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L'émergence du mouvement des jeunes Noirs contre le racisme PDF

17 Pages·2016·0.1 MB·French
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L’émergence du mouvement des jeunes Noirs contre le racisme en Tunisie après la révolution du 14 janvier 2011 Mansour HAMROUNI Maha ABDELHAMID Seules les causes humanitaires justes et légitimes ne se laissent pas bâillonner ni étouffer, et ce sont ces causes-là, que ceux qui prétendent ne traiter que des « sujets importants » entendant par là même flatter leur ego déjà surdimensionné, ou qui ignorent délibérément les valeurs humanistes et la dimension humaine, ont justement du mal à comprendre. On constate ainsi que depuis que se sont répandues différentes formes de distinction et de discrimination entre les êtres humains sur le fondement de la croyance, du sexe, des origines, de la couleur de peau, de l’ascendance, de la richesse ou de l’origine géographique, certains se sont évertués à mettre l’affaire sous le boisseau. D’autres, en revanche, s’empressent de conforter cet état de fait en le banalisant dans un premier temps, en en faisant un phénomène de société répandu, invoquant le « poids des traditions », la « coutume », la « constance des attitudes sociales », pour dans un second temps œuvrer à susciter un climat collectif psychologique et intellectuel voulant que ces mêmes attitudes soient des fantasmes et des élucubrations. Le simple fait de s’interroger sur leur légitimité et sur leur caractère rationnel revient dès lors à enfreindre un tabou et à porter atteinte au patrimoine commun, lequel est à son tour porté au pinacle et sacralisé. Or, ce qu’il y a de notable dans toute cette affaire, c’est qu’on ne peut s’empêcher d’être frappé de constater que la victime, la partie lésée par ces attitudes et ces comportements, s’adapte à son tour et se plie à cet état de fait complexe ou à cette situation non pas naturelle, mais créée de toute pièce. C’est ce qui nous amènera forcément à caractériser cet écart et cette séparation entre les deux parties en présence, en leur donnant ci-après des dénominations courantes telles que « ségrégation sociale », « discrimination » et « racisme ». Le racisme, comme on le sait, est un état d’esprit avant d’être des attitudes sociales et des comportements sociaux. En tant que débâcle éthique ainsi que naufrage humain, d’aucuns le considèrent comme un désagrément passager fait d’agressions racistes à un moment de décompensation, comme quelque chose de furtif. Or, le racisme a à la vérité une portée qui va bien au-delà de semblables bouffées, de ces dérapages verbaux dont on nous dit qu’ils ne font que passer : il s’ancre en se répandant largement et en s’enracinant profondément, se glissant jusque dans les moindres détails au niveau de l’instruction et de l’éducation, des habitudes, du patrimoine culturel, avec une absence aussi remarquable que complète de toute qualification sociale, de tout intérêt de la part des médias comme des législations, avec pour conséquence différentes expressions, différentes attitudes et différents comportements qui nous amènent à nous intéresser en premier lieu à la véritable image des Noirs dans l’imaginaire collectif arabe et dans la représentation sociale arabe. 613 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Face à tout cela, je ne me lasserai pas de répéter : qu’on ne brandisse pas comme dans un réflexe pavlovien le vain argument des démagogues d’arrière-garde et sans discernement aucun, qu’Allah a dit dans le Saint Coran, ou par l’intermédiaire de Son Prophète, que « l’Arabe n’est en rien supérieur au non-Arabe », que « l’un ne saurait l’emporter sur l’autre que par sa piété » – on relèvera au passage que ces gens-là classent les Arabes noirs dans la catégorie des non-Arabes, ou qu’ils ont été conditionnés à le faire, ce qui n’a rien d’étonnant… –, que « les hommes sont égaux comme les dents d’un peigne », que « le plus noble d’entre vous aux yeux d’Allah, c’est le plus pieux », argument qu’on entend systématiquement lorsque des racistes amènent le débat sur le terrain de la supériorité de l’Arabe. Et je ne parle même pas des tribunes hypocrites, des plumes complaisantes, des témoignages concordants à l’effet que chez nous, le racisme n’existe que dans l’imagination des Noirs du monde arabe – et plus particulièrement ceux du Maghreb – qui, prenant leurs fantasmes pour des réalités, prétendent qu’il y a du racisme… Et je ne parle même pas de ceux qui vous sortent laborieusement quelques termes de droit avant de s’emporter lamentablement, dissipant tout espoir d’un reste de sens civique et de conscience humaine qui dans un sursaut, sait-on jamais, briserait le cercle du déni, de la minimisation, de la dénégation, des demi-concessions dans lesquelles les Arabes excellent, eux les descendants de Ya’rab, qui n’ont à la bouche que la lignée, l’ascendance, le pédigrée, la filiation, la généalogie, la naissance, le rang, le nom, la fortune, la famille, les honneurs, la grandeur… Mais qu’importe la noirceur de la peau ? N’est-ce pas la couleur de Bilal, le Compagnon de la première heure du Prophète ? Regardez donc la moitié du monde arabe : vous y verrez que la caractéristique la plus marquante du tableau actuel c’est la division, la fragmentation, le morcellement, l’éclatement, la dispersion. Vous pourrez alors prétendre que vous commencez d’entrevoir les raisons de notre silence, nous, la cohorte des Noirs, la multitude des nègres, nous dont le droit est nié, nous dont la dignité est bafouée, nous dont la citoyenneté est confisquée… Nous sommes enferrés dans cet impensé arabe, prisonniers de cette situation inextricable pour la conscience arabe, et nous en sommes le fruit, nous sommes le produit de ce peuple, de ses problématiques, de ses traits propres, de ce qu’il engendre. Ce peuple qui est déchiré entre la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Soudan, la Syrie, le Liban, l’Irak, le Yémen, Bahreïn, et… la Palestine… Nous aussi, nous sommes à l’image de ces dromadaires arabes taciturnes qui endurent tout, consentent à tout, acceptent tout, courbent l’échine, s’agenouillent, sont résignés, soumis, déférents, presque serviles et bas… Les Noirs ont accepté de se taire, ils ont fait du silence leur mode paradigmatique d’expression et de protestation muette contre la réalité « chromatique » infâme à laquelle ils sont confrontés… Les Noirs comme les Blancs ont accepté de se taire face à une réalité et à une situation honteuses à l’échelle du pays tout entier… Ce silence-ci procède de ce silence-là, et notre soumission quand il est question de notre cause procédait de leur soumission et de notre soumission à la fois lorsqu’il s’agissait de la cause nationale, cause supérieure et bien plus importante… 614 La cause nationale importe plus que toute autre cause, et notre silence à nous, les Noirs, s’agissant de la cause nationale, est une réponse à cette grande question qui nous taraude : « Quel secret y a-t-il derrière ce silence ? » « Que cache tout ce silence ? » « Pourquoi les Noirs donnent-ils l’impression d’être si peu nombreux à s’impliquer dans les affaires de la nation ? » Comment pouvons-nous attendre de la nation qu’elle nous soutienne alors que c’est à peine si on nous voit, alors qu’on nous entend à peine, sur les affaires du pays ! En mon for intérieur, une voix hurle, elle ne cesse de crier aux Noirs : « C’est ça, continuez de vous taire comme si la nation était l’affaire des autres ! Notre cause va elle aussi devenir bientôt la cause des autres. » Qu’en est-il du racisme sur le territoire tunisien ? La situation en Tunisie À première vue, le racisme au sein de la société tunisienne semble être une attitude non explicite. Lorsqu’on parle d’attitudes, de comportements et de pratiques, on a rarement affaire à des phénomènes explicites ou à des manifestations visibles, de sorte qu’on pourrait reformuler la question de la façon suivante : Y a-t-il vraiment du racisme en Tunisie ? N’y a-t-il pas là plutôt un grossissement exagéré et alarmiste du contenu raciste de quelques comportements isolés – à supposer même que ceux-ci existent –, eu égard à ce que ce terme racisme signifie et implique en termes d’humiliation imposée et subie, de déni effectif de droit et autres aspects sociaux encore, outre le droit d’avoir l’opportunité d’exister socialement, économiquement, juridiquement et politiquement sur la base de la citoyenneté et de l’égalité avec les autres membres d’une même société ? Il est certain que le comportement raciste en Tunisie est un phénomène particulièrement complexe, qu’il n’a rien de franc ni d’ouvert, tout au contraire, ce qui rend sa compréhension difficile pour quiconque aborde ce sujet de l’extérieur, d’en dehors du tissu social tunisien. Je n’exagérerai pas en parlant d’un contrat social en quelque sorte, qui engage tout le monde à le perpétuer génération après génération, malgré l’apparition çà et là de tentatives de surmonter cette réalité. Ainsi, dès lors que ces comportements et ces infractions racistes sont perpétrés et perpétués durant plus d’un siècle à différents degrés, mais presque toujours suivant les mêmes modalités et dans les mêmes détails, avec par conséquent les mêmes résultats et les mêmes effets, on ne peut plus parler, du point de vue sociologique, de sautes d’humeur individuelles et passagères ou de comportements isolés. C’est pourquoi ces comportements vont bien au-delà du phénomène, ils se hissent au niveau de la nature sociale. Si la société ne nie généralement pas ce comportement dans sa dimension individuelle, elle le nie en revanche dans sa dimension sociale, ce qu’on ne peut véritablement comprendre que dans le cadre d’une étude sociologique qui plonge au plus profond de la composition de la société tunisienne. C’est bien là la problématique à laquelle les Noirs se heurtent, en Tunisie ! Ceux qui invoquent la cohésion et l’homogénéité de la société présentent comme un danger le fait de s’intéresser à de semblables allégations, de leur accorder une quelconque importance et de s’en faire l’écho, alors qu’elles font partie des véritables problèmes de la société, de ses problèmes de fond. 615 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Le simple fait de refuser de voir ces « sautes d’humeur individuelles » – comme d’aucuns les qualifient – est considéré par certains comme une preuve et la manifestation d’une aspiration à voir les Noirs vivre éternellement, à leur insu, dans l’ombre du « maître blanc » et conformément aux représentations de ce dernier. Les Noirs dans ce pays vont de Charybde en Sylla : soit on fait silence autour de ces choses et on les accepte, en considérant qu’elles ne reflètent pas une mentalité collective que partageraient des pans entiers de la société, soit on lance des accusations de dérangement mental collectif, on les accuse de souffrir du complexe du prénom, du nom de famille, du passé et des racines, du présent et du lendemain… Les complexes des Noirs ne sauraient être plus embarrassants que la réalité vécue par les Noirs, que le fait qu’on se détourne devant eux d’une vérité qu’on s’évertue à masquer. Je demeure convaincu qu’une partie de notre société tunisienne est raciste, qu’elle méprise cette couleur et la regarde de haut, et qu’elle continuera de le faire tant que les Noirs garderont le silence de l’homme servile, en retrait, qui reste dans son coin, hésitant, résigné et soumis. Une offense fait quelquefois plus mal qu’une blessure… J’estime, à la lumière de ce qui précède, qu’il y a une différence énorme entre pleurnicher et ressentir de la douleur. Pleurnicher, c’est abdiquer et consentir à la faiblesse, à l’échec, à la soumission, à l’assentiment, accepter une situation que l’homme refuse, au fond de son âme et au fond de sa conscience. Alors que ressentir de la douleur et l’exprimer sous différentes formes relève tout entier du refus d’une réalité faite d’injustice, d’oppression et d’exclusion méthodiques dont les Noirs étaient victimes et dont ils continuent d’être victimes depuis l’époque de Bourguiba et de son modèle social, en passant par le temps de l’«équilibre» social sous Ben Ali, et jusqu’à l’après-révolution, où nous n’avons vu qu’une seule couleur. Nous les Noirs, nous ne sommes pas en Tunisie les seuls à être marginalisés, à voir leurs droits, leurs espoirs et leurs attentes mis de côté, mais nous sommes les seuls pour qui le facteur de la couleur vient s’ajouter, dans le cas de ces personnes, à d’autres facteurs aboutissant à les faire disparaître de la scène dans ce pays, tant sur le plan politique qu’au niveau des affaires publiques et de la culture. Pour s’affirmer enfin soi-même, nul besoin de conseils ou de changements pour ne plus s’abandonner à l’échec : ce qu’il faut, c’est une lueur d’espoir, une lumière naissante qui permette d’arriver à bon port, à rejoindre sur un pied d’égalité les démarches entreprises par d’autres. Le racisme en Tunisie est une réalité factuelle, malgré les dénégations tant de la part des Blancs que de la part de certains Noirs qui nient à leur tour l’existence de ce racisme, que ce soit pour pouvoir vivre leur vie comme si de rien n’était ou pour prévenir une confrontation sociale ou des conflits psychiques dont ils ne seraient pas en mesure de supporter les conséquences imprévisibles. La discrimination raciale en Tunisie n’est pas une illusion, c’est une pratique qui affecte de façon égale tous les Noirs, des plus modestes aux mieux lotis, car beaucoup de Noirs qui ont réussi, qui se sont distingués à l’université, qui sont bardés de diplômes et qui excellent dans leur profession « échouent » cependant à obtenir des postes de décision au niveau politique ou des postes de premier plan au niveau économique et social en raison de cette discrimination raciale insensée. 616 Chercher à cacher la réalité du racisme en tant que comportements qui affectent un grand nombre de Noirs et chercher à faire passer ces comportements pour des fantasmes et une fumisterie qui nous permet à nous les Noirs d’expliquer notre échec patent, voilà une attitude sans cesse répétée et dont nos grands-pères ont souffert, dont nos pères ont souffert et qui continue de nous accabler. Combattre la discrimination raciale, ce n’est pas être en guerre contre « les Blancs », c’est faire la guerre à une mentalité qui au fil du temps a fait son chemin et s’est installée dans l’esprit de certains d’entre eux ; quant aux autres, ce sont nos frères, nos compatriotes, nos concitoyens avec qui nous avons en commun une culture, une langue, une civilisation et une inscription géographique. Et ceux d’entre eux dont l’esprit est malade, ce seront nos frères quand ils reviendront tous de leur égarement. Cependant, que voyons-nous lorsque nous nous penchons sur les arguments et sur les références de ceux qui prétendent qu’il n’y a pas de racisme en Tunisie ? À la vérité, avec tout le respect que j’ai pour les éléments qu’ils avancent à l’effet que l’idéal juridique a triomphé au niveau de la législation tunisienne puisque cette dernière consacre la pleine égalité de tous les Tunisiens, de sorte qu’il ne saurait y avoir de texte de loi qui interdise explicitement ou implicitement aux Noirs d’étudier, de travailler, de contracter des unions mixtes ou de fréquenter les lieux publics, ces mêmes personnes réduisent l’entière question à des sautes d’humeur et à des réactions individuelles isolées qui ne se haussent pas au niveau du phénomène, avec ce que cela impliquerait comme conséquences psychologiques, sociales et culturelles également. Je dirais que de semblables explications me renvoient à une réalité lointaine, à l’Afrique du Sud de l’apartheid, aux États-Unis des années 1940, 1950, 1960… Comme si on s’attendait par exemple à ce que les Noirs de Tunisie n’aient le droit de se révolter contre la réalité de la marginalisation et de l’exclusion méthodique qu’en présence d’un texte de loi explicite leur interdisant d’étudier et de travailler ! Faudrait-il qu’il existe un empêchement légal pour les Noirs de se mêler aux Blancs dans le cadre des études, dans le cadre professionnel ou matrimonialement pour que notre mouvement et nos démarches visant à parachever notre qualité de citoyens soient légitimes, pour qu’elle soit pleinement comprise et ne se heurte pas à une opposition ou qu’on s’en offusque ? Ils savent fort bien que les questions ne se mesurent pas toujours à l’aune des textes et des législations, lesquelles demeurent bien souvent au fond d’un tiroir, notamment dans les contrées arriérés… La Tunisie n’est pas la Suède ni la Suisse, l’Allemagne, le Canada ou le Royaume-Uni, pour que nous puissions invoquer la suprématie du droit face à toutes les violations et infractions, quelles qu’en soient la nature, l’origine et la destination… Ils savent également que toutes les révoltes, toutes les révolutions de par le monde et à toutes les époques ont eu lieu pour s’opposer à l’injustice et pour rejeter la tyrannie et l’oppression sociale, politique et économique dont la législation et les lois ne disent mot ou qu’elles protègent de leur autorité. Que de souffrances les Noirs de ce pays endurent en n’en laissant rien paraître, en silence ! Que d’humiliation endurons-nous sans élever la voix ! Combien devrons-nous subir, un peu de ceci ou beaucoup de cela, jusqu’à ce que les décideurs daignent se 617 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives pencher et entendre un gémissement échappant à un Noir ? Nous savons ce qu’il y a derrière ce gémissement, mais eux ne le savent pas… Qu’il serait bon que parmi les hommes politiques, les juristes et les intellectuels de notre pays se lève un grand homme, un homme d’exception, symbolique et charismatique, qui aurait la vie et la destinée d’un Mandela pour son peuple, lui qui a su combiner des univers et des époques différents de ceux dans lesquels nous vivons, alchimie qui est plus de l’ordre de la révélation réunissant les enfants de son pays, ennemis acharnés de la veille, Blancs et Noirs… Tout cela est très bien, mais fort éloigné de chez nous, de notre réalité, laquelle pourrait avoir besoin un jour d’un Mandela de chez nous, d’un Mandela tunisien, pour que les décideurs dans ce pays s’aperçoivent que les Noirs dans ce pays continuent d’être comme inscrits en filigrane, les invisibles du tableau, l’objet latent des grammairiens. Quand on voit que les rédacteurs de la constitution d’un pays postrévolutionnaire se soucient comme d’une guigne d’y faire figurer ne serait-ce qu’un article ou un alinéa criminalisant la discrimination à l’encontre des gens à peau noire d’entre les citoyens de ce peuple… Et quand les décideurs officiels du pays dédaignent de ménager une place sur la photo aux visages noirs d’enfants de cette nation, sur la scène politique, sur la scène diplomatique, sur la scène culturelle, sur la scène médiatique, sur la scène juridique, etc. Et quand nous pointons le doigt sur une souffrance qui n’a toujours pas pris fin, sur le fait que nos compatriotes et concitoyens n’ont pas accepté – et je ne vois pas qu’ils acceptent – qu’un Noir les devance dans quelque domaine que ce soit… Lorsque nous considérons tous ces points – et nous n’en avons énuméré qu’un nombre très limité : ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg –, se pose alors avec plus d’acuité encore la question d’une souffrance qui n’est rien d’autre que le résultat mécanique de comportements qui sont autant de vices et de péchés du point de vue religieux, qui s’apparentent au mal du point de vue éthique et que tout honnête homme considérera comme insensés et contraires à la probité. La banalisation de la situation et de la réalité du racisme par la société et par le pouvoir Dans la société tunisienne, on considère comme quelque chose de courant, d’habituel et de normal que le Noir soit confronté à des désagréments ou à un harcèlement racistes portant atteinte à sa personne et à sa dignité ; il fait l’objet de réactions récurrentes contre sa couleur, tant dans la rue que dans les entreprises et auprès des institutions, la violence et l’intensité de ces agressions racistes, tout comme leurs modalités, variant d’une personne à une autre. Ce qu’il y a de dérangeant, dans l’affaire, c’est la banalisation de ces pratiques dans notre société, où elles sont considérées comme normales, et parfois comme relevant de la simple plaisanterie innocente et rien d’autre. Or, en réalité, une culture et une pratique de la marginalisation du Noir à tous les niveaux ont été instituées, le Noir étant assigné à la condition de citoyen de seconde zone. 618 Dans les années 90 et au début du troisième millénaire, le chanteur noir Saleh osbah1 a abordé le sujet de la discrimination lors de ses passages dans quelques programmes télévisés et radiophoniques, mais ses remarques et observations n’ont pas toujours été prises au sérieux. La revue Jeune Afrique2 a également consacré en 2004 deux numéros au sujet du racisme en Afrique du Nord, où Mme Iffet Mosbah, une intellectuelle émigrée en France, a parlé de son expérience en tant que citoyenne noire dans son pays, expérience qui n’était en rien réjouissante. En février 2007, l’auteure de ces lignes a été victime d’une agression raciste de la part d’un concitoyen dans le train Gabès-Tunis. Il est question d’une violente agression verbale attentatoire à sa dignité en tant que citoyenne, l’agresseur étant un homme jeune de 30 ans tout au plus : « N’oublie pas que tu es une esclave, ne va pas croire que tu es en Amérique et que tu as les mêmes droits que moi. Ne l’oublie pas, tu es une esclave, et moi, je suis un homme libre. » Ce jour-là, j’ai décidé de porter plainte, et au commissariat, le responsable – le commissaire en personne – a cherché par tous les moyens à trouver une de ces combines dont ils ont le secret pour ne pas coucher par écrit ce qui s’était passé. C’est ainsi qu’il a écrit dans le procès-verbal : « Ont comparu devant nous Untel et Unetelle suite à un malentendu, lequel a été réglé. » Quiconque consultera les archives dans quelques années ignorera ainsi que la raison pour laquelle cette personne a comparu était une agression raciste. Si j’ai relaté cette anecdote, qui de façon certaine n’est pas la seule en son genre, tant sur la forme que sur le fond, me concernant ou concernant le citoyen à peau noire, c’est pour bien faire voir que traiter la question du racisme contre les Noirs était tabou sous Bourguiba et sous Ben Ali, avec pour conséquence qu’on n’en trouvera aucun témoignage écrit dans les documents officiels. On comprendra par là que les autorités elles-mêmes refusent d’aborder ce sujet, de le documenter ou de laisser une trace de l’action de quelques citoyens noirs qui s’insurgent contre les injures et les quolibets racistes de la part de leurs concitoyens et qui ne jouissent pas des mêmes opportunités d’accès au travail ou à des postes administratifs, à l’université et dans le monde de la politique. En outre, les Noirs ne s’empressent pas – ou peut-être n’en ont-ils pas le courage – de soulever ouvertement cette question, ce que l’on peut expliquer par trois facteurs. Premièrement, il se peut que la majorité des Noirs pensent que le phénomène est profondément enraciné dans les mœurs et dans les mentalités, qu’il est difficile de sortir de là, voire qu’il est impossible de trouver une solution. 1Saleh Mosbah, artiste lyrique et musicien tunisien noir connu pour sa voix et son interprétation remarquables, mais qui malgré les succès qu’il a remportés s’est heurté à la discrimination dans le milieu artistique et s’est vu refuser de nombreuses distinctions pour la seule raison qu’il est Noir. Ce qui distingue Saleh Mosbah de nombreux autres artistes, c’est qu’il a fait le choix d’une musique hors des sentiers battus, c’est-à-dire, en s’écartant de ce que la société classe dans la rubrique de la musique folklorique, tels que les genres dits stambeli ou mezoued, catégorie dans laquelle on retrouve la plupart des artistes noirs. Mosbah faisait bien plutôt concurrence à de grands chanteurs et à de grands instrumentistes dans d’autres genres plus proches du patrimoine tunisien non africain, et il est considéré comme un homme de culture et un artiste engagé. On l’a vu aux premiers rangs le 14 janvier 2014 devant le ministère de l’Intérieur, mais son arrestation dans la nuit du 14 au 15 janvier dans les couloirs du ministère, à l’occasion de laquelle il a été battu et intimidé, n’a pas eu le moindre écho dans la presse. Mieux encore, aucune photographie de lui avec les artistes qui manifestaient devant le ministère de l’Intérieur le 14 janvier 2011 n’a été publiée, alors qu’il avait été hissé sur les épaules de ses camarades et brandissait des pancartes hostiles au régime (voyez la photographie en annexe). 2 Jeune Afrique, « Être Noire en Tunisie », 2004, n°2270. 619 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Deuxièmement, il se peut que les Noirs n’aient pas encore pleinement conscience de l’ampleur de leur marginalisation et de la gravité du racisme à leur encontre dans la société tunisienne, ce qui leur permettrait de prendre le sujet à bras-le-corps et de le mettre sur la place publique pour qu’on commence à en discuter. Enfin, les Noirs ont perdu le sens d’une conscience collective, de sorte qu’il n’est pas possible de parler d’un groupe ou d’une communauté. Chez les Noirs de Tunisie, chaque groupe partage les us et coutumes de sa ville ou du village auquel il appartient. Troisièmement, la sclérose généralisée sous les deux dictatures a rendu impossible la réflexion autour de l’oppression d’une catégorie de la population, le pouvoir ayant fait une idéologie, depuis Bourguiba, des concepts d’unité et de tunisianité pour en finir avec la mosaïque culturelle et raciale que constitue le peuple tunisien. Sous la botte d’un régime dictatorial3, on impose la soumission, et le peuple, ou une partie du peuple, ne condamne pas les abus commis par la société ou par l’administration ni la marginalisation politique, préservant ainsi l’image d’Épinal diffusée par la Tunisie à l’attention du monde entier avec cette signification unique : la Tunisie est un pays uni dont le peuple épris de paix est opposé à toute forme de discrimination. La révolution en marche en Tunisie et l’enhardissement des Noirs, qui osent désormais poser la problématique du racisme à leur encontre à l’échelle nationale Chronologie du mouvement de la jeunesse noire après la révolution: Après la révolution du 14 janvier 2011, certains jeunes Noirs se sont intéressés davantage à la problématique du racisme en Tunisie. Ils sont devenus plus attentifs aux abus verbaux pouvant attenter à la dignité de l’homme noir en Tunisie après la révolution, mettant en perspective la situation et l’image des Noirs dans la société tunisienne depuis 18464 et jusqu’à nos jours. Nous devons retenir une idée importante : il a fallu cinq générations après l’abolition de l’esclavage pour qu’apparaisse une fraction de la jeunesse intellectuelle noire qui pose la question du racisme en s’appuyant sur des concepts sociologiques et historiques renvoyant à la révolution noire en Amérique, à l’Afrique du Sud et à l’Afrique. Le 6 février 2011, soit quelque 21 jours après les événements de Tunisie, les citoyens et notamment les citoyens noirs n’ont pas supporté, après cette Révolution de la Dignité, qu’un journaliste prononce sur une chaîne de télévision tunisienne privée5 un terme raciste pour désigner les Noirs, « oussif », terme qui remonte au temps de l’esclavage et qui a fini par être utilisé aujourd’hui dans la société tunisienne pour désigner les Noirs, bien qu’étymologiquement il signifie « esclave domestique ». Le 9 février de cette année-là a été publié sur Facebook un article dénonçant ces termes attentatoires à la dignité des Noirs6. De nombreux Noirs, tels que Saadia 3 ABDELHAMID, Maha, « Les noirs en Tunisie, citoyens de seconde zone ? », http://www.maghrebemergent. info, 11 juin 2013. Le même article a été publié sur Facebook, sur la page de Maha Abdelhamid, sous le titre « Bourguiba était-il raciste contre les Noirs ? ». 4 Le 23 janvier 1846 est la date de l’abolition de l’esclavage par un décret beylical édicté par Ahmed Bey. 5 Sur la chaîne Hannibal TV, Moncef Ben Mrad, journaliste et propriétaire du journal Akhbar Al Joumhouria (« Les Nouvelles de la République »), a employé le terme oussif, désignant spécialement les esclaves et les domestiques noirs. Ce terme est notamment rejeté par les habitants du Sud de la Tunisie. 6 ABDELHAMID, Maha, « Quand un intellectuel tunisien pète un câble », article publié sur Facebook le 9 février 2011. 620 Mosbah, hôtesse de l’air ; Houda Mezyoudate, journaliste ; Mansour Hamrouni, artiste et chercheur en philosophie ; Lotfi Ghariani, photographe, etc. critiquent la discrimination sur leur page, comme d’autres Noirs encore qui sont conscients de ce phénomène et de la question de la discrimination raciale. « Arrêtons de parler du racisme en coulisse ou de façon marginale sur nos pages ! Crée une page consacrée au sujet afin de poser la problématique, et invite les gens à en discuter7. » Le 10 avril 2011 a été constitué le premier groupe, sur le réseau social Facebook, à dénoncer le racisme contre les Noirs en Tunisie et à réclamer qu’il y soit mis un terme. Cette page a été intitulée « Assurance de la citoyenneté sans discrimination de couleur ». Cette page a fait office de lieu de rencontre où l’on posait la question raciale et abordait l’interdiction de l’esclavage depuis 1846, l’esclavage en Tunisie et ce qu’il en reste dans les mentalités, le Noir étant assigné au bas de l’échelle sociale. La principale langue employée sur ce point de rencontre sur Facebook était le français, ce qui a été un choix délibéré, afin de permettre aux non-arabophones de suivre et afin de permettre aux non-Tunisiens de savoir ce qui se passe dans une société qui continuait de cacher la réalité de la discrimination à l’encontre des Noirs en Tunisie. Quant aux contributeurs sur cette page, la majorité d’entre eux sont des diplômés de l’université habitant en Tunisie et à l’étranger. La plupart des intervenants sont Noirs, mais il y a également d’autres personnes que des Noirs tunisiens, dont le débat a retenu l’attention et qui cherchent à en savoir plus sur la question du racisme contre les Noirs. La majorité des interventions visaient à apporter un témoignage sur le racisme de la société et à encourager les activistes en rappelant la nécessité de lever la chape de plomb qui pèse sur la question du racisme contre les Noirs en Tunisie, avec une minorité d’interventions destinées à réfuter l’idée d’un racisme tunisien ou à « ramener les choses à leur juste proportion », pour reprendre leurs termes. La plupart des activistes sur cette page appartenaient aux différentes spécialisations professionnelles : Amina est ingénieure au ministère de l’Environnement ; Affaf enseigne à l’université en Italie ; Ziad enseigne l’anglais à l’université ; Zouhour est journaliste ; Toufik dirige un institut privé ; Saïda est hôtesse de l’air ; Salah enseigne à l’Université de Lyon ; Farid est un professionnel des médias aux Pays-Bas8 ; Lotfi est photographe ; Fadia est étudiante ; Azzeddine est enseignant dans une école d’architecture. Le point de rencontre a rapidement compté 300 fans, et il en compte à présent 1 100. Les plus jeunes suivaient le fil des conversations en manifestant d’ordinaire leur présence en cliquant « J’aime ». Lorsque nous leur demandions pourquoi ils n’intervenaient pas, ils répondaient que la langue utilisée est le français, langue qu’ils 7 Maha Abdelhamid a créé cette page à la suite de conversations avec son ami Lotfi Ghariani et notamment avec Habib Ayeb, chercheur en géopolitique et en géographie sociale qui s’intéresse aux affaires tunisiennes et qui m’a dit cette phrase dans un élan d’enthousiasme le 9 avril 2011. 8 POUESSEL, Stéphanie, « Les Tunisiens noirs. Entre stéréotypes, racisme et histoire : regards sur l’actualisation d’une identité ‘marginalement intégrée’ », dans Stéphanie POUESSEL (édit.), Noirs au Maghreb. Enjeux identitaires, Paris : Karthala-IRMC, 2012 ; POUESSEL, Stéphanie, « ‘Un ministre noir tunisien, yes we can ? No, we don’t want !’ : Questionnement identitaire en Tunisie post-révolutionnaire », actes du colloque « Frontières identitaires et représentations de l’altérité » (FIRA), HAL-SHS, collection FIRA/CEAF/IRD 2012, en ligne sur Les Cahiers de l’Islam, janvier 2013 ; « Les marges renaissantes : Amazigh, Juif, Noir. Ce que la révolution a changé dans ce ‘petit pays homogène par excellence’ qu’est la Tunisie », L’Année du Maghreb, VIII, 2012 ; « Du fantasme d’une ‘Tunisie tolérante’ à la transition démocratique : la bombe de l’antiracisme », La Presse de Tunisie, 19/06/2012. 621 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives ne maîtrisent pas, et que les personnes fréquentant le groupe étant pour la plupart diplômées des universités, ils n’osaient pas intervenir. C’est pourquoi a été créée une autre page intitulée « Témoignages pour dénoncer la discrimination de couleur », qui est administrée par Amina Soudani et Najah Salem9. Il a été demandé aux visiteurs de s’exprimer comme ils l’entendent, et c’est ainsi qu’ont été apportés des témoignages vivants de la discrimination à laquelle ils ont été confrontés dans la société tunisienne, sachant que la plupart d’entre eux ont moins de 25 ans. D’autres pages sont apparues qui si elles ont suscité un intérêt moindre de la part des personnes présentes sur Facebook ont néanmoins joué un rôle dans la diffusion du mouvement virtuel lancé par les jeunes Noirs pour sensibiliser à l’existence du phénomène raciste en Tunisie et pour le dénoncer10. De nombreuses images et citations de personnalités emblématiques de la lutte acharnée pour mettre fin au racisme, à l’esclavage et à la discrimination ont circulé sur ces pages, dont notamment Nelson Mandela, Rosa Park, Martin Luther King, Malcolm X, Patrice Lumumba, Angela Davis… L’unique personnalité tunisienne qui ait abordé la question du racisme depuis les années 60 a également fait l’objet d’une discussion sur ces pages, c’est Slim Marzoug, prisonnier ou victime de Bourguiba, cet intellectuel noir qui a passé plus de 30 ans derrière les murs de l’hôpital psychiatrique Razi dans des conditions mystérieuses. L’histoire de cet opposant noir continue de représenter un point d’interrogation, nous n’y avons pas apporté de réponse claire, c’est là une personnalité problématique dans l’histoire de la Tunisie et sur laquelle il conviendrait de faire la lumière11. Ces discussions sur les pages du réseau social se sont rapidement transformées en rencontres véritables dans le but de constituer une association12 pour exiger l’égalité et rejeter le racisme en Tunisie. Les rencontres se sont enchaînées de l’été 2011 à début 2012, avec de nombreuses discussions à cette fin, le nombre de participants à ces réunions préparatoires à la constitution de l’association croissant petit à petit. Les idées convergeaient par moments, d’autres fois il y avait des différends, et Saadia Mosbah13 a fini par se retirer avant la création de l’association. Nous avons traversé une période d’expectative, puis nous avons repris les discussions, et enfin a été constitué l’« Association ADAM pour l’Egalité et le Développement »14. L’association ADAM a engagé son action après une cérémonie d’inauguration 9 Amina Soudani est l’une des personnes à l’origine du mouvement des jeunes contre le racisme qui s’est formé après la révolution du 14 janvier. Par la suite, elle a été secrétaire générale de l’association ADAM, la première association tunisienne créée pour promouvoir l’égalité et combattre le racisme à l’encontre des Noirs. Najah Salem est professeur de droit public à l’université. Il sera trésorier de l’association ADAM. 10 Groupes et pages « Les Noirs en Tunisie », « Les Noirs et métisses sont les plus beaux », « Antiracisme », « Je suis fière d’être Black », etc. 11 Abdelhamid, M., « Histoires sous ombre : Slim Marzoug, ou l’homme noir que Bourguiba a enfermé », dans un article de Maha Abdelhamid du 16 juin 2011 sur Facebook. 12 La première rencontre a eu lieu dans un café des faubourgs de Tunis et a réuni quatre personnes : Saadia Mosbah, Toufik Cheïri, Lotfi Ghariani et Maha Abdelhamid. 13 C’est l’une des figures marquantes de la résistance au racisme. Elle a fondé en juin 2013 l’association M’nemti, qui s’oppose à toutes les formes de discrimination. 14 L’Association ADAM pour l’Egalité et le Développement a été créé en mai 2012, le bureau étant composé des membres suivants : Toufik Cheïri, Président ; Amina Soudani, Secrétaire général ; Najah Salem, Secrétaire général ; Zhor Harbaoui, chargée de la communication ; Sofiane Bengui, chargé des relations générales ; Maha Abdelhamid et Afifa Latifi, chargées de recherche ; Hoda Mezyoudate, membre ; Meriem Chaïr, membre (voyez l’annexe). 622

Description:
Questionnement identitaire en Tunisie post-révolutionnaire », actes du colloque Cahiers de l'Islam, janvier 2013 ; « Les marges renaissantes : Amazigh, Juif, Noir. Nous affirmons également avec la plus grande énergie que nous sommes journée internationale contre le racisme (voir l'annexe).
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