collection tempus Jean BOTTÉRO, Françoise BRIQUEL-CHATONNET, Roger CHARTIER, Régis DEBRAY, François DÉROCHE, Christian DUVERGER, Jack GOODY, Pierre GRANDET, Jean IRIGOIN, Jérôme KERLOUÉGAN, Henri-Jean MARTIN, Michel PARISSE, Maurice SARTRE, Pascal VERNUS LÉCRITURE Des hiéroglyphes . ' au numer1que PERRIN www.editions-perrin.fr Les contributions de cet ouvrage one paru dans les collections de l'Histoire na 29. I:&fücur remercie la revue de son aimable autorisation. EXF.MPLAJRE GRATUIT: NE l>HH ÈTRf. VENDU. ©Perrin, 2007 ISBN: 978-2-262-02686-8 tempus est une collection des éditions Perrin. 1 NAISSANCES 1 L'écriture façonne notre pensée « » L' Histoire : L'un de vos livres consacré à l'écriture s'in titule La Domestication de la pensée sauvage. Cela signi fie-t-il que dans les sociétés orales la pensée serait « sauvage » ?. Jack Gooov : C'est une façon de parler. C'est une expression forgée par Claude Lévi-Strauss pour dépas ser l'opposition entre « civilisés » et « primitifs ». Pour lui, la pensée sauvage, caractéristique du monde néoli thique, est du côté d'une science du concret, de la pen sée mythique et magique, tandis que la pensée domestiquée, celle du monde moderne, est du côté de la science abstraite, de la pensée scientifique. Je pense, pour ma part, que ce qui est central pour expliquer la domestication de la pensée, c'est l'écri « » ture*. Avec l'écriture, la pensée devient beaucoup plus avancée que dans les sociétés sans écriture. Ce n'est pas une différence de mentalité ou de ratio nalité entre les hommes, c'est vraiment une différence d'« outils de l'intelligence L'écriture, c'est nn outil à », * Les mots accompagnés d'un astérisque renvoient au lexique situé en fin d'ouvrage, p. 147. 10 L'ÉCRITURE la disposition de l'esprit humain, que toute société peut adopter. Et sous l'effet de l'écriture, les changements sont très rapides. Les enfants des sociétés villageoises africaines qui sont allés à l'école ont une rationalité en tout point semblable à la nôtre Ce n'est pas une question de « ». mentalité. L'H. : Qu'est-ce qui change dans la pensée avec l'écri ture? J. G. : La parole est toujours liée à la personne qui parle, elle procède d'une communication en face à face. L'écriture est un objet hors de moi, c'est un mode de communication plus impersonnel, plus abstrait, qui n'est pas lié aux événements comme l'est la parole. La parole est toujours dans le présent. L'écrit se situe hors du contexte immédiat. Il établit une distance. C'est ce qui permet d'élaborer une vraie science. Je ne suis pas face à face avec Aristote, j'ai une forme de dialogue avec lui, mais beaucoup plus abstrait qu'avec mon voisin. Les outils de la communication ont des conséquences sur les développements de la pensée. Les figures gra phiques que sont les tableaux et les listes, par exemple, sont des moyens intellectuels de manipulation du savoir. C'est avec l'écriture que l'on peut rendre les prin cipes plus explicites, plus abstraits, plus généraux. L' H. : La pensée critique ne pourrait pas émerger avant l'apparition de l'écriture ? J. G. : C'est beaucoup plus facile en effet avec l'écri ture. Je peux avoir une réflexion sur les mots, je peux lire et relire les mots, les examiner autrement, les réar ranger, rectifier des phrases ou des mots isolés. Il est «L'ÉCRITURE FAÇONNE NOTRE PENSÉE» 11 sûrement plus facile de percevoir les contradictions dans un texte écrit que dans un discours parlé. La logique, notre logique semble être fonction de « », l'écriture. C'est la transcription de la parole qui permet de séparer les mots clairement, d'en manipuler l'ordre et de développer des formes syllogistiques du raison nement. L'H. : Peut-on concevoir une histoire, une philoso phie, une science sans l'écriture? J. G. : L'histoire sans l'écriture, c'est très difficile. Le n passé, sans l'écrit, s'évanouit. y a des mémoires des événements, mais forcément restreintes. La mémoire ce n'est pas de l'histoire. On ne peut pas dire non plus que les peuples sans écriture n'aient pas de pensée philosophique, mais c'est forcément une philosophie embryonnaire. Par exemple, le mythe du Bagré, que j'ai enregistré au nord du Ghana, chez les LoDagaa, pose les questions du mal et des origines de l'humanité. On y trouve aussi la distinc tion entre les éléments (le feu et l'air, le sang et l'eau) pour analyser la réalité. On n'a pas besoin des théories élaborées par les Grecs ou les taoïstes pour accéder à ces notions fondamentales. Pour ce qui est du domaine technique et scientifique, il faut aussi bien distinguer : il existe sans aucun doute une technologie dans les sociétés non lettrées. Par exemple, les procédés pour fabriquer la bière près de chez moi à Cambridge et au nord du Ghana, et la séquence qu'ils suivent, sont les mêmes, même si la mécanisation et le niveau technologique n'ont rien à voir. Mais la technologie n'est pas la science: la science dans sa forme abstraite naît avec l'écriture 12 L'ÉCRfIVRE La philosophie et la science, dans les sens où nous les concevons, sont impossibles hors de l'écrit. L'H. : Avant l'écriture, ou à côté d'elle, il existe tout de même des moyens de conserver les savoirs ? J. G. : Bien sûr, il y a d'abord le stockage de la mémoire. Mais la mémoire des hommes est limitée. Il est vrai que certaines sociétés ont mis au point des systèmes graphiques qui offrent des moyens mnémo techniques. Mais ces signes gravés sur l'écorce, la pierre ou le bois ne sont pas une écriture. Des savants comme Jacques Derrida considèrent que cela, c'est déjà de l'écriture. Mais je crois que c'est Jacques Lacan qui est dans le vrai quand il dit que penser ainsi c'est négliger la différence entre des feuilles de thé dans le fond de la tasse et les hiéroglyphes* ! L'écriture hiéroglyphique permet d'exprimer une très grande partie du langage parlé, mais les feuilles de thé, très peu de chose ! Il existe donc des systèmes graphiques avant l'écri ture, mais ils sont très limités. Aucun système graphique autre que l'écriture, qui est inventée vers 3000 avant notre ère, n'est capable d'exprimer autant que la parole. C'est à ce moment-là que les grandes possibilités de la «raison graphique» ont pris leur essor. L'H. : Vous avez travaillé au nord du Ghana dans une société sans écriture : quand les LoDagaa vous ont vu écrire, quelle a été leur réaction ? J. G. : Cela a exercé une fascination. J'ai transcrit le mythe du Bagré qui était assez long, aussi long que l'Iliade ou l'Odyssée. Eux, ils le refabriquaient chaque fois : chaque récitation était une nouvelle récitation. Or, depuis que je suis venu avec mon magnétophone et mon crayon, ils disent que la bonne version, la vraie,
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