UMBERTO ECO LE NOM DE LA ROSE Roman Traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano 1982, Éditions Grasset & Fasquelle L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1980 par Gruppo Editoriale Fabbri-Bompiani, Milan, sous le titre : Il nome della rosa Table des Matières UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT. NOTE PROLOGUE PREMIER JOUR PRIME TIERCE SEXTE VERS NONE APRÈS NONE VÊPRES COMPLIES DEUXIÈME JOUR MATINES PRIME TIERCE SEXTE NONE APRÈS VÊPRES COMPLIES NUIT TROISIÈME JOUR DE LAUDES A PRIME TIERCE SEXTE NONE VÊPRES APRÈS COMPLIES NUIT QUATRIÈME JOUR LAUDES PRIME TIERCE SEXTE NONE VÊPRES COMPLIES APRÈS COMPLIES NUIT CINQUIÈME JOUR PRIME TIERCE SEXTE NONE VÊPRES COMPLIES SIXIÈME JOUR MATINES LAUDES PRIME TIERCE APRÈS TIERCE SEXTE NONE ENTRE VÊPRES ET COMPLIES APRÈS COMPLIES SEPTIÈME JOUR NUIT NUIT Apostille au Nom de la rose Notes {1} UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT. Le 16 août 1968, on me mit dans les mains un livre dû à la plume d’un certain abbé Vallet, Le Manuscrit de Dom Adso de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J.Mabillon (aux Presses de l’Abbaye de la Source, Paris, 1842). Le livre, accompagné d’indications historiques en vérité fort mince, affirmait qu’il reproduisait fidèlement un manuscrit du XIVe siècle, trouvé à son tour dans le monastère de Melk par le grand érudit du XVIIe, qui a tant fait pour l’histoire de l’ordre bénédictin. La docte trouvaille (la mienne, troisième dans le temps donc) me réjouissait tandis que je me trouvais à Prague dans l’attente d’une personne chère. Six jours après, les troupes soviétiques envahissaient la malheureuse ville. En suivant un parcours hasardeux, je réussissais à atteindre la frontière autrichienne à Linz, de là je me dirigeais sur Vienne où je rejoignais la personne attendue, et ensemble nous remontions le cours du Danube. En un climat mental de grande excitation, je lisais, fasciné, la terrible histoire d’Adso de Melk, et elle m’absorba tant que, presque d’un seul jet, j’en rédigeai une traduction sur ces grands cahiers de la Papeterie Joseph Gibert où il est si agréable d’écrire avec une plume douce. Et ce faisant, nous arrivâmes à proximité de Melk, où, à-pic sur une boucle du fleuve, se dresse encore le très beau Stift plus d’une fois restauré au cours des siècles. Comme le lecteur l’aura imaginé, dans la bibliothèque du monastère je ne trouvai trace du manuscrit d’Adso. Avant d’arriver à Salzbourg, une nuit tragique dans un petit hôtel sur les rives du Mondsee, et mon voyage à deux s’interrompit brusquement : la personne avec qui je voyageais disparut en emportant dans son bagage le livre de l’abbé Vallet, non point par malignité, mais à cause de la façon désordonnée et abrupte dont avait pris fin notre liaison. Il me resta ainsi une série de cahiers écrits de ma propre main, et un grand vide au coeur. Quelques mois plus tard à Paris, je décidais d’aller au bout de ma recherche. Des renseignements plutôt chiches que j’avais tirés du livre français, me restait la référence à la source, exceptionnellement détaillée et précise : Vetera analecta, sive collectio veterum aliquot operum & opusulorum omnis generis, carminum, epistolarum, diplomaton, epitaphiorum, &, cum itinere germanico, adnotationibus & aliquot disquisitionibus R.P.D. Joannis Mabillon, Presbiteri ac Monachi Ord. Sancti Benedicti e Congregatione S. Mauri. — Nova Editio cui accessere Mabilonii vita & aliquot opuscula, scilicet Dissertatio de Pane Eucharistico, Azymo et Fermentato, ad Eminentiss. Cardinalem Bona. Subjungitur opusculum Eldefonsi Hispaniensis Episcopi de eodem argumento Et Eusebii Romani ad Theophilum Gallum epistola, De cultu sanctorum ignotorum, Parisiis, apud Levesque, ad Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.{2} Je trouvai tout de suite les Vetera Analecta à la bibliothèque Sainte- Geneviève, mais à ma grande surprise, l’édition repérée divergeait sur deux détails : d’abord l’éditeur, qui était Montalant, ad Ripam P.P. Augustinianorum (prope Pontem S. Michaelis), et ensuite la date de deux années postérieures. Inutile de dire que ces Analecta ne contenaient aucun manuscrit d’Adso ou Adson de Melk – et qu’il s’agit en revanche comme tout un chacun peut le vérifier, d’un recueil de textes de courte et moyenne longueur, quand l’histoire transcrite par Vallet s’étendait sur plusieurs centaines de pages. Je consultai à l’époque des médiévistes illustres comme le cher et inoubliable Étienne Gilson, mais il fut clair que les uniques Vetera Analecta étaient ceux que j’avais vus à Sainte- Geneviève. Une pointe jusqu’à l’Abbaye de la source, qui s’élève du côté de Passy, et un entretien avec l’ami Dom Arne Lahnestedt me convainquirent pareillement qu’aucun abbé Vallet n’avait publié de livres aux presses (d’ailleurs inexistantes) de l’abbaye. On ne sait que trop la négligence des érudits français à fournir des indications bibliographiques d’une certaine crédibilité, mais le cas en question dépassait tout pessimisme raisonnable. Je commençai à penser qu’un faux m’était tombé dans les mains. Désormais le livre même de Vallet était irrécupérable (ou du moins ne me sentais-je pas le courage d’aller le quémander à qui me l’avait distrait). Il ne me restait donc que mes notes, dont je commençais dès lors à douter. Il est des moments magiques, de grande fatigue physique et d’intense excitation motrice, où surgissent des visions de personnes connues par le passé (« en me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés »). Comme je l’appris plus tard dans le beau livre de l’abbé de Bucquoy, surgissent pareillement des visions de livres non encore écrits. Si rien de nouveau ne s’était produit, j’en serais encore à me demander d’où peut bien venir l’histoire d’Adso de Melk ; seulement en 1970, à Buenos Aires, comme je fouinais sur les étagères d’un petit libraire antiquaire dans la Corrientes, pas très loin du plus fameux Patio du Tango de cette grande rue, voici que me tomba entre les mains la version castillane d’un opuscule de Milo Temesvar, de l’utilisation des miroirs dans le jeu des échecs, que j’avais déjà eu l’occasion de citer (de seconde main) dans mon Apocalyptiques et intégrés, en rendant compte de son plus récent les Marchands d’Apocalypses. Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en langue géorgienne (Tbilissi, 1934), et dans ces pages, à ma grande surprise, je lus de copieuses citations du manuscrit d’Adso, sauf que la source n’était ni Vallet ni Mabillon, mais bien le père Athanasius Kircher (quel ouvrage au juste ?). Un savant – que je ne juge pas opportun de nommer – m’a assuré par la suite que (et il citait les index de mémoire) le grand jésuite n’a jamais parlé d’Adso de Melk. Mais les pages de Temesvar se trouvaient sous mes yeux et les épisodes auxquels il se référait étaient absolument analogues à ceux du manuscrit traduit par Vallet (en particulier, la description du labyrinthe ne laissait place à aucun doute). Quoi qu’en ait écrit ensuite Benianino Placido{3}, l’abbé Vallet avait existé et de même certainement Adso de Melk. J’en conclus que les mémoires d’Adso semblaient justement participer de la nature des événements qu’il relate : enveloppés de nombreux et vagues mystères, à commencer par l’auteur, pour finir avec l’emplacement de l’abbaye dont Adso ne souffle mot, tenacement pointilleux là-dessus, à telle enseigne que les conjectures permettent de dessiner une zone imprécise entre Pomposa et Conques, avec de raisonnables probabilités que le lieu se situât le long de la dorsale des Apennins, entre Piémont, Ligurie et France (autant dire entre Lerici et Turbie). Quant à l’époque où se déroulent les événements décrits, nous sommes à la fin du mois de novembre 1327 ; en revanche le moment où écrit l’auteur est incertain. En calculant qu’il se dit novice en 1327 et proche de la mort quand il écrit ses mémoires, nous pouvons conjecturer que le manuscrit a été rédigé au cours des dix ou vingt dernières années du XIVe siècle. Tout bien réfléchi, elles étaient plutôt minces, les raisons qui pouvaient me porter à faire imprimer ma version italienne d’une obscure version néo-gothique française d’une édition latine du XVIIe siècle d’un ouvrage écrit en latin par un moine allemand vers la fin du XIVe siècle. Et d’abord, quel style adopter ? Il fallait repousser comme tout à fait injustifiée la tentation d’imiter les modèles italiens de l’époque : non seulement Adso écrit en latin, mais il est clair d’après toute l’allure du texte que sa culture (ou la culture de l’abbaye qui si clairement l’influence) est beaucoup plus datée ; il s’agit évidemment d’une somme pluriséculaire de connaissances et de coquetteries stylistiques qui se rattachent à la tradition du bas moyen âge latin. Adso pense et écrit comme un moine resté imperméable à la révolution de la langue vulgaire, lié aux pages abritées par la bibliothèque dont il parle, formé sur des textes patristico-scolastiques, et son histoire (au-delà des références et des événements du XIVe siècle, que cependant Adso enregistre au milieu de mille perplexités, et toujours par ouï-dire) aurait pu être écrite, quant à la langue et aux citations érudites, au XIIe ou XIIIe siècle. Il ne fait d’autre part aucun doute qu’en traduisant dans son français néo-gothique le latin d’Adso, Vallet s’est permis diverses libertés, et pas toujours stylistiques. Par exemple, les personnages parlent quelquefois des vertus des herbes en se rapportant d’évidence à ce livre des secrets attribué à Albert le Grand, qui subit au cours des siècles d’innombrables remaniements. Sans l’ombre d’un doute, Adso le connaissait, mais reste le fait qu’il en cite des passages qui évoquent trop littéralement soit des prescriptions de Paracelse soit d’évidentes interpolations d’une édition d’Albert le Grand à coup sûr de l’époque Tudor. Par ailleurs j’ai vérifié ensuite qu’aux temps où Vallet transcrivait (?) le manuscrit d’Adso, il circulait à Paris une édition du XVIIIe siècle du Grand et du Petit Albert{4} désormais irrémédiablement frelatée. Pourtant, comment être certain que le texte à quoi se référaient Adso et les moines dont il annotait les discours ne contenait aussi, entre les gloses, les scolies et divers appendices, des remarques destinées à nourrir ensuite la culture à venir ? Enfin, devais-je laisser en latin les passages que l’abbé Vallet lui- même ne jugea pas opportun de traduire, peut-être pour garder un air d’époque ? Il n’y avait point de justifications précises pour le faire, si ce n’est un sentiment, peut-être mal compris, de fidélité à ma source… J’ai élagué de manière à conserver certaines choses. Et je crains d’avoir fait comme les mauvais romanciers qui, s’ils mettent en scène un personnage français, lui font dire « parbleu ! » et « la femme, ah ! La femme ! » Pour conclure, je suis plein de doutes. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me suis décidé à prendre mon courage à deux mains pour présenter comme s’il était authentique le manuscrit d’Adso de Melk. Disons : un geste d’énamouré. Ou, si on veut, une façon de me libérer de nombreuses et anciennes obsessions. Je transcris sans me soucier de l’actualité. Dans les années où je découvrais le texte de l’abbé Vallet, se répandait la conviction qu’on ne devait écrire que pour s’engager dans le présent, et pour changer le monde. À un peu plus de dix ans de là, c’est maintenant la consolation de l’homme de lettres (recouvrant sa très haute dignité) qu’on puisse écrire par pur amour de l’écriture. C’est ainsi qu’à présent je me sens libre de raconter, par simple goût fabulateur, l’histoire d’Adso de Melk, et que j’éprouve réconfort et consolation à la retrouver si incommensurablement éloignée dans le temps (maintenant que la veille de la raison a chassé tous les monstres que son sommeil avait engendrés), si glorieusement dénuée de rapport avec les temps où nous vivons, intemporellement étrangère à nos espérances et à nos certitudes. Parce que c’est là une histoire de livres, non de misères quotidiennes, et sa lecture peut incliner à réciter avec le grand imitateur à Kempis : « In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro{5}. » 5 janvier 1980
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