Jean-Louis Loubet del Bayle Professeur de science politique, Institut d’Études Politiques de Toulouse, Directeur du Département de Sc. pol. et de sociologie de l’Université des Sciences sociales. (1999) “Albert Camus. L’illusion des religions séculières.” Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec Page web. Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for- melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classi- ques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com- posé exclusivement de bénévoles. 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Paris : Économica, 1999, 369 pp. Collection : Analyse politique. [Autorisation formelle accordée par le directeur de la collection “Pouvoirs comparés”, Michel Berges, le 16 avril 2011 de diffuser ce livre dans Les Classi- ques des sciences sociales. L’auteur a été directeur de thèse de Michel Berges et Jean-Louis Martres son co-directeur.] Courriels : Jean-Louis Loubet del Bayle : [email protected] Michel Bergès : [email protected] Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 21 octobre 2012 à Chicoutimi, Ville de Sague- nay, Québec. Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 4 Jean-Louis Loubet del Bayle Professeur de science politique, Institut d’Études Politiques de Toulouse, Directeur du Département de Sc. pol. et de sociologie de l’Université des Sciences sociales. “Albert Camus. L’illusion des religions séculières.” Un texte publié dans Jean-Louis Loubet del Bayle, L’ILLUSION POLITI- QUE AU XXe SIÈCLE. Des écrivains témoins de leur temps : Jules Romain, Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux, chapitre 4, pp. 189-245. Paris : Économica, 1999, 369 pp. Collection : Analyse politique. Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 5 Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE, est professeur de Science Politique à l'Institut d'Études Politiques de Toulouse et Directeur du Département de Science Politique et de Socio- logie de l'Université des Sciences Sociales. Spé- cialiste de l'étude des idées politiques, il a no- tamment publié : Les non-conformistes des années 30, Une tentative de renouvellement de la pensée politique française. Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 6 [367] Table des matières I. Camus et l'engagement politique [191] 1. La tentation de l'indifférence [192] 2. Un engagement politique de gauche [199] 3. L'engagement et ses justifications [205] II. La pensée politique de Camus [213] 1. Le réformisme [213] 2. La politique de Camus [224] III. Camus et les difficultés de l'engagement [236] Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 7 [189] L’ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE. Des écrivains témoins de leur temps : Jules Romain, Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux. Chapitre IV Albert Camus. L’illusion des religions séculières Retour à la table des matières À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, un mot devint à la mode dans le vo- cabulaire des intellectuels français de l'époque, celui d'engagement. Au cours de ces années, le problème des rapports de l'intellectuel, de l'écrivain, avec la politi- que est tranché sans hésitation : la littérature ne peut être qu'engagée, comme de- vait tenter de le démontrer Jean-Paul Sartre dans sa revue Les Temps modernes 1. Aux yeux de l'opinion, plus ou moins bien informée, deux noms symbolisent alors cet "engagement" de la littérature, ceux de Jean-Paul Sartre et d'Albert Camus. Ainsi, au lendemain de la Libération, Camus est apparu comme une sorte de mo- dèle exemplaire de l'écrivain "engagé", dont, pourtant, le rapport à la politique a été en fait plus ambigu qu'il n'y paraît au premier abord, en lui donnant une lucidi- té supérieure à celle de beaucoup de ses contemporains dans l'analyse des erre- ments politiques que le XXe siècle a connus. 1 Cf. les articles de J.-P. Sartre, rassemblés dans Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, 1948. Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 8 En 1945, un certain nombre de faits semblent il est vrai, justifier sa notoriété d'écrivain "engagé". Depuis 1943, Camus a participé à la lutte contre l'occupant allemand. Dès cette date, alors qu'il devient célèbre avec la publication de L'Étranger et du Mythe de Sisyphe, il exerce en effet des responsabilités au sein du mouvement Combat et collabore à la presse clandestine, notamment avec les textes qui deviendront Lettres à un ami allemand. À la Libération, cet engagement semble se confirmer : Camus devient l'éditorialiste du quotidien Combat, le plus célèbre et le plus brillant des journaux issus de la Résistance. De même, en 1947, le plus connu de ses romans, La Peste, apparaît comme une sorte de manifeste, justifiant [190] sous une forme romanesque, l'engagement social et politique. Pourtant ces faits et la réputation qui lui a alors été faite ne doivent pas dissimuler que les rapports de Camus avec la politique ont été en réalité plus complexes et plus équivoques. Cette équivoque se manifeste dès la jeunesse de Camus, durant la période qui va de son adolescence algéroise, au début des années 30, à son entrée dans la Ré- sistance en 1943. Certes, Camus - étudiant jusqu'en 1936, puis journaliste jusqu'en 1940 - a, à cette époque, une activité politique militante qui tend à corroborer son image d'écrivain engagé. Mais, en même temps, ses premières œuvres littéraires, L'Envers et l'endroit (1937), Noces (1938), Caligula (1938), L'Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1943), sont des œuvres qui font peu de place aux problèmes sociaux et politiques et on ne peut pas dire que son engagement politique y trouve ses justifications. Donc, on constate, durant cette période, un engagement politi- que de fait de Camus, mais un engagement qui s'articule mal avec la vision du monde développée dans son œuvre littéraire. De même, son engagement actif de la Résistance et de la Libération fera assez rapidement place à une réflexion politique qui, à partir de la publication de La Peste (1947), va placer Camus en marge des courants politiques qui s'affrontent tandis que se développe la guerre froide. L'État de Siège (1948), Les Justes (1950), L'Homme révolté (1951) constituent les principaux jalons littéraires d'une évolution qui entraînera sa rupture avec Sartre et lui vaudra l'accusation de déser- ter les drames de l'histoire. De fait, sa conception de l'action politique et les orien- tations de sa pensée politique l'éloignent alors de la politique militante. Cet éloi- gnement s'accentuera encore avec le déchirement personnel que constitue pour lui le déclenchement de la guerre d'Algérie en 1954. Sans se désintéresser des évé- Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 9 nements - mais ses interventions rencontrent l'incompréhension de tous les camps - le sentiment de son isolement politique conduit Camus à se retourner vers la littérature pure avec la publication de La Chute en 1956. Et, après avoir reçu la consécration du Prix Nobel en 1957, c'est un roman qu'il avait commencé à écrire lorsqu'il disparut dans un accident de la route le 4 janvier 1960. On le constate, les rapports de Camus avec la politique ont été en fait assez ambigus. Cette ambiguïté tient d'abord au principe même de l'engagement politi- que et à la difficulté qu'il a éprouvée pour découvrir dans sa réflexion philosophi- que les justifications de celui-ci. Dans cette première perspective, c'est donc la définition des fondements mêmes de l'engagement politique qui est en cause. La seconde ambiguïté tient au contenu de sa pensée politique et au fait que sa conception de l'action politique et de l'organisation de la société, qui l'a conduit à récuser certaines des confusions qui ont [191] marqué dramatiquement la pensée politique du XXe siècle, devait le situer en marge de tous les courants politiques constitués et le condamner à une solitude politique, dont il n'a, en fait, réussi à sortir que durant le bref intermède de la Résistance. Ce sont donc ces deux aspects des rapports de Camus avec la politique que l'on évoquera successivement avant d'essayer de voir quel intérêt cette réflexion, apparemment si solitaire, peut présenter pour comprendre les causes et la signifi- cation de certaines des orientations les plus caractéristiques de la pensée politique du XXe siècle, alors que l'évolution des événements depuis sa disparition est venu souvent confirmer le bien-fondé d'un certain nombre de ses analyses concernant les illusions et les errements politiques de son temps 2. 2 Ainsi, dès 1977, B. Poirot-Delpech, intitulant son article "Justice pour Camus", pouvait écrire dans Le Monde : "Beaucoup de ce qui se dit ces temps-ci de lucide et d'hérétique lui appartient ou lui ressemble. Au Nobel s'ajoute pour lui la gloire d'être pillé. Ce n'est pas en- core la justice, mais ce n'est déjà plus le mépris" (5 août 1977). Cf. aussi la convergence de la réflexion de Camus avec l'ouvrage de F. Furet, Le passé d'une illusion, Paris, Laf- font/Calmann Lévy, 1995. Jean-Louis del Bayle, Albert Camus. L’illusion des religions séculières (1999) 10 I. Camus et l’engagement politique Retour à la table des matières Au cours de la controverse qui suivit en 1952 la publication de L'Homme ré- volté, Sartre reprocha à Camus d'avoir toujours été tenté de fuir l'histoire et ses combats, son engagement dans la Résistance n'ayant été en quelque sorte qu'un accident dû à la brutalité des événements. Cette accusation était certainement ex- cessive. Elle mettait cependant l'accent sur le caractère équivoque et ambigu de certains aspects de l'attitude de Camus en face de l'engagement politique. En fait, on peut distinguer sur ce point deux périodes dans l'évolution de Camus : avant 1943 et après 1943, avant son engagement dans la Résistance et après celui-ci. Avant 1943, il semble que l'on puisse dire qu'effectivement Camus a éprouvé une certaine tentation de l'indifférence par rapport à la politique et à l'histoire. Cette tentation de l'irresponsabilité est surtout perceptible, on l'a déjà noté, dans son œuvre littéraire et dans les thèmes que celle-ci développe : sa réflexion y apparaît, en effet, comme une réflexion sur le monde, sur la nature, sur la condition humai- ne, et non comme une réflexion sur la société et sur l'histoire. Toutefois, cette tentation n'est qu'une tentation et Camus n'y cède pas. Même si, comme il l'a écrit, une "indifférence naturelle" [192] (EE, 6) 3 pouvait effecti- vement le porter à fuir la société et l'histoire, son expérience de la misère 4, son sens de la justice l'y ramènent. Dans ces années d'avant-guerre, Camus, en fait, ne 3 La pagination des citations de Camus faites dans le texte se rapporte aux ouvrages sui- vants : Théâtre, Récits, Nouvelles, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965 ; Essais, Paris, Galli- mard, La Pléiade, 1967 ; Carnets I, Paris, Gallimard, 1962 ; Carnets II, Paris, Gallimard, 1964 ; Fragments d'un combat (Alger Républicain), 2 tomes, Paris, Gallimard, 1978. Les œuvres citées sont identifiées dans le texte par les sigles suivants : A 1, A II, A III : Actuel- les I, II, III ; C 1, C Il : Carnets I, II ; FC : Fragments d'un combat ; E : L'Étranger ; EE : L'Envers et l'endroit ; ES : L'État de Siège ; HR : L'Homme Révolté ; J : Les Justes ; L : Lettres à un ami allemand ; MS : Le Mythe de Sisyphe ; N : Noces ; P : La Peste ; RSG : Réflexions sur la guillotine. Les textes réunis en annexe par Roger Quilliot dans l'édition de La Pléiade sont référencés sous le sigle GC (Oeuvres complètes) lorsqu'ils figurent dans le volume des Essais et sous le sigle OCII lorsqu'ils sont extraits du volume Théâtre, Récits, Nouvelles. 4 Fils d'un employé agricole tué à la bataille de la Marne, Camus a été élevé par sa mère qui faisait des ménages pour subvenir aux besoins des siens. Il écrira plus tard : "Je n'ai pas ap- pris la liberté dans Marx... je l'ai apprise dans la misère"(AI, 351).