxelles, est facilement identifié sur l’enregistrement. – Pourquoi enregistriez-vous ces scènes? – Il y avait beaucoup d’argent à gagner. On pouvait aussi échanger ces cassettes. – Avec qui? – Cela se passait dans un réseau de pédophilie très étendu, qui opère en Belgique, aux Pays- Bas et en Allemagne. Moi-même, je n’étais qu’un petit élément de ce réseau. – Qui étaient les autres? – Je ne souhaite pas faire de déclarations à ce sujet pour l’instant.2 L’après-midi, le premier témoin à venir à la barre est le juge d’instruction bruxellois Damien Vandermeersch. Il explique à la cour que c’est par hasard qu’on a découvert les bandes vidéo. C’était au mois de mai 1993. Quelques semaines plus tôt, son collègue Jean-Claude Van Espen avait lancé un mandat d’arrêt international contre Raemaekers, qui avait pris le large avec les millions que des investisseurs naïfs avaient confiés à PEFI, sa société bidon. Il avait pris la fuite en compagnie de son épouse, Régine Depeint, en direction des Pays-Bas. La police néerlandaise parvient à le retrouver le vendredi 21 mai à Rotterdam. Raemaekers est arrêté dans un hôtel alors qu’il est sur le point d’entamer des négociations pour reprendre un sex-shop local, comme l’apprend le contenu de sa mallette, qui contient également 2 millions de FB en liquide. Le même jour, une perquisition a lieu à son domicile, Dorpsweg, 198 A, à Rotterdam. Dans la maison, on met la main sur une quantité de papiers d’identité vierges, volés dans des maisons communales en Belgique et aux Pays-Bas, et sur des documents qui indiquent que Raemaekers est déjà propriétaire d’un bar à filles dans le quartier chaud de Rotterdam. C’est un enquêteur hollandais qui s’étonne de l’incroyable quantité de revues et de cassettes pornographiques stockées sur place. Elles sont étiquetées et classées avec la maniaquerie d’un philatéliste. L’enquêteur visionne une cassette, au hasard, et en reste sans voix: des enfants, le plus souvent asiatiques, parfois européens, sont violés par un sadique. La voix du sadique est familière aux enquêteurs belges. Le 24 mai 1993, Raemaekers est extradé vers la Belgique. A côté de l’instruction PEFI 3, un second dossier est ouvert au parquet de Bruxelles sous la direction du juge d’instruction Vandermeersch. Il ordonne immédiatement des perquisitions complémentaires. La prise la plus intéressante a lieu le 10 juin, lorsqu’on découvre encore 125 cassettes vidéos et quatre films à une seconde adresse de Raemaekers à Rotterdam. Quand il témoigne devant la cour d’assises, Damien Vandermeersch ne donne aucune indication sur le nombre total de cassettes découvertes chez Raemaekers. Selon l’acte d’accusation rédigé par l’avocat général Loop, seules neuf vidéos peuvent être utilisées comme pièces à conviction, sur lesquelles on a identifié à la fois la victime et le coupable. «C’est un bel exemple d’enquête où on sait pertinemment bien qu’on ne voit que la partie émergée de l’iceberg», se souvient plus tard un enquêteur de la BSR de Bruxelles. «Mais cette toute petite partie était si grave qu’elle pouvait suffire devant un tribunal. La Belgique est comme ça. Pragmatique. On ne va pas laisser l’enquête prendre des proportions colossales. On l’arrête dès qu’il y a assez de preuves pour obtenir la perpétuité pour le coupable. A Rotterdam, on a trouvé 4000 cassettes vidéo au total. Je m’en souviens très bien: c’est à cause de ces cassettes qu’on a dû louer deux camions pour rapatrier les saisies.» L’acte d’accusation décrit le contenu des neuf cassettes sélectionnées: «Le scénario était en général le même. Il filmait une petite fille en chemise de nuit qui commençait à se déshabiller. L’homme lui demandait de se coucher sur le lit ou sur une table. Elle devait écarter les jambes et ouvrir la bouche. Là-dessus, l’homme posait à l’aide de son sexe des actes de pénétration vaginale et orale, jusqu’à ce qu’il éjacule. La peur et la réticence des victimes étaient manifestes. Le coupable n’hésitait pas à les menacer. Il filmait lui-même le spectacle, dont il était à la fois metteur en scène et acteur. Il interrompait d’ailleurs régulièrement ses actes afin de mettre au point l’objectif de la caméra ou de changer l’angle de prise de vue.»4 Le procès n’éclairera pas vraiment la relation qui existe entre Jean-Paul Raemaekers et son épouse, Régine Depeint. Elle est administrateur délégué de PEFI et le mandat d’arrêt international la concernait autant que lui. Il apparaît rapidement que, tout comme les deux épouses précédentes de Raemaekers, elle souffrait beaucoup des accès de rage de l’accusé. Cependant, Vandermeersch estime qu’elle ne savait rien de sa personnalité cachée de pédophile. «L’accusé était furieux lorsqu’il a appris que nous lui avions montré les vidéos. C’était cependant nécessaire pour faire avancer l’enquête.» Le juge explique encore que «les premières auditions de Raemaekers ne se déroulaient pas comme sur des roulettes. Il refusait toute déclaration. Il était agressif et révolté.» Il faut attendre le 16 septembre 1993 pour que Raemaekers accepte de commencer à parler aux enquêteurs des cassettes vidéo. Ce qu’ils ont trouvé là, leur dit-il alors, n’est qu’une partie de sa collection. Avec les aveux viennent les allusions à des réseaux de pédophilie et à des clients haut placés. Dans le même temps, Raemaekers relativise de plus en plus son propre rôle. – Mais vous n’avez pas trouvé trace de complices? – Sur les bandes que nous avons pu visionner, il est seul. Il ressort d’ailleurs de ces images qu’il actionnait la caméra tout seul. – Il n’y avait pas d’autres adultes impliqués? – Non. Lors des interrogatoires, par contre, l’accusé a affirmé qu’il y en avait, à d’autres occasions similaires. Il a déclaré qu’il se trouvait dans une situation difficile, car il lui faudrait citer les noms d’un politicien et d’un officier supérieur de l’armée. Il nous a dit également qu’il avait participé avec ces deux messieurs à des parties fines à une adresse de l’avenue Franklin Roosevelt à Bruxelles. Selon lui, y participaient également un magistrat, un avocat et plusieurs membres du corps diplomatique. Sur le banc des accusés, Jean-Paul Raemaekers se balance nerveusement. Apparemment, il se soucie beaucoup de tout ce qu’on raconte sur lui, mais personne ne peut déduire de ses nombreuses grimaces s’il est d’accord ou non avec ce qui est dit. Les jurés, eux, en savent assez pour comprendre qu’ils auront à juger, à la fin de la semaine, un être abject. Ses bavardages sur des personnalités haut placées correspondent bien à l’image du raté qui cherche désespérément à se justifier. «Pour les enquêteurs, c’était une expérience terrible», poursuit Vandermeersch. «Nous étions en quelque sorte les témoins oculaires d’un crime atroce, répugnant. Tantôt la caméra était braquée sur la position de l’enfant vis-à-vis de son violeur, tantôt en gros plan sur le visage de la victime. Régulièrement, nous entendions que les enfants étaient battus pour les forcer à des actes sexuels. Sur l’une des bandes, nous l’avons entendu dire à une victime de cesser de pleurer. Il la menaçait de recommencer toute la scène s’il s’avérait que la qualité de l’image n’était pas assez bonne.» «La scène en question, explique le juge, a duré exactement vingt minutes et sept secondes.» Raemaekers force Nancy P. à lui faire une fellation et à avaler son sperme. Avant d’en arriver là, il lui crie dessus une fois de plus. «Il lui dit que c’est de sa faute si la caméra n’est pas orientée correctement et s’il faut tout recommencer le lendemain. Sur la bande, on entend la gamine dire merci quand il décide que c’est assez pour aujourd’hui. Ces enfants sont marqués à vie. Lors de l’instruction, j’ai rencontré la mère de l’une des trois petites filles. Elle m’a dit qu’elle avait le sentiment d’avoir perdu son enfant à jamais. J’ai tenté de parler à l’une des enfants, mais sans succès. On remarquera d’ailleurs que ces enfants n’ont jamais dit mot du cauchemar qu’ils ont vécu.» Le deuxième jour du procès, les experts prennent place à la barre. Dans un rapport écrit, rédigé conjointement le 6 mars 1994, les psychiatres bruxellois Crochelet et Delattre ont déjà expliqué leur pessimisme sur les chances de guérison de Jean-Paul Raemaekers. «La seule chose qui pourrait le motiver à se faire soigner, c’est la peur d’une sanction pénale», déclare le docteur Delattre. Les deux psychiatres estiment Raemaekers responsable de ses actes. C’est Raemaekers lui-même qui les a confortés dans cette opinion, par ses plaidoiries circonstanciées en faveur de l’internement. Il sait que c’est la seule façon pour lui de retrouver assez vite la liberté. «Pourtant, ce n’est pas un pédophile ordinaire», souligne Delattre. «Chez lui, la perversion sexuelle n’est qu’une facette d’un comportement psychopathe qui peut prendre diverses formes. Son comportement se caractérise par un besoin parfois hystérique d’entrer dans la peau d’un autre, de préférence quelqu’un d’important. Il le fait avec tellement de conviction qu’il finit par croire à ses propres mensonges. Toute sa vie a été placée sous le signe d’une aspiration profonde à cet autre moi, au respect.» Dans leur rapport, les psychiatres lui attribuent encore quelques caractéristiques frappantes: le théâtralisme, la mythomanie, la mégalomanie, la paranoïa, l’hystérie, le narcissisme, une impulsivité extrême, l’absence de toute forme de peur. Il y a, dans le rapport Crochelet-Delattre, une petite phrase qui aurait pu, si elle avait été remarquée à temps, faire économiser des dizaines de millions à l’Etat belge deux ans plus tard à Jumet. Elle est tirée d’un passage dans lequel les médecins tentent de prédire comment Jean-Paul Raemaekers évoluera au cours d’une longue incarcération. Il y a deux possibilités, écrivent-ils. Soit il s’effondrera psychiquement, soit «il se mettra en scène dans un rôle qui lui semble plus approprié aux circonstances du moment». Le troisième psy qui entre en scène est le médecin bruxellois Berger. Il était censé suivre Raemaekers après sa libération conditionnelle anticipée en 1991. «Mais personne ne m’a fait savoir à l’époque que j’avais affaire à un pédophile», témoigne Berger. Contrairement à ses deux confrères, Berger croit aux bienfaits de l’internement. Pour lui, le procès en lui-même est un élément important de la thérapie que devrait suivre Raemaekers. «Pour un mythomane comme lui, la pire punition est la confrontation ultime avec lui-même. C’est ce qui a lieu dans cette cour d’assises.» Le troisième jour du procès, ses trois ex-épouses témoignent. L’une après l’autre, elles brossent le portrait d’un prince charmant au départ séducteur et attentionné qui se transformait au fil des mois en tyran domestique obsessionnel. «Ses propres enfants, il les frappait souvent et fort, mais il ne les a jamais violés». C’est quasiment la seule note positive que Régine Depeint ajoute au tableau. Un moment, le public s’amuse, quand on apprend que Raemaekers se nommait pour l’une, Alexandre de Saligny et pour l’autre, Alexandre Hartway La Tour. Au troisième mariage, il a ajouté le nom de son épouse au sien. Il s’appelait alors Alexandre Jean-Paul Raemaekers de Peint. Il y a une constante: Jean-Paul Raemaekers aime se faire appeler Alexandre. Les conseillers laïques, qui visitaient Raemaekers en prison, ont ensuite la parole. «Il m’a raconté qu’il n’était qu’un petit rouage dans un réseau beaucoup plus grand», déclare l’un d’eux. «Il disait qu’il avait fourni des petites filles pour des parties fines auxquelles assistaient des personnages puissants et importants. Non, il n’a jamais cité de noms. Ce dont je me souviens, par contre, c’est qu’un beau jour, il a dit: “Si je parle, le pays éclate.”» Depuis le début de la semaine, Françoise de Saligny suit le déroulement du procès, jour après jour, avec la plus grande attention. Elle est attachée culturelle à l’ambassade de Finlande à Bruxelles, et jouit d’une certaine notoriété à Paris pour ses essais sur les beaux-arts. Françoise de Saligny n’est pas peu fière de ses origines. Son père a retracé l’arbre généalogique complet de la famille et est arrivé à la conclusion qu’elle est la dernière descendante de la lignée. A l’été 1987, un collègue lui met un journal sous le nez et lui demande si c’est d’un de ses parents dont on parle. Elle lit l’article avec un étonnement croissant: «Alexandre de Saligny est écrivain. Et, dit-il, fort connu en France. Mais le hasard l’a fait naître à Bruxelles et il a gardé pour la Belgique une fibre sensible. Ainsi donc, après avoir conquis la gloire à Paris, il entend s’imposer dans son pays et il profitait de la parution de son vingt-deuxième ouvrage pour se faire connaître du public belge. Il a donc tenu une conférence de presse à la Maison de la presse à Namur.»5 Madame de Saligny arrive à mettre la main sur un exemplaire du livre en question: Les anges se parlent. Elle tombe sur une série de vers ridicules qui parlent des «choses de la vie». Un feuillet volant est annexé: «Vous désirez publier un livre? Je vous aiderai. Vous souhaitez écrire un livre? Je l’écrirai pour vous.» Signé: Alexandre de Saligny. A la deuxième page, Françoise de Saligny s’arrête sur une première faute de français et appelle son avocat, Alain Berenboom. «C’est plus grave que vous ne l’imaginiez», lui dit-il quelques jours plus tard. Car «Alexandre de Saligny» collectionne les ennuis avec la justice.6 Dès son premier emploi de courtier en assurances, il a filé avec la première somme d’argent qui lui est tombée dans les mains. Il a écopé pour cela de quatre ans de prison le 8 mai 1979.7 En 1980, il est condamné trois fois. Le tribunal correctionnel de Bruges lui retire à vie son permis de conduire après un accident mortel de la route. Suivent, à Bruxelles, deux condamnations à quatre mois de prison ferme pour tentative d’extorsion de fonds et deux mois de prison ferme pour escroquerie. Dès 81, Raemaekers met à profit son tout premier congé pénitentiaire pour prendre la fuite en France. Avant de faire le chemin en sens inverse, cinq ans plus tard, pour échapper aux ennuis accumulés en France.8 Maître Berenboom achève de brosser le tableau à sa cliente avec une dernière condamnation, récente celle-là: le tribunal correctionnel de Namur l’a encore condamné pour escroquerie, le 5 juin 1987. Comment Raemaekers s’y prend-il pour échapper à la prison? C’est le mystère. Mais il est bel et bien libre et sa fausse identité ne lui sert même pas à se cacher de la justice. Sa photo est bien en vue au dos des petits livres qu’il édite et une courte biographie – gonflée de prix littéraires imaginaires – mentionne sa date de naissance et le nom de sa mère. A la même époque, en 1987, Jean-Paul Raemaekers occupe une maison de maître, avenue Paul Dejaer, à Saint-Gilles. Un quartier bourgeois aux maisons cossues du dix-neuvième siècle où atterrissent pas mal de quadragénaires divorcés qui refont leur vie. Raemaekers fréquente ce milieu où il passe pour écrivain, impresario, philosophe et maître d’échecs. D’un seul mot lâché ici et là, devant ses nouveaux amis, il laisse deviner sa noble ascendance. A d’autres, il affirme avec le plus grand sérieux qu’il est le fils de l’évêque de Liège. Raemaekers ne craint pas les contradictions. Dans toute cette comédie, une chose est vraie: Alexandre, comme il se fait bien sûr appeler, est effectivement de première force aux échecs. Certains de ses amis se souviennent: «Il aimait par- dessus tout les parties où il pouvait jouer contre plusieurs personnes en même temps; il menait sans problème neuf ou dix parties à la fois.» Les Editions Impériales d’Occident, créées par Raemaekers le 1er mars 1987, sont basées à Saint- Gilles, au 4 de la rue de Lombardie. La plupart des petits livres exposés à l’étalage ont Alexandre de Saligny pour auteur. Il n’y en a pas 401, comme il le prétend au dos des couvertures, mais plus d’une dizaine quand même. L’un d’eux reprend le texte d’un opéra, La Belle de Budapest. Un autre est une biographie de Rocco Di Quinto, un chanteur de charme italo-belge qui a connu quelques succès en Wallonie au début des années 80. On y apprend que Rocco Di Quinto a des relations plus qu’amicales avec ses choristes mineures. Il met même l’une d’elles enceinte. «La nouvelle législation en matière de travail des enfants menace la carrière pourtant prometteuse de Rocco Di Quinto», écrit Alexandre de Saligny.9 A mesure que Françoise de Saligny se renseigne plus avant sur l’homme qui lui a volé son nom, le mystère s’épaissit. Il possède trois voitures flambant neuves: une Jaguar et deux Porsche. Dans les cafés de Saint-Gilles, il agite de grosses liasses de billets. Il voyage constamment. «Pour affaires». Le 13 octobre 1988, l’avenue Paul Dejaer sursaute: la brigade des mœurs de la police judiciaire de Bruxelles prend une maison d’assaut. La porte est enfoncée. Un mégaphone assourdit la rue pendant qu’on arrête le suspect qui se cache dans une penderie à l’étage. Il a fallu une semaine de planque pour mener à bien l’opération. Raemaekers, tuyauté, avait pris la fuite aux Pays-Bas. Il est rentré au bout d’une semaine, estimant, à tort, que tout danger était écarté. Françoise de Saligny lit l’affaire dans le journal. Raemaekers est accusé de viols multiples sur la personne d’Isabelle L., une petite fille de onze ans. En août 1988, il persuade ses parents qu’elle a une «voix en or» et qu’elle doit d’urgence enregistrer un 45 tours. De préférence à Manille, où les studios d’enregistrement sont «tellement bon marché». Il monte si bien la tête aux parents qu’il leur fait investir 205.000 FB dans le projet. Depuis Manille, il convainc le brave papa de verser encore 250.000 FB par virement postal. C’est que la petite Isabelle a fait si forte impression sur les patrons du showbiz local qu’il est maintenant question d’un 33 tours! Isabelle passe quarante et un jours aux Philippines en compagnie de son «impresario». Elle y fait de nombreux enregistrements, qui n’ont rien à voir avec la chanson. Il n’y a qu’une caméra vidéo, fixée sur un pied, au beau milieu d’une chambre d’hôtel.10 Au cours de l’instruction de 1988, on découvre encore que, dans les semaines qui ont précédé son arrestation, Raemaekers était entièrement absorbé par la création d’une ASBL appelée SOS Enfants en Détresse. Son intention était de liquider sa librairie pour transformer les lieux en maison d’accueil pour enfants en difficulté. On s’aperçoit aussi qu’il a été, pendant toute l’année 1986, le tuteur officieux d’une jeune fille de treize ans, dont la mère, une marginale de Charleroi, ne voulait plus. Sylviane B., qui habitait chez Raemaekers, raconte qu’elle était maltraitée et violée. «Lors des viols, il me ligotait», explique-t-elle. Personne ne la croit. Pas même sa mère. Pas même lorsque le nom de Raemaekers, accusé de pédophilie, s’étale dans la presse. «Elle invente» affirme la mère aux enquêteurs. Le témoignage de Sylviane B. en est resté là. Sans suite. Aujourd’hui encore. Le 7 juin 1989, Raemaekers est finalement condamné pour usurpation d’identité, suite à la plainte déposée par Françoise de Saligny. Il lui est interdit à jamais d’utiliser son cher pseudonyme.11 Moins de trois semaines plus tard suit une nouvelle condamnation. Le témoignage d’Isabelle L. sur ce qui s’est passé à Manille le fait condamner à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Raemaekers a nié l’évidence pendant tout le procès. «Elle ment, affirme- t-il, jamais je ne l’ai pénétrée et jamais je ne l’ai forcée à me faire de fellation.» Quatre ans plus tard, lors les perquisitions de Rotterdam, les enquêteurs découvriront la cassette sur laquelle on voit qu’Isabelle a dit la vérité. Et qu’un autre enfant a été maltraité à Manille. Une petite Philippine qu’on ne prendra pas la peine d’identifier.12