Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright Du même auteur Dédicace Introduction Chapitre premier - LA DESTRUCTION PHYSIQUE Six noms L'expropriation La concentratîon Les « opérations mobiles de tuerie » La déportation L'exécution judiciaire La famine Le nom et l'anonymat Chapitre II - LA DESTRUCTION MORALE L'ineptie La falsification nazie du bien La falsification communiste du bien Évaluation Chapitre III - LA DESTRUCTION DU POLITIQUE La politique de destruction du politique Le reliquat du politique L'utopie Les buts illimités du nazisme Les buts illimités du communisme Usure et autodestruction Chapitre IV - THÉOLOGIE Le mal Le démon et la Personne Le salut « Biblisme » nazi « Biblisme » communiste Hérésies Chapitre V - LA MÉMOIRE L'oubli «païen » du communisme L'oubli chrétien du communisme L'oubli juif du communisme La mémoire juive du nazisme La mémoire chrétienne du nazisme L'unicité de la Shoah Annexe DISCOURS À L'INSTITUT © Librairie Arthème Fayard, 1998. 978-2-213-65099-9 Du même auteur Le Tsarévitch immolé, Paris, 1967, rééd. Payot, 1991. Histoire et expérience du moi, Paris, Flammarion, 1971. Éducation et société en Russie, Paris-La Haye, Mouton, 1974. L'Histoire psychanalytique, une anthologie, Paris-La Haye, Mouton, 1974. Être russe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1974. Court Traité de soviétologie à l'usage des autorités civiles, militaires et religieuses, Paris, Hachette, 1976. Les Origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann-Lévy, 1977, 2e éd., 1986. La Confusion des langues, Paris, Calmann-Lévy, 1978. Présent soviétique et passé russe, Paris, Hachette, « Le Livre de Poche/Pluriel », 1980, 2e éd., 1986. Anatomie d'un spectre, Paris, Calmann-Lévy, 1981. Courrier Paris-Stanford (avec Jean Plumyène), Paris, Julliard, 1984. La Falsification du bien. Soloviev et Orwell, Paris, Julliard, 1985. Une génération, Paris, Julliard, 1987. Vendredis, Paris, E.S.F., 1989. L'Image interdite. Une histoire intellectuelle de l'iconoclasme, Paris, Fayard, 1994. Trois tentations dans l'Église, Paris, Calmann-Lévy, 1996. Préface pour Andreï Amalrik, L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?, Paris, Fayard, 1970. Préface pour Vladimir Soloviev, Le Judaïsme et la Question chrétienne, Paris, Desclée, 1992. de l'Institut À la mémoire d'Annie Kriegel et de Michel Heller Introduction Le présent essai soulève deux questions connexes. Il ne prétend pas leur donner une réponse exhaustive. La première a trait à la conscience historique qui me paraît, aujourd'hui, manquer gravement d'unité. Le désaccord touche à ce que ce siècle a eu de plus caractéristique par rapport à tous les autres: l'extraordinaire ampleur du massacre des hommes par les hommes, qui n'a été possible que par la prise de pouvoir du communisme de type léniniste et du nazisme de type hitlérien. Ces «jumeaux hétérozygotes» (Pierre Chaunu), bien qu'ennemis et issus d'une histoire dissemblable, ont plusieurs traits communs. Ils se donnent pour but de parvenir à une société parfaite en arrachant le principe malin qui fait obstacle. Ils se prétendent philanthropiques puisqu'ils veulent, l'un le bien de l'humanité entière, l'autre celui du peuple allemand, et que cet idéal a suscité des dévouements enthousiastes et des actes héroïques. Mais ce qui les rapproche le plus est qu'ils se sont donné tous deux le droit, et même le devoir, de tuer, et qu'ils l'ont tous deux fait avec des méthodes qui se ressemblent, à une échelle inconnue dans l'histoire. Or, aujourd'hui, la mémoire historique ne les traite pas également. Le nazisme, bien que disparu complètement depuis plus d'un demi-siècle, est, à juste titre, l'objet d'une exécration que le temps n'affaiblit nullement. La réflexion horrifiée à son sujet semble même gagner chaque année en profondeur et en extension. Le communisme, en revanche, bien que tout frais et tout récemment déchu, bénéficie d'une amnésie et d'une amnistie qui recueillent le consentement presque unanime, non seulement de ses partisans, car il en existe encore, mais de ses ennemis les plus déterminés, et même de ses victimes. Ni les uns ni les autres ne trouvent séant de le tirer de l'oubli. Il arrive parfois que le cercueil de Dracula, s'entrouvre. C'est ainsi que, à la fin de 1997, un ouvrage (Le Livre noir du communisme) osa faire l'addition des morts que l'on pouvait lui attribuer. Il proposait une fourchette de quatre- vingt-cinq millions à cent millions. Le scandale dura peu et le cercueil se referme déjà, sans que ces chiffres, cependant, aient été sérieusement contestés. J'ai eu l'occasion d'aborder récemment ce contraste entre l'amnésie du communisme et l'hypermnésie du nazisme. Je l'ai traité brièvement sous l'angle assez étroit des conditions historiques et politiques auxquelles l'oubli du communisme pouvait être imputé 1. Le sujet exigeait des développements plus étendus et sous d'autres points de vue. C'est l'objet de la première partie de cet essai. La seconde question a trait à la Shoah. Dans quelle mesure, dans l'immense tuerie du siècle, doit-elle être mise à part? Peut-on la ranger comme une tombe parmi les autres tombes dans le cimetière commun ? Et, sinon, pour quelle raison ? C'est un fait plus facile à constater qu'à expliquer, que la question de la Shoah hante non seulement la conscience historique du siècle en général, mais spécifiquement la relation ou la comparaison entre la mémoire du communisme et celle du nazisme. Je l'avais senti moi-même fortement, en soulignant dans mon discours pourquoi le peuple juif avait pris en charge la mémoire de la Shoah : par une obligation morale qui s'inscrivait dans la longue mémoire des persécutions ; par une obligation religieuse liée à la louange ou à l'interrogation passionnée, à la manière de Job, du Seigneur qui a promis de protéger son. peuple et qui punit l'injustice et le crime. L'humanité doit rendre grâce à la mémoire juive pour avoir conservé pieusement les archives de la Shoah. L'énigme est du côté des peuples qui ont oublié. La difficulté vient de ce que, pour répondre à la seconde question, il faut changer de plan. On peut, en effet, comparer communisme et nazisme comme deux espèces du même genre, le genre idéologique. Leur séduction, la nature et le mode de leur pouvoir, le type de leur crime se rattachent à la formation mentale dont ils dépendent entièrement : l'idéologie. J'entends par ce nom une doctrine qui promet, moyennant conversion, un salut temporel, qui se donne pour conforme à un ordre cosmique déchiffré scientifiquement dans son évolution, qui impose une pratique politique visant à transformer radicalement la société. On peut pousser longtemps la comparaison entre le communisme et le nazisme, noter les différences et les similitudes, sans sortir de l'analyse historique et politique. Avec la Shoah, au contraire, nous en sortons immédiatement. Bien que la politique, particulièrement en France, essaie de faire de la Shoah un enjeu, de la faire rentrer dans le combat sempiternel de la « droite » et de la « gauche », cette catastrophe se situe ailleurs, comme un foyer autrement grave et brûlant qui vit de sa vie propre, loin des luttes du forum. La conscience de la Shoah n'est pas à l'aise dans l'analyse purement politique ; elle éprouve une gêne devant l'étude comparative, neutre, « scientifique ». Elle garde indiciblement le sentiment d'un événement unique dans ce siècle et dans tous les temps, requérant autre chose que l'étude objective : une révérence spéciale, un silence sacré. Nous ne sommes plus dans l'histoire de l'idéologie, mais dans l'histoire de la religion — voire dans la religion elle-même, la juive, d'abord, et par contrecoup la chrétienne. Il n'en demeure pas moins que les deux questions - la conscience historique comparée des deux idéologies meurtrières et la conscience de la Shoah — ont partie liée. Le fait unique de la Shoah a émergé lentement de la mémoire confuse du nazisme. Il n'est pas sans rapport avec le traitement différent qui a été réservé au communisme. Il est périlleux de suivre deux séries d'événements qui n'ont pas la même nature, ne se situent pas dans le même espace ni dans le même temps, et que pourtant l'histoire a obscurément connectées. Pour éclairer, selon mes forces, cette obscurité, je vais brièvement retracer la généalogie du problème. Ensuite, je comparerai pas à pas le communisme et le nazisme sous l'angle des destructions qu'ils ont opérées dans l'ordre physique, moral, politique. J'avoue que, ayant déjà beaucoup traité du sujet, j'espérais bien, tant il est pénible, ne pas y revenir. Ce sont les circonstances qui m'y ont ramené. Ensuite, je me risquerai dans la théologie pour essayer de déterminer où se situe exactement l'unicité de la Shoah. Je conclus à l'unicité, mais je doute que l'on puisse s'entendre d'ici longtemps sur le sens de cette unicité. La question de l'unicité de la Shoah, dont je pense que les victimes ont eu immédiatement l'intuition, n'a émergé dans la conscience publique avec toute son ampleur que plusieurs années après l'événement. Le témoignage de Primo Levi, Se questo è un uomo, aujourd'hui reconnu universellement pour un des plus émouvants jamais écrits sur Auschwitz, a été rédigé aussitôt après le retour en Italie de l'auteur. Il fut refusé par plusieurs éditeurs importants. Il parut tout de même en 1947, tiré à 2 500 exemplaires par une petite maison qui fit bientôt faillite et le livre sombra dans l'oubli. Réédité par Einaudi en 1958, il entra dans une gloire si méritée que son obscurité antécédente nous introduit à un aspect de l'énigme.
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