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L’ère du temps : Modernité capitaliste et aliénation temporelle PDF

196 Pages·2017·1.31 MB·French
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La collection «Humanités», dirigée par Jean-François Filion, prolonge dans le domaine des sciences l’attachement de Lux à la pensée critique et à l’histoire sociale et politique. Cette collection poursuit un projet qui a donné les meilleurs fruits des sciences humaines, celui d’aborder la pensée là où elle est vivante, dans les œuvres de la liberté et de l’esprit que sont les cultures, les civilisations et les institutions. © Koninklijke Brill NV, Leyde, Pays-Bas Titre original: Time, Capitalism and Alienation: A Socio- Historical Inquiry into the Making of Modern Time © Lux Éditeur, 2017, pour la traduction française www.luxediteur.com Dépôt légal: 1er trimestre 2017 Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec ISBN (papier): 978-2-89596-210-6 ISBN (pdf): 978-2-89596-906-8 ISBN (epub): 978-2-89596-706-4 Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition, ainsi que du Programme national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la «Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018: éducation, immigration, communautés», pour nos activités de traduction. I N T R O D U C T I O N Le paradoxe des temps modernes N OUS VIVONS DES TEMPS ÉTRANGES, et étrange est notre rapport au temps. Plus nous le mesurons et l’organisons, moins nous semblons le contrôler. Ce paradoxe fondamental est d’une actualité criante. Tout au long de l’histoire, l’humanité s’est orientée essentiellement grâce aux mouvements célestes, mais nos sociétés modernes ont besoin d’une précision temporelle bien supérieure à ce que peut offrir cette perspective géocentrique. Parallèlement à l’émergence d’une forme historiquement unique de temps abstrait, un long processus social de quantification et de rationalisation du temps a mené à un changement de paradigme dans l’histoire des systèmes et des unités de temps: le référent naturel de nos catégories de temps social est passé de la voûte céleste au monde subatomique. Nous sommes loin de l’époque où, pour marquer le temps, on plantait des bâtons dans le sol, on observait la lumière ou encore on mesurait les ombres projetées. Désormais, des horloges atomiques hi-tech mesurent la seconde (officiellement 9 192 631 770 oscillations d’un atome de césium) avec une précision supérieure à un cent-trillionième. Et ce sont ces horloges qui fondent notre système de temps, celui qui structure nos vies et nos activités à un degré sans précédent. Pourtant, le temps nous apparaît comme cette force absolue qui agit indépendamment de notre volonté. Le passage du ciel à l’atome témoigne bien du changement des systèmes de temps. Mais comment expliquer ce changement? Une année, un jour, une heure – ne s’agit-il pas là de catégories objectives neutres fondées sur des processus célestes? Après tout, le soleil se lève puis se couche, la lune a ses phases, les saisons se suivent à intervalles réguliers et la Terre tourne autour du Soleil en une année. Les unités de temps semblent n’être que le simple reflet de processus célestes. Ces processus n’ont pas changé. Alors, qu’est-ce qui a rendu le ciel inapte à définir notre ordre temporel contemporain, alors qu’il avait parfaitement fait l’affaire jusque-là? Inversons la question. Se peut-il que les sociétés aient changé et que ces changements sociaux aient transformé le temps lui-même? Si tel est le cas, nos catégories de temps ne sont-elles pas alors des artéfacts sociaux? Il est vrai que le caractère «non naturel» des unités de temps est, d’une certaine façon, contre-intuitif. Pourtant, les limites des définitions «naturelles» de l’unité de temps «jour», par exemple, sont aujourd’hui bien connues. Elles découlent pour la plupart de l’imprécision des processus célestes et terrestres naturels dont on pourrait se servir pour le mesurer. Cela vaut la peine d’y réfléchir. Qu’est-ce qu’un jour? Comment devrait-on le mesurer? Devrait-on utiliser la rotation complète de la Terre relativement aux étoiles lointaines (jour sidéral) ou relativement au Soleil (jour solaire)? Ces deux mesures présentent jusqu’à quatre minutes de différence. Et puis, il y a le problème de la vitesse de rotation de la Terre, qui n’est pas uniforme mais irrégulière et, de façon générale, légèrement décroissante. Plusieurs facteurs en sont la cause: les effets de la Lune sur les marées, la répartition de l’air et de l’eau à la surface de la Terre, qui tend à faire accélérer sa rotation en hiver et à la faire ralentir au printemps. À cela il faut ajouter le mouvement des pôles, qui bougent de quelques mètres par année, entre autres. Toutefois, pendant presque toute l’histoire humaine, la nature des besoins temporels des sociétés a fait en sorte qu’elles ont pu utiliser différentes définitions d’un «jour» sans pâtir de ces imprécisions. Le jour est resté la principale unité dans la plupart des systèmes de temps, avec quelques autres unités de temps plus courtes qui en découlaient. Le changement a officiellement eu lieu en 1967, quand le besoin accru de précision dans nos pratiques temporelles modernes a rendu évidentes les imprécisions de la catégorie «jour». Dès lors, c’est la «seconde» qui est devenue l’unité de temps fondamentale – alors que pendant la plus grande partie de son histoire elle n’avait été qu’une fraction d’autres unités de temps (1/60 minute, 1/3 600 heure, 1/86 400 jour). En tant qu’unité de temps principale, à partir de laquelle on dérive les autres, il fallait lui trouver une base dans un processus naturel. Ou, autrement dit, il fallait attribuer à un processus naturel la signification d’une durée d’une seconde. Sont alors entrés en scène l’atome de césium et le nombre d’oscillations entre les deux niveaux hyperfins de son état fondamental. D’évidence, ce processus n’a pas plus d’importance pour l’état de l’Univers que n’importe quel autre. Mais il a acquis une signification humaine essentielle, car il peut conserver la durée constante de notre définition d’une seconde[1]. Nous vivons des temps étranges et notre temps nous est étranger. Nous réglons nos vies suivant un ordre temporel rationnel, impersonnel et extrêmement précis, mais les expériences concrètes de notre temporalité vécue semblent souvent déphasées par rapport au caractère abstrait de notre régime de temps social basé sur le temps horloge. Il semble que notre obsession de vouloir économiser, mesurer et organiser le temps va de pair avec notre aliénation temporelle. Ce livre veut examiner les sources de ce paradoxe des temps modernes, qui pourraient bien se trouver dans des processus historiques reproduisant l’abstraction du temps, plutôt que dans le récent passage du cosmos à l’atome. D ÉFIS ET PROBLÈMES Ce n’est pas le seul paradoxe que rencontrent les recherches sur le temps. En vérité, toute recherche sur ce thème doit se frayer un chemin à travers ce défi pour la pensée: le temps est à la fois un des thèmes les plus vastes et les plus riches qui soient, mais aussi un des plus insaisissables. Il semble être partout une caractéristique fondamentale de l’existence même, qu’elle soit humaine, sociale ou naturelle. Le temps concerne chaque phénomène, y compris la pensée; il est «partout», comme l’a dit Aristote. Il est aussi, après tout, le nom le plus commun de la langue. Or cette omniprésence fait justement qu’il est presque impossible d’en trouver la trace, de le saisir, de l’isoler et de le ramener à une définition qui dépasse le sens commun. Il demeure obstinément insaisissable dès que l’on tente de le conceptualiser. Augustin d’Hippone, qui l’a longuement étudié, notait un paradoxe similaire[2]. Peut-être cela a-t-il à voir avec le fait que le temps n’est pas une chose[3], mais plutôt un ensemble de processus qui défient la pensée conceptuelle courante par leur complexité et par leur temporalité même[4]? J’aimerais croire qu’il y a de la lumière au bout du tunnel et qu’il est possible de dire des choses significatives au sujet du temps. Si l’on veut obtenir des résultats probants, il faut commencer par prendre position sur des questions d’ordre général afin de délimiter la portée heuristique de l’étude qu’on s’apprête à faire et – espérons-le – de réduire le risque de tomber dans les pièges métaphysiques qui la guettent à coup sûr. En ce sens, de brèves remarques préliminaires seront utiles, les unes au sujet du concept même de temps, les autres sur la nature de notre recherche critique et son point de vue sur le temps en tant qu’objet d’étude. Ce livre soutient que le temps est un phénomène social. Cela signifie que toute idée ou expérience du temps comprend une série de déterminations et de médiations sociales. Les vies humaines et la vie sociale ne se déroulent pas dans le temps; elles font et sont faites par le temps. Le temps est produit par et dans les pratiques sociales, et les systèmes de temps ainsi que l’architecture des relations temporelles varient d’une société ou d’une période historique à une autre. Comme les conceptions et les pratiques du temps prennent racine dans les pratiques sociales, il faut les contextualiser socialement et historiquement. Le temps lui-même a une histoire. De même, les dichotomies entre le temps naturel et le temps subjectif ou expérientiel, ou entre le temps naturel et social, qui structurent nombre de discussions théoriques sur le sujet, sont pour la plupart stériles. Je m’efforce au contraire de faire un exposé synthétique du temps social dans lequel les groupes humains se reproduisent et développent des conceptions et des pratiques du temps, de telle façon que, dans l’expérience humaine, le temps naturel est toujours déjà socialement médiatisé. Le temps social renferme toujours une multiplicité de phénomènes temporels naturels et individuels, et le temps subjectif est médiatisé simultanément par l’expérience sociale et naturelle et la constitution des êtres humains. Chaque société (re)produit des configurations fondamentales de relations sociales au temps et de relations sociales de temps. C’est le cas au niveau économique, comme le dit Tombazos, pour qui «chaque organisation économique est donc une organisation de temps[5]», mais aussi, plus largement, au niveau où les structures et relations sociales comprennent et produisent des structures et relations temporelles. Quand les sociétés changent, les relations temporelles changent aussi. Selon Barbara Adam, «chaque époque historique, avec ses nouvelles formes d’expressions socioéconomiques, restructure ses relations sociales temporelles[6]». Ce qui est intéressant ici, ce sont ces relations entre l’organisation sociale des activités primordiales des sociétés humaines et leurs conceptions et pratiques du temps. Comment ces relations se construisent- elles et se reproduisent-elles? Selon quelle(s) logique(s) sociale(s) les relations temporelles s’organisent-elles? De quelles façons et jusqu’à quel point les relations de pouvoir et de propriété interagissent-elles avec les conceptions et pratiques temporelles? Plus spécifiquement, ce livre examine la relation entre le temps et le capitalisme: il cherche à esquisser quelques-unes des caractéristiques du mode de temps social capitaliste et à examiner comment les processus capitalistes de formation et d’appropriation de la valeur affectent ou construisent une relation historiquement spécifique entre une forme de temps «abstrait» (connue sous le vocable de «temps horloge») et les temps «concrets» (notion détaillée au chapitre 3). Pour ce faire, on ne doit pas seulement examiner les relations fonctionnelles et théoriques entre le capitalisme et le temps, mais aussi historiciser les relations de temps et les régimes de temps eux-mêmes. Faire un détour dans l’histoire des horloges et du temps horloge devient donc un passage obligé pour toute analyse du temps et du capitalisme. Le temps est donc social et, par conséquent, le temps est aussi politique. Dès lors s’impose une critique déréificatrice: le temps n’est pas une chose, un objet naturel ou une particularité neutre (donnée, anhistorique et asociale) universelle de la conscience humaine; c’est plutôt un foyer de lutte à propos du sens et des pratiques, et, à ce titre, il peut fonctionner comme un puissant outil politique et idéologique. Traiter le temps comme une chose universelle, naturelle, comme un donné objectif non malléable ou comme une succession abstraite et linéaire de vides quantifiés tend à nier les capacités temporelles et les pouvoirs de détermination du temps des humains. Si les gens ne peuvent pas influencer le temps, ils semblent ne pas pouvoir influencer l’histoire, et les transformations politiques et historiques sont dissociées de l’action humaine. Peter Osborne parle d’une «politique du temps»: Je parle d’une «politique du temps»; en fait, de toute politique puisque les luttes à propos de l’expérience du temps y jouent un rôle central. Comment les pratiques dans lesquelles nous nous engageons structurent-elles et produisent-elles, rendent-elles possibles ou déforment-elles la possibilité de différents sens du temps? Quels types d’expérience historique rendent-elles possibles ou empêchent- elles? De quels futurs nous assurent-elles? C’est à ces questions qu’une politique du temps devrait s’intéresser, interrogeant les structures temporelles sur les possibilités qu’elles encodent ou qu’elles saisissent, selon des modes temporels spécifiques[7]. Ces réflexions sur la politique du temps tissent en grande partie la trame de ce livre. Maintenant, quelques brèves remarques concernant le champ des recherches critiques sur le temps. L’hégémonie du temps horloge a été si importante dans les pratiques temporelles du monde occidental moderne que, pour y échapper, les recherches critiques plus récentes se sont concentrées sur la multiplicité du temps ou sur les temps dits marginalisés. On a même pu lire que traiter du temps horloge comme d’un temps économique était obsolète ou dépassé, qu’il faudrait maintenant réfléchir plus explicitement aux expériences temporelles marginalisées[8]. En ce qui concerne la «voix» des temps marginalisés, le problème peut être formulé ainsi: ce livre étudie principalement (mais pas seulement) le temps abstrait capitaliste; c’est donc au risque de sous-estimer ou même d’occulter la richesse des temps sociaux ou d’ignorer les pratiques

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