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L'armenien en France. Армянский язык во Франции PDF

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Février 2008 Numéro 11 Langues et cité L’arménien en France En 2007, l’année de l’Arménie a été l’occasion de présenter au public français une série de manifestations culturelles autour de l’Arménie et des Arméniens. Dans les années 1920, la France accueillait sur son sol quelque 60000 réfugiés arméniens, rescapés du génocide de 1915. Débarqués à Marseille, certains s’y installent, d’autres essaiment Langues et cité Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques le long de la Vallée du Rhône pour travailler dans les industries Arménien occidental p. 2 textiles de la région lyonnaise ou de l’Isère, d’autres enfin font Normes p. 3 souche en région parisienne où ils fondent de véritables «villages arméniens» à Alfortville, Issy-les-Moulineaux, Arnouville. Litttérature p. 4 Ouvriers, artisans, commerçants, c’est pour eux le début d’un long processus d’ascension sociale et d’intégration à la société L’enseignement p. 6 française. Ces «apatrides» seront, pour la plupart, naturalisés L’école p. 7 français après 1946. Quatre-vingts ans après, on compte environ 400000 Français Vivre dans la langue p. 8 d’origine arménienne. Ils se sont intégrés de façon exemplaire à la société française; certains d’entre eux ont connu des réussi- À Marseille p. 9 tes exceptionnelles comme le chanteur Charles Aznavour, le Locuteurs p. 10 cinéaste Henri Verneuil ou le député et ancien ministre PatrickDevedjian. Pour autant, ils n’ont pas oublié la langue et la Parutions p. 11 culture arméniennes. Jusqu’aux années 1960, la France est un des principaux foyers de la littérature et de la presse d’expression Bibliographie p. 12 arménienne, elle compte encore aujourd’hui plusieurs écrivains arméniens de premier plan. À partir des années 1970, un renou- veau se manifeste au sein de la troisième génération, qui cherche à se réapproprier sa langue et sa culture d’origine. Cette évolu- tion illustre ainsi à sa manière le débat toujours en cours sur les phénomènes croisés que sont l’immigration, l’intégration et le plurilinguisme. On mesure la trajectoire particulière dont sont porteurs les descendants: intégrés à la société d’accueil, dont ils ont assimilé la langue et les valeurs, ils investissent néanmoins d’un fort désir la langue et la culture des grands-parents, un désir qui en dit long sur l’identité appréhendée comme un fait symbo- lique impliquant l’individu et la communauté. 2 L’arménien occidental, destin d’une langue de diaspora Anaïd DONABEDIAN, Inalco L’ arménien constitue un à l’ecclésiastique Mesrob modernité pour les dominante arménienne rameau isolé au sein Machtots. Cet alphabet, des- Arméniens: une riche littéra- (Gamk, quotidien) ou fran- de la famille des lan- tiné à la traduction de la Bible, ture se développe avec un çaise (France-Arménie, men- gues indo-européennes. À a immédiatement donné lieu à courant romantique, puis la suel ; Achkar,hebdomadaire). partir du Moyen Âge, l’armé- une littérature classique floris- naissance d’une prose L’arménien occidental est nien classique cède progressi- sante. Les premières œuvres réaliste, et une intense acti- désormais parlé uniquement vement la place à deux bran- du Ve siècle sont essentielle- vité de traduction d’œuvres en diaspora, ce qui a des ches qui ont donné naissance, ment historiographiques; occidentales, en même temps conséquences sur son déve- au XIXesiècle à deux variétés elles sont rapidement suivies qu’un travail de normalisation loppement sociolinguistique: normées: l’arménien occi- d’œuvres théologiques et de la langue moderne, qui les locuteurs font un usage le dental et l’arménien oriental de très nombreuses traduc- devient langue littéraire. Puis plus souvent restreint des (voir l’article p.3). tions du grec (Pères de à la charnière du XXesiècle, la registres stylistiques, soit par L’Arménie étant située à la l’Église, historiens, théolo- prise de conscience de la manque de compétence, soit frontière des grands empires giens, philosophes), puis richesse dialectale conduit à au contraire par purisme. qui ont successivement d’œuvres poétiques (hymnes, un nouvel enrichissement de Ajouté au bilinguisme massif, dominé la région, la langue fables…), juridiques, scienti- la langue moderne, notam- le phénomène des néo-locu- arménienne s’est trouvée en fiques (grammaires, géogra- ment grâce à la découverte teurs, qui n’est pas encore contact avec de nombreuses phie, puis, au temps des inva- par les ethnographes de l’épo- dominant, mais pourrait le langues de groupes différents sions arabes, des traités pée orale de David de devenir, conduit à l’émer- qui ont influencé son dévelop- médicaux et vétérinaires). Sassoun, qui a fait l’objet, en gence de nouvelles ramifica- pement à divers stades de son Une langue moderne se rap- 1939 d’une édition intégrant tions dialectales fondées sur histoire. Au stade ancien, on prochant de la langue parlée l’ensemble des récits le type de bilinguisme auquel note des analogies de structu- apparait pour la première fois recueillis dans diverses sont confrontés les locuteurs res avec le grec, et de nom- dans les textes au XIIIesiècle variantes dialectales. Après la de l’arménien occidental: la breux emprunts lexicaux à quand, fuyant les invasions constitution de la grande langue évolue en effet diffé- l’iranien, mais aussi des tra- mongoles, les Arméniens quit- diaspora consécutive au remment dans les foyers ces du substrat ourartéen, qui tent le plateau arménien et sa génocide de 1915, la culture anglophones, francophones, n’est pas rattaché à la famille capitale Ani pour fonder un arménienne occidentale se hispanophones, par le biais indo-européenne. Plus tard, nouveau royaume en Cilicie. développe hors de son terri- notamment de calques des le bilinguisme prolongé des Alors que sous la dynastie toire, que ce soit au Moyen- langues de contact (comme Arméniens avec le turc a inflé- précédente des Bagratides, Orient ou ailleurs, considéré «troisième âge» venu du fran- chi le développement morpho- on utilisait le grec ou l’ara- encore aujourd’hui comme le çais). Mais certains dialectes syntaxique de la langue méen comme langue de chan- conservatoire de l’arménien arméniens subsistent encore et apporté de nombreux cellerie et l’arménien clas- occidental. En France, un cou- dans certaines régions, emprunts encore très vivants sique pour les usages religieux rant littéraire important appa- notamment au Moyen-Orient, dans les dialectes. Malgré ou littéraires, le nouveau rait à Paris entre les deux et enrichissent la vitalité de tout, la langue moderne a Royaume choisit pour la pre- guerres mondiales (voir l’arti- l’arménien occidental. Dans gardé une grande proximité mière fois de rédiger ses tex- cle p.4-5). Aujourd’hui, on toute la diaspora, et notam- avec la langue classique, tes officiels, et notamment compte en France deux ment en France, un renouveau notamment au plan phonolo- juridiques, dans une langue grands poètes arméniens: linguistique se manifeste à gique et lexical, ainsi que pour qui se veut compréhensible Krikor Beledian et Zoulal partir des années 1970, la morphologie du verbe. Le par tous; l’arménien clas- Kazandjian. Un quotidien en lorsque la troisième généra- lexique et les modes de for- sique reste toutefois la langue langue arménienne, Haratch tion, parfaitement intégrée, mation lexicale sont égale- littéraire noble jusqu’au milieu (audience: environ 10000 cherche à se réapproprier sa ment restés stables malgré la du XIXesiècle, même si la lan- lecteurs, y compris hors de langue d’origine. L’essor concurrence des emprunts. gue moderne en gestation France), parait à Paris depuis récent des écoles bilingues Au Vesiècle, l’arménien a été transparait dans différents plus de soixante-dix ans; sont franco-arméniennes est le . doté d’un alphabet original, textes. publiés également en France signe de la poursuite de ce dont la création est attribuée Le XIXesiècle est celui de la plusieurs journaux bilingues à mouvement L’ : 3 ARMÉNIEN MODERNE QUESTIONS DE NORME Anaïd DONABEDIAN, Inalco Arménien oriental et arménien occi- mutations phonétiques entre l’arménien Confrontées à l’afflux de nouveaux dental: historique classique et les deux normes modernes. migrants d’Arménie, locuteurs d’armé- Privés d’État durant presque toute leur Cependant, en 1922, le régime soviétique nien oriental, les écoles n’ont ni les histoire, les Arméniens sont, au XIXesiè- entreprend une réforme destinée à ren- moyens, ni la volonté de dédoubler les cle, partagés entre l’Empire ottoman et dre l’écriture totalement phonologique, et classes, et sont même parfois contraintes l’Empire russe, avec pour centres cultu- allant jusqu’à supprimer deux lettres. de recruter des enseignants formés dans rels Constantinople et Tiflis. Ainsi, à l’é- Elles sont réintroduites en 1939, et la une autre norme que celle qu’ils doivent poque où les peuples d’Europe occiden- réforme amendée est toujours en vigueur enseigner. Si on ajoute à cette variation tale et des Balkans standardisent leurs en Arménie, mais n’a jamais été adoptée de norme l’hétérogénéité des niveaux langues nationales, l’arménien classique par la diaspora (y compris en Iran où on entre primo-arrivants (d’Arménie – armé- cesse d’être la langue littéraire des parle l’arménien oriental). Le divorce des nien oriental - ou du Moyen-Orient – Arméniens, qui adoptent, dans chacun orthographes suscite, depuis l’indépen- arménien occidental) et enfants de qua- des empires, deux standards modernes, dance de l’Arménie (1991), des débats trième génération de diaspora, on com- l’arménien oriental et l’arménien occiden- idéologiques aussi virulents que stériles. prend qu’en l’absence de solution struc- tal, issus de deux grandes familles dialec- En pratique, en ex-URSS et dans les com- turelle, la situation est un véritable défi tales. L’intercompréhension est possible, munautés récentes (comme en Suède), pour les enseignants. même si chaque standard est bien identi- on utilise l’orthographe réformée, mais À l’Institut national des langues et civilisa- fié, et que nul ne peut échapper à la ailleurs, comme en France, la seule tions orientales, où le débutant commen- dichotomie: seuls quelques écrivains iso- norme admise est l’orthographe clas- çait traditionnellement par l’arménien lés, comme Levon Chant (1869-1951), ou sique. Ainsi, la barrière orthographique occidental, et s’initiait à l’oriental (ortho- plus tard Kostan Zarian (1885-1969), ont s’ajoute à la différence linguistique pour graphe classique) en deuxième année, le cherché à «réunifier la langue armé- faire obstacle à des collaborations édito- choix est désormais proposé dès la pre- nienne», sans réel succès. riales et pédagogiques que la chute du mière année, et à l’issue de la licence, Le XXesiècle ne fait qu’accentuer le cli- rideau de fer rendait enfin possibles. En l’étudiant doit faire preuve de la maitrise vage, avec, à l’ouest, l’éclatement de Arménie, quelques lettrés défendent l’or- active d’un standard et de la maitrise pas- l’Arménie dite turque, qui, après le géno- thographe pré-soviétique, contrairement sive des autres normes, c’est-à-dire de cide de 1915, se disperse en une diaspora à la majorité des intellectuels qui, crai- compétences intégrant la variation de massive, et à l’est, la soviétisation de gnant peut-être l’obsolescence de leurs norme d’une langue polycentrique. l’Arménie dite russe en 1921. L’arménien propres écrits, invoquent des raisons éco- De fait, par-delà les deux normes (trois en occidental, désormais en exil, devient lan- nomiques et le risque d’une rupture de considérant l’orthographe), toutes stabili- gue de diaspora, et, dans cette position transmission culturelle. De fait, le débat sées, disposant d’une littérature, d’une fragile, se trouve en tension perpétuelle divise surtout diaspora et Arménie, cris- presse, d’écoles, on ne peut que consta- entre déclin et volontarisme linguistique. tallisant les malentendus entre un État- ter la flexibilité des pratiques, liée au bras- L’arménien oriental, langue d’État, est nation émergent, manquant de moyens et sage croissant des locuteurs. Toute pré- soumis à une politique dirigiste qui pro- de culture démocratique, et «sa» diction est cependant prématurée : une meut le russe, et le bilinguisme des diaspora occidentale, qui peine à se fusion des deux normes est pure fiction Arméniens d’URSS rejoint ainsi par cer- reconnaitre dans un pays au passé sovié- compte tenu de l’absence de gouver- tains points la situation de la diaspora. tique. Au plan pratique, la question de nance intrinsèque à la diaspora ; le déclin Mais les deux univers sont désormais l’orthographe pourrait être au moins en annoncé de l’arménien occidental est quasiment imperméables, et l’intercom- partie résolue par l’édition numérique hypothétique, tant les marques de vitalité préhension de plus en plus aléatoire. associée à un convertisseur d’orthogra- sont incontestables. En revanche, les phe. situations de communication inter-nor- L’écriture: continuité et réforme mes, qui commencent à faire l’objet de L’alphabet arménien, créé au Ve siècle, a Une langue polycentrique recherches, montrent que les locuteurs surtout remarquablement fait la preuve L’enseignement de la langue, enjeu vital sont de plus en plus conscients de la rela- . de son adéquation à la structure phonolo- en diaspora, est le domaine le plus touché tivité de la norme, dont ils jouent parfois gique de la langue, qui ne s’est pas par cette situation polycentrique, car il avec jubilation démentie à travers les siècles, malgré les requiert par définition une norme stable. L 4 a littérature arménienne en France la particularité d’être l’expression d’un de l’autre constituent des références et est une littérature de diaspora. Elle groupe de quinze jeunes écrivains, réunis des repères. Tchankse veut «le miroir des nait d’une manière massive à partir autour d’un texte liminaire dont j’ai eu idées nouvelles et saines qui intéressent de 1922. Certes, dans les années anté- l’occasion de parler ailleurs1. l’opinion nationale et internationale…» rieures à la première guerre mondiale, la Lieu de rencontre, la revue est un espace Zwartnotslance un débat sur les orienta- France attire une partie de l’intelligentsia d’échange. Le texte liminaire de Menk tions de la nouvelle littérature avec pour arménienne en exil depuis les massacres affirme que les signataires se proposent thème «le national ou le cosmopolite de 1895-96, mais c’est après la débâcle avant tout «d’établir des liens étroits de dans la littérature» et dessine également de 1922 que les vagues de réfugiés amè- camaraderie et de renforcer l’esprit de un vaste programme où l’on retrouve la nent un grand nombre d’écrivains et d’in- sincère solidarité, afin de servir d’une philosophie, les littératures étrangères, la tellectuels qui avaient échappé aux évè- manière plus fructueuse la culture et la lit- musique, la danse, la peinture le cinéma, nements sanglants de 1915. Ils ont déjà térature arménienne». Une revue est un etc. Programme encyclopédique qui tra- publié des ouvrages et de ce fait ils cons- peu une «maison», un refuge, un abri, un duit une boulimie de savoir, une envie tituent une «génération d’ainés», à la- terrain, tout ce qui manque aux orphelins folle de vivre la modernité, un désir de se quelle s’oppose celle de jeunes écrivains et aux rescapés. Aussi, donnera-t-on, mettre au diapason de ce qui se fait de dont la plupart ont une expérience trau- moins d’importance aux affirmations plus actuel. matisante de la Catastrophe. Pour survi- esthétiques qu’au désir de s’unir, de se Cette ouverture sur l’autre n’est pas vre ils travaillent, le jour, dans des ateliers doter d’un territoire symbolique où pou- dénuée d’ambigüité. Dans l’expérience et des usines, ils écrivent la nuit. Ils n’ont voir s’exprimer et se constituer en tant diasporique, le monde ambiant est perçu pas fait d’études universitaires, mais ils que groupe2. L’écriture est une réaction à comme un monde menaçant l’intégrité de lisent tout ce qui se publie. Ils fréquentent la dispersion et à la désintégration, un l’exilé, mais en même temps comme seul les cafés du Quartier latin et du IXearron- moyen, un medium de survie contre la lieu de survie. Ceci explique les para- dissement. L’expérience des déportations perte et l’aliénation. Ch.Nartouni (1898- doxes de l’écriture diasporique. et l’exil les ont muris d’une manière pré- 1968) déclame, avec la rhétorique habi- De 1922 jusqu’après la Seconde Guerre coce et les poussent à une course effré- tuelle de l’iconoclaste: «Nous, de race mondiale, pendant plus de trente ans, née de la jouissance et dans l’aventure de asiatique… Orientaux, nous aimons l’ouverture sur les littératures étrangères la création. l’Orient, sans oublier d’étudier l’Occident se fait d’une manière prudente. Bien sûr, L a l i t t é r a t u r e a r m é n i e n n e e n F Krikor BELEDIAN, Inalco et ses arts. Nous vivons dans le siècle de critiques et écrivains connaissent le sur- la communication accélérée. Nous ne réalisme, le futurisme, la littérature prolé- Le territoire de la presse voulons pas rester sourds aux voix qui tarienne, la psychanalyse et les auteurs La presse est le lieu par excellence où nous viennent de l’univers entier, de les plus en vue. Il suffit de feuilleter les s’élabore la littérature. Les partis poli- l’Orient jusqu’en Occident et de pages du journal Erévan pour retrouver tiques traditionnels financent ou soutien- l’Occident jusqu’en Orient. Nous voulons sous la plume de Z.Yessayan (1878-1943) nent plus ou moins directement les quoti- nous connaitre… Nous voulons connaitre toute sorte d’articles sur les avant-gar- diens: Abaka (Avenir, 1921-1936), puis les autres… Nous, jeunes gens privés de des. Haratch de Ch. Missakian (En avant, territoire, voulons hausser notre peuple Or, on traduit fort peu. Comme dit 1925), Nor Yerguir (Nouveau pays, 1926- sur le territoire de l’art, pour qu’il résiste A.Berman, «l’épreuve de l’étranger» ne 1937), Erévan (1925-1930). La ligne de jusqu’à ce qu’il retrouve son territoire passe pas par la traversée d’une langue partage passe en fait entre les amis et les véritable et y érige sa demeure». étrangère. Cette absence s’explique par adversaires de l’Arménie soviétique. Elle Les revues sont des laboratoires où sont le manque de grandes maisons d’édition départage également les revues et les posées les questions concernant l’iden- et d’institutions capables de soutenir de groupes. Arakatz de H.Boghossian tité, les relations ambigües qui lient l’exilé tels efforts. Elle résulte également de la (1926),Tsolk(Reflet) de Gakavian-Gardon étranger au monde qui l’environne. C’est situation toute particulière d’affronte- (1929), Tchank de Sema et de là que se vit et se dit l’expérience diaspo- ment et d’autodéfense dans laquelle se Manouchian se situent à gauche, rique, cette ouverture à l’altérité, à la diffé- trouvent les survivants de la Catastrophe. Zwartnotsde H.Palouyan plutôt au centre rence, à la déterritorialisation et qui met Sans l’élaboration de schèmes d’adapta- droit. En fait, ces groupes constituent des en question aussi bien l’appartenance tion, une trop grande exposition à l’Autre cercles aux contours assez vagues. Après nationale que la pratique de la langue. déstructure une identité déjà probléma- une période d’improvisation commence Ces groupes et les revues qu’ils éditent, tique, sinon éclatée. La question de la tra- la mise en place d’un projet plus solide: sont loin d’être des ghettos. Le pays d’ac- duction sera à l’ordre du jour dans les la revue Menk (Nous, 1931-33), présente cueil, la culture environnante et la langue années cinquante, à un moment où le 1Cinquante ans de littérature arménienne en France, du Même à l’Autre, CNRS Éditions, Paris 2001. 2Cf. «Exil et territoires symboliques» in «Hommes & Migrations», n°1265, Paris 2007. processus d’intégration est très large- dix sont des romanciers. On ne sera pas poétique du mouvement. La conquête 5 ment entamé, et pour éviter la sclérose et étonné de voir les poètes produire des d’un lieu pour vivre et pour créer est le la stérilité se pose l’urgence d’une greffe. romans. Ces «récits d’exilé», qui n’ont thème majeur d’un poète qui a fait de Aujourd’hui avec le recul, on peut dire rien «d’un récit de vie», constituent un l’absence d’ancrage, des pérégrinations que la littérature arménienne de France genre à part entière. Le personnage cen- et du déplacement le moteur même de est certainement la plus riche et la plus tral est un rescapé ou un déporté, qui vit son écriture, laquelle s’inscrit sur un fond novatrice des littératures nées dans la dans un monde étranger auquel il s’op- catastrophique auquel elle semble tour- diaspora arménienne (du Liban aux USA). pose et où il finit par s’intégrer, quitte à ner le dos. Pour Sarafian, la catastrophe Tout d’abord, cette richesse se traduit par perdre son identité. Emblématique est de 1915 est un mal qu’il convient de la quantité des œuvres, par leur variété, l’opposition du jeune étranger et de la transformer en une chance: une possibi- par le nombre des écrivains et par l’en- belle Française. Ce schéma introduit des lité de survie, d’autocréation et d’inven- semble des thèmes abordés. La volonté thèmes récurrents: l’absence des pères, tion. Ici aussi la greffe opère. Lecteur de de rendre compte du monde contempo- la maladie, la révolte, la sexualité. C’est B.Cendrars et de G.Apollinaire, le poète rain singularise les écrivains de France. sur ce dernier point que le roman arménien ne se présente ni comme un Elle témoigne d’un projet explicitement demeure le plus redevable à l’expérience conquérant, ni comme un exote cher à affirmé, comme est affirmé le rejet de française des écrivains. Romans contem- V.Segalen. Il est un déporté qui ne peut toute écriture à caractère passéiste. Les porains, ces textes nous donnent une s’arrêter nulle part, ne peut appartenir à écrivains les plus avertis se méfient de vision très contrastée de la France: une aucune terre, ne peut regarder en arrière toute tendance ou idéologie par trop France qui fascine l’imagination et attise le sans se pétrifier. Il ne va nulle part. Il est «nationale»: l’évocation nostalgique désir des rescapés à la mort.Devant cette l’exilé parfait. Il finira bien par s’installer d’un pays paradisiaque d’avant les affres prolifération de textes à caractère sen- et découvrir sa double identité3. de la Catastrophe. Aussi leurs ouvrages suel, pour ne pas dire érotique, la critique La poésie de Sarafian et, à un moindre tournent-ils le dos à la thématisation de l’époque est désemparée et finit par degré, celle de P.Topalian, se met à l’é- directe des déportations de 1915. Ils occulter ce qui dans cette relation mimé- coute des recherches poétiques moder- veulent être des «documents». tiquerenvoyait à l’expérience de l’exil. nes, sans en être le simple écho. Elle par- Ch.Chahnour (alias A.Lubin, 1903-1974) Ce type de roman est l’exemple même vient à inventer des formes nouvelles et Z.Vorpouni (1902-1980) se lancent d’une greffe novatrice. Le récit poétique capables de dire ce mal-être, cet arrache- é n i e n n e e n Fr a n c e dans la création de vastes cycles roma- en est une autre. Évitant l’intrigue, les ment et cette difficile inscription dans nesques. Le premier inscrit son projet tableaux de société et les développe- l’étranger. sous la bannière: «Histoire illustrée des ments psychologiques, ce genre de texte Or, l’autre littérature, l’autre langue, Arméniens» dont La Retraite sans fanfare permet l’écriture d’une expérience indivi- l’Autre, fascinent les écrivains. Quelques- est le premier volume (1929). Le second duelle dans une forme concise et uns franchissent le pas du bilinguisme. écrit six tomes de ses «Persécutés» dans dépouillée. Il s’impose avec la prose poé- Prosateur arménien Chahnour s’intéresse l’objectif affiché de donner une vue pa- tique de Sarafian, les fantaisies histo- aux surréalistes qu’il fréquente, écrit des noramique de la vie des Arméniens de riques de N.Béchiktachlian, les récits de poèmes en français qu’il signe sous le Marseille. L’idée de cycle romanesque P.Mikaélian, de V.Chouchanian et de nom d’A. Lubin4. P. Topalian autotraduit avec son corollaire de «tranche de vie» L.Méloyan. Le genre permet à l’écrivain quelques-uns de ses poèmes arméniens dérive des grandes fresques de la littéra- d’éviter la lourdeur des structures roma- et édite deux volumes directement en ture française depuis Balzac. Vorpouni ne nesques et de créer une «atmosphère français5. Vahram Gakavian se mue en craint pas de placer à l’origine de son musicale», comme le dit Nartouni. Victor Gardon pour évoquer sa vie de res- écriture une lecture de Proust. Voilà un capé6. Écrivain proche des communistes, germe fécondant. Son terreau sera la vie La fascination de l’autre Vorpouni écrit des nouvelles en français, à l’étranger. On écrit beaucoup de poèmes, certes, tout en poursuivant une œuvre roma- La production romanesque est plétho- mais les vrais poètes sont rares. Sans nul nesque en arménien. Ce va-et-vient, ces rique. Elle reflète un mouvement de fond doute c’est l’œuvre de N.Sarafian qui passages d’une langue à l’autre sont plus qui entraine toutes les littératures euro- témoigne de la rupture la plus radicale qu’une greffe, ce sont des ponts jetés péennes. Pour les jeunes écrivains, le avec la tradition poétique. La Conquête entre deux mondes, une espèce de dialo- . roman est «le» genre par excellence. Des d’un espace (1928), Flux et Reflux (1938) gue entre deux langues étrangères et quinze signataires du manifeste de Menk et Méditerranée (1971) instaurent une pourtant devenues familières 3Cf. Le Bois de Vincennes (trad. A. Drézian), Parenthèses, Marseille, 1993. 4Armen Lubin, Le Passager clandestin,Poésie Gallimard, Paris, 2005. 5Le jour du monde, Rythmes, Paris, 1956 et Inscrit (1962). 6Gakavian a fait paraître en arménien Grains d’acier(1927). Sa production française comprend Le Chevalier à l’émeraude (1961) et L’apocalypse écarlate(1970). 6 L’ensei- en Ile-de-France: l’école Tebrotsassère, motivation importante, n’ont, pour la plu- au Raincy, déjà citée, qui assurait jusqu’à part, pas reçu de formation adaptée. Les présent l’enseignement de la maternelle groupes d’élèves sont très hétérogènes au collège, mais qui, va dans les prochai- (enfants plus ou moins arménophones – gnement nes années, assurer le cycle secondaire en arménien oriental ou occidental! – ou jusqu’au bac; une école primaire à non arménophones). Enfin, ces ensei- Alfortville où se trouve concentrée la plus gnants ne disposent ni de référentiels, ni forte communauté d’Ile de France, et une d’outils d’évaluation sur lesquels s’ap- de l’ar- à Issy-les-Moulineaux. Au total, ces éco- puyer, ni de manuels conçus pour des les accueillent plus d’un millier d’élèves. enfants de France. Ils utilisent des livres La maternelle est assurée uniquement en édités soit au Moyen Orient, soit au langue arménienne, dans un souci d’im- Canada… qu’ils adaptent… ou pas… ou ménien prégnation totale, déterminante à cet âge. encore ils mettent au point leur propre Puis quatre heures hebdomadaires mini- méthode. mum sont consacrées à l’arménien en En octobre 2004, une table ronde, lancée complément du programme de l’Éduca- à l’initiative de la Croix Bleue des en France tion nationale. Arméniens de France, réunissait des Parallèlement à ces écoles quotidiennes, représentants des écoles hebdomadaires existent de multiples «écoles» hebdoma- et quotidiennes. Ils ont tous exprimé les daires ou bi-hebdomadaires gérées par mêmes souhaits: la coordination de l’en- Liliane PEKMÉZIAN1 les Églises, les maisons de la culture seignement de l’arménien avec la mise en Nicole KAZANDJIAN2 arménienne ou des associations. On peut place de programmes ou de référentiels 1922: La France accueille sur son terri- évaluer à plus d’un millier également le et d’outils d’évaluation, l’élaboration de toire environ 60000 immigrés, rescapés nombre d’enfants fréquentant ces «éco- manuels et, en priorité, la formation des de l’Histoire, apatrides traumatisés, mais les» où, non seulement leur sont propo- enseignants qui sont au cœur du système désireux néanmoins de se reconstruire sés des cours de langue (une à deux heu- éducatif. une nouvelle vie. Il faut non seulement res en moyenne) et de civilisation C’est pour répondre à ce besoin qu’un gagner sa vie et apprendre le français, arméniennes, mais également des ate- séminaire de formation d’enseignants de mais également préserver et transmettre liers de danse ou de théâtre parfois. deux jours a été organisé, à titre expéri- sa langue et sa culture : il faut créer des Si l’arménien peut faire l’objet d’une mental, dans le cadre associatif, en écoles. épreuve facultative ou obligatoire au bac- novembre 2006. Pour l’animer, il a été fait Une seule structure existe alors en calauréat, compte tenu de la faible repré- appel à une spécialiste confirmée, ensei- France: le collège Samuel Moorat créé sentation de l’arménien dans l’enseigne- gnante en IUFM, d’origine arménienne. en 1846, à l’initiative de la congrégation ment public, les candidats se préparent le De plus, un petit groupe d’enseignants, catholique mekhitariste de Venise. C’est plus souvent dans le cadre de structures s’inspirant des programmes d’apprentis- un établissement privé de haut niveau, associatives ou par eux-mêmes. Des sage du français, a réfléchi à l’élaboration accueillant en internat des élèves sélec- cours facultatifs d’arménien ne sont, en d’un programme. tionnés par le supérieur de la congré- effet, assurés que dans quelques rares Rebondissant sur cette expérience et gation. Dès la fin des années 20, les asso- établissements secondaires comme le avec la participation de la même forma- ciations arméniennes, cultuelles ou lycée Thiers à Marseille. trice, l’Inalco a décidé de développer un philanthropiques, créent dans des lieux Au niveau supérieur, un enseignement programme de formation continue et de divers, des «écoles» hebdomadaires. On d’arménien est assuré à l’Inalco avec un valorisation de l’enseignement de l’armé- manque d’équipement, de livres, de cursus complet de la licence au doctorat. nien. En mars 2008, est proposé aux cahiers, mais les instituteurs sont pas- L’université de Provence assure un cursus enseignants volontaires, un stage intensif sionnants: militants, intellectuels parfois d’arménien en premier cycle avec déli- d’une semaine qui leur permettra d’analy- célèbres. C’est à cette époque qu’est vrance d’un diplôme d’université. ser leur propre pratique, de réfléchir sur transférée de Turquie l’école L’université catholique de Lyon propose les enjeux de l’apprentissage de l’armé- Tebrotsassère qui, après un passage à également un enseignement d’arménien. nien en France, d’acquérir certaines Thessalonique, s’installe à Marseille avec Un tel foisonnement témoigne du déve- démarches d’apprentissage adaptées et 200 orphelins, puis en région parisienne loppement qu’a connu l’enseignement de de construire des outils d’évaluation. Une en 1928. l’arménien en France ces vingt dernières étape supplémentaire mais importante Quatre-vingts ans plus tard il existe en années, mais révèle également un qui, espérons-le, donnera une impulsion . France six écoles privées bilingues: une à manque réel de structures harmonisatri- nouvelle à ce long processus engagé il y a Marseille, l’école Hamaskaïne qui couvre ces. En effet les situations sont extrême- 80 ans tout le cursus scolaire; une école pri- ment diverses et hétérogènes. Les ensei- maire à Lyon et une à Nice; trois écoles gnants, même s’ils font preuve d’une 1 Professeur de français, présidente de la Croix Bleue des Arméniens de Francede 2000 à 2004. 2 Formatrice à l’Institut de formation des maitres de Paris, chargée de cours à l’université de Paris VII. L’ÉCOLE, un territoire pour la langue 7 Seta BIBERIAN1 Arrêt sur image blissement, constitué d’une ves ; il a aussi été le premier à en effet «l’exposition» quoti- Sur le toit d’un monastère, classe par niveau. proposer un enseignement dienne de l’élève à l’arménien des livres: ouverts à tous les bilingue dès la maternelle,et à passe à 1h30 au primaire et vents, qui bruyamment, tour- Les enjeux de l’expérience mettre en œuvre une stratégie 1h au collège et au lycée. nent les pages. Il avait fallu, en France, deux pour un enseignement pré- Seconde par rapport au fran- Ces livres sont arméniens et générations après celle de coce de la langue. À défaut çais, l’arménien devient alors cette image, est celle d’un l’immigration post-génocidaire d’être langue maternelle, l’ar- la première des deux langues plan de Paradjanov2 dans (les années 20) pour que la ménien devenait langue de la vivantes qui s’ajoutent à elle «Couleur de grenade». question de la transmission maternelle. L’enseignement pendant le cursus. Si les Cette image, merveilleuse- de la langue jusqu’alors fami- s’y partage donc paritaire- objectifs officiellement visés ment belle, contient cette liale (de parents à enfants) ment entre l’arménien et le sont une bonne maitrise de la question, infiniment trou- s’envisage sur un mode struc- français : un mi-temps dans langue orale et écrite, celle-ci blante: et si, bientôt, il n’y turel, et que l’arménien réduit chaque langue, une ensei- ne saurait se mesurer qu’à avait plus que le vent pour à un usage domestique lui- gnante par langue et des l’aune des examens. Aussi tourner les pages des livres même menacé, se voie ouvrir apprentissages qui passent l’enseignement de la langue, arméniens…? une nouvelle aire d’expres- par l’une et l’autre selon pour que celle-ci reste vivante sion: l’école. Et, par là même, le principe de «complémen- en dehors de tout champ d’ex- D’une image l’autre retrouve un droit de cité. tarité» ou de «substitu- pression extérieur à l’école Septembre1980: l’école pri- Il s’agissait, à travers une tion»5. Un enseignement elle-même, doit-il se nourrir vée Hamaskaïne3 ouvre ses expérience dénuée de tradi- dans la langue donc, qui de tout ce qui l’exprime et la portes à Marseille4. Ce jour-là, tion, du moins en France, insensiblement, ou plutôt sen- façonne: traditions, histoire, ils étaient une poignée, de de démontrer que l’intégration siblement, constitue tout un civilisation, littérature, faits l’autre côté, petits écoliers de l’arménien à l’enseigne- vécu où l’arménien a sa place d’actualité, dans une synergie «historiques» de Hama- ment général constituait un bien à lui. Où une mémoire toujours à inventer. La langue skaïne. Une poignée et loin de formidable enjeu pédago- commune se tisse avec les pour (ou par) la langue c’est la se douter que leur première gique: que l’arménien et le premiers jeux, les premiers mort de la langue: la langue expérience, leur expérience français pouvaient se côtoyer apprentissages, les premières ne peut vivre dans la bouche personnelle de l’école, allait et s’étayer l’un l’autre. Que amitiés et… le plaisir redoublé de nos élèves que s’ils ont coïncider avec une expé- l’école pouvait être autre de deux langues. quelque chose à dire. rience beaucoup plus large: chose que le lieu d’éviction Au-delà encore : quand un Leur rendre l’arménien par le celle d’un établissement bilin- définitive de l’arménien: un enfant, né à Marseille de biais de l’école est un acte gue, arménien-français, de la lieu de réappropriation per- parents et grands-parents purement volontariste, coupé maternelle à la terminale mettant à l’enfant de grandir à nés à Marseille, s’adresse en de tout usage pragmatique, de dont l’aventure commençait travers ses deux langues français à cet autre venu toute nécessité immédiate. Il avec eux. (celle de son origine et celle d’Arménie qui lui «répond» s’agit de leur rendre sensible De 1980 à 1994, l’école a de son lieu de vie) et à ces en arménien, ce ne sont pas que la maitrise de l’arménien grandi avec ses élèves: au fil deux langues de «grandir» seulement deux langues qui aux côtés du français, leur lan- des ans, la maternelle s’est avec lui. Le lieu d’une identité s’échangent, mais deux expé- gue d’usage, les dote d’une enrichie du primaire, le pri- décomplexée qui se donne les riences et, à travers elles, l’in- focale double: sur eux- maire du secondaire et l’en- moyens de se connaitre dans tuition fulgurante de ce qu’est mêmes et le monde dans semble des cycles a été cons- sa plénitude. la réalité diasporique : une lequel ils vivent. Alors, aussi titué en 1993, délivrant sa mosaïque de situations der- restreint que soit le territoire première promotion de bache- …et ses modalités rière laquelle existe, pourtant, réel de l’arménien en liers en juin 1994. Fin des Le paysage national est à ce un principe d’unité. diaspora, l’expérience de son années pionnières. Treize au- jour constitué de 6 ou 7 éta- À ce substrat mis en place en apprentissage permettra de . tres se sont succédées depuis blissements bilingues fran- maternelle se superpose l’édi- les affranchir de la tyrannie du et, avec la création de nou- çais-arménien. Hamaskaïne fice du primaire et du secon- visible veaux locaux en 2003, plus de est le seul à couvrir l’ensem- daire, bien différent dans ses 300 élèves fréquentent l’éta- ble de la scolarité de ses élè- modalités d’abord horaires: 1Directrice de l’école privée Hamaskaïne (Marseille) 2 S. Paradjanov (1924-1990) cinéaste arménien né à Tbilissi. Couleur de grenade,son chef-d’œuvre, date de 1969. 3Association culturelle et éducative créée en 1928. Son siège est à Beyrouth. Elle est représentée à travers 15 pays de la diaspora. Il y a 3 écoles Hamaskaïne à l’échelle mondiale: Beyrouth, Marseille, Sydney. 4Marseille constitue l’une des 3 grandes villes d’ancrage, avec Lyon et Paris, de la «communauté» arménienne et compte environ 100000 «Arméniens». 5cf. Claude Hagège, L’enfant aux deux langues, Odile Jacob, p. 135-6. Vivre dans la langue 8 Sossé MANAKIAN1 Comment s’organise aujourd’hui l’en- suivre et d’appliquer les programmes de fréquents. seignement de la langue arménienne l’éducation nationale… La langue arménienne peut retrouver son dans une école bilingue ? efficacité fonctionnelle et l’école reste le Enseigner l’arménien occidental en Dans ce contexte, comment les élèves milieu privilégié où l’enfant va acquérir France, actuellement, c’est se trouver perçoivent-ils alors la place de la lan- des compétences pour la maitrise de sa face à une situation spécifique et com- gue arménienne dans leur scolarité ? langue d’origine. L’école doit donc être un plexe, tant au niveau pédagogique que lin- L’arménien, qui est, de fait, une langue lieu de locution naturelle en arménien, et guistique. L’établissement scolaire armé- minorée devient une langue dominée au la langue doit être enseignée comme les nien, en général, présente aujourd’hui sein même de l’établissement quand son autres langues étrangères, autrement dit une communauté linguistique hétérogène utilisation est limitée à la pratique interne il faut instaurer et créer des possibilités caractérisée par une variété culturelle et de la classe. Les élèves adoptent la lan- de communication quotidienne par un une diversité des compétences linguis- gue dominante de la classe, l’arménien enseignement interactif. tiques. ou le français. L’arménien, peu présent De ce fait il est essentiel de développer Cette hétérogénéité linguistique dans dans la vie quotidienne, est réduit à des les capacités de production et de com- notre établissement se caractérise par fonctions restreintes. L’élève se trouve préhension orale des élèves, et de les sol- des locuteurs francophones monolingues alors dans une situation linguistique dé- liciter sans cesse afin qu’ils puissent (enfants nés en France de parents nés en séquilibrée et déterminante dans son atti- exploiter leurs connaissances linguis- France), des locuteurs arménophones tude psycholinguistique face à l’appren- tiques et s’exprimer sur n’importe quel monolingues, version occidentale tissage de l’arménien. sujet (social, scientifique, littéraire, artis- (enfants nés en France de parents nés au La langue devient un moyen de communi- tique, culturel, politique ou autre.) Moyen Orient), des locuteurs bilingues, cation de «nécessité» ou «d’utilité» Autrement dit l’arménien ne doit pas ser- langue française dominante, des locu- occasionnelles: il n’est pas rare de sur- vir uniquement à découvrir ou apprendre teurs bilingues, langue arménienne occi- prendre parfois des enfants qui utilisent la culture, l’histoire et la civilisation armé- dentale dominante, des locuteurs bilin- la langue arménienne face à un interlocu- niennes, mais doit aussi devenir pour gues passifs, (dans le cas où une des teur totalement francophone, qu’ils veu- l’élève une interface entre son environne- deux langues est comprise, mais non par- lent tenir à l’écart de leur conversation! ment immédiat et le reste du monde. lée), des locuteurs arménophones mono- Dans ce cas l’arménien est un code se- L’interaction permanente entre la lingues, version orientale (immigrés cret. connaissance linguistique : «information d’Arménie), des locuteurs arménophones L’arménien devient aussi la langue com- explicite», et extra-linguisitique: «infor- bilingues, version orientale dominante mune de deux interlocuteurs bilingues, mation implicite» est très importante (première langue orientale, deuxième lan- quand la première langue est différente: pour le traitement linguistique et la dyna- gue occidentale). un enfant bilingue italien-arménien qui mique de l’acquisition. L’élève doit se La majorité des élèves au moment de leur rencontre lors d’un voyage un enfant trouver en totale immersion dans la lan- scolarisation est monolingue. Dans le cas bilingue français-arménien, ou un enfant gue pour arriver à la maitriser efficace- des enfants bilingues, il est assez excep- bilingue grec-arménien, va automatique- ment. En clair, quand l’élève vit l’appren- tionnel que les deux langues se maintien- ment utiliser l’arménien pour communi- tissage de la langue à travers le trio nent sur un niveau d’égalité. La symétrie quer. «élève-livre-enseignant» il en acquiert est rarement parfaite bien qu’ils aient Pour un peuple diasporique tel que le peu- certes les connaissances nécessaires, acquis les deux langues simultanément et ple arménien, la transmission de la langue mais pour la maitriser il doit vivre dansla de façon identique dans un milieu naturel. comme langue vivante est essentielle langue. Vivre dans la langue, c’est se L’objectif de toute école bilingue est de parce qu’elle est son principal marqueur disputer, jouer, débattre, argumenter, développer les deux langues sur toute identitaire, un liant solide et unificateur exprimer des idées ou des sentiments l’étendue du domaine linguistique et qui consolide la réalité du lien commu- dans cette langue qui dès lors accomplit accéder à un bilinguisme équilibré. nautaire. Depuis l’indépendance de la ses fonctions essentielles et porte l’élève Autrement dit, l’école doit offrir un République d’Arménie en septembre à un niveau de maitrise. apprentissage linguistique qui permette à 1991, dans sa version orientale, l’armé- Mais l’école suffit-elle seule à mener les l’élève d’utiliser l’une ou l’autre langue en nien est désormais omniprésent dans le élèves à la maitrise «parfaite» de la lan- toutes circonstances, avec la même effi- quotidien de la diaspora à travers les nou- gue? Quel rôle joue son environnement . cacité. Or les deux langues ne sont pas veaux médias audiovisuels (chaine armé- immédiat dans cet apprentissage ? valorisées de la même manière dans l’en- nienne disponible par le satellite), ou C’est un autre débat… tourage socioculturel de l’enfant ni même encore à travers les visites touristiques et au sein de l’établissement qui est tenu de les échanges culturels, de plus en plus 1Enseignante d’arménien à l’école Hamaskaïne de Marseille B oulevard d’Ararat, ave- d’apatrides, étrangers par culturelles, les partis poli- 9 nue et Jardin du 24avril leurs coutumes et surtout tiques, la presse (21 titres 1915, Jardin Missak leurs langues (le turc ou l’ar- recensés à Marseille, 120 Manouchian, rue Charles ménien) qui impose pour l’ad- pour la France entre 1919 et Diran Tekéian, rue Charles ministration le recours aux 1939). Plus que les apparte- Zeytounian… La toponymie interprètes, le plus souvent nances à une même commu- e phocéenne dit l’histoire et la anciens combattants bilin- nauté d’origine, «au pays» ou place des Arméniens à gues de la guerre de 1914. Les la religion, c’est la langue l Marseille, dont la présence, camps s’organisent progressi- arménienne qui constitue et attestée dès le XIIesiècle, se vement, avec des services de restera longtemps le principal l renforce entre le XIVe et le sécurité intérieure, de santé marqueur d’identité. i XVIIesiècle avec l’établisse- et surtout un enseignement Après la Seconde Guerre ment de commerçants venus primaire obligatoire en fran- mondiale, ce sont près de e de l’Empire ottoman qui y çais et en arménien. Mais 7000 Arméniens, proches du développent le commerce de l’autonomie de ces «agglomé- parti communiste ou idéalis- s la soie et des épices. Après rations d’étrangers» est diffi- tes de la terre arménienne, une éclipse de près de deux cilement acceptable pour les qui sont autorisés par les r siècles qui suit l’établisse- autorités françaises, et la fer- autorités soviétiques à «être ment d’un protectionnisme meture des camps, program- rapatriés en Arménie» au douanier par les autorités de mée en 1925, sera effective départ de Marseille. Les a la ville (1650), conduisant la en 1927. Les Arméniens se Arméniens de la ville sont les plupart des négociants à quit- dispersent dans la région, en plus nombreux à s’embarquer, M ter Marseille pour Livourne, fonction des opportunités dans un voyage dont on sait les Arméniens y reviennent à d’emploi (Gardanne, La qu’il sera celui de toutes les la fin du XIXe siècle parmi Ciotat). À Marseille, ils se désillusions. d’autres populations levanti- regroupent dans des quartiers En contraste avec le discours nes (Grecs, Syro-Libanais), (Beaumont, Saint-Antoine, assimilationniste dominant, fuyant les persécutions hami- Saint-Loup, Saint-Jérôme) où qui fait de l’immigration armé- diennes. Aux trajectoires indi- ils sont aujourd’hui encore nienne un modèle d’intégra- à viduelles succède une immi- bien présents, mais beaucoup tion, un rapport officiel de gration diasporique continue restent au centre-ville où ils 1956 sur la situation des qui suit le génocide de 1915. se mêlent aux Français et aux Arméniens des Bouches du Venus avec le statut de réfu- autres populations de mi- Rhône – sans doute contesta- s giés en 1914 (4000 person- grants (Italiens, Maghrébins). ble pour nombre de ses analy- nes environ), ils sont proba- Dans l’entre deux guerres et ses – relève les divisions pro- n blement 60000 entre sep- malgré la crise économique fondes à l’intérieur de la tembre 1922 et 1927 à débar- des années 30, les conditions «colonie arménienne» de quer sans ressources au Cap de vie de la première généra- Marseille et les obstacles à e Janet. Plus de 40 % resteront à tion d’Arméniens s’amélio- une «intégration rapide à la Marseille, dans une ville de rent. Ils trouvent à s’employer communauté nationale». moins de 700 000 habitants, sur les chantiers, deviennent L’idée répandue d’une volonté i sous-développée sur le plan commerçants ou artisans, les d’intégration à tout prix, n de l’habitat et de l’urbanisme. femmes surtout travaillent à caractéristique des deux pre- Les hôtels meublés du centre- domicile. Si le monde du tra- mières générations d’Armé- ville et du quartier Belsunce vail avec ses solidarités pro- niens, masque la persistance sont très vite saturés. fessionnelles contribue à l’in- des liens et des pratiques é L’essentiel des migrants s’en- tégration des Arméniens, que communautaires tout comme tasse alors dans les nombreux les enfants commencent à des conflits d’identité. Le cli- m espaces non viabilisés de fréquenter les écoles françai- ché du renouveau identitaire la ville, constituant les camps ses, les liens communautai- de la troisième génération de réfugiés Victor Hugo, res, essentiellement sur la d’Arméniens sur fond d’inté- Mirabeau et Oddo où leurs base territoriale du quartier, gration réussie («100% fran- 1 conditions de vie sont particu- sont très forts. En dehors de çais, 100% arméniens») n’est N r RIA lièrement difficiles. la sphère familiale, ces liens pas tant une redécouverte de A B Les Marseillais accueillent s’élaborent dans les églises, territoires identitaires perdus S A A K avec méfiance ces milliers les associations d’entraide, que la poursuite d’un dialogue el h c Mi n- ea 1Docteur en Sciences du langage, Conseiller culturel à l’ambassade de France à Yaoundé. J 10 ininterrompu depuis 1922 des «réfugiés hors contexte familial de la langue relè- compétence exigé par l’épreuve écrite apatrides», aujourd’hui ces 80000 vent de parcours individuels, essentielle- obligatoire. Français d’origine arménienne de ment à travers les cours d’arménien pro- Plus que la pratique, c’est le discours sur Marseille, avec leur histoire qui est aussi posés par les associations. À Marseille où la langue arménienne, marqueur parmi l’histoire d’une immigration. est située l’école Hamaskaïne, la plus d’au-tres de l’appartenance communau- S’agissant des compétences et des usa- importante des six écoles bilingues taire, qui semble contribuer à la produc- . ges linguistiques, les locuteurs passifs dispensant un enseignement en français tion, entre attachement et posture, des («semi-locuteurs») de l’arménien sont à et en arménien, les statistiques acadé- identités individuelles Marseille comme partout en France de miques pour l’épreuve de langue armé- loin les plus nombreux (exception faite nienne au baccalauréat ne dérogent pas des migrants du Moyen Orient et aux tendances nationales, avec un nom- d’Arménie) et l’alternance de langue bre limité et stable de candidats chaque domine en discours. Les réappropriations année, lié principalement au niveau de Com- On ne dispose d’aucunes données vérita- région. Le chiffre obtenu serait fiable si, blement fiables sur le nombre de locu- dans les régions où réside un nombre teurs de l’arménien en France. Le nombre significatif de personnes d’origine armé- de Français d’origine arménienne peut, en nienne (Ile-de-France, Rhône-Alpes, revanche, être estimé à environ 400000. PACA) cette population était répartie de bien Sur ces 400000, pour le nombre de locu- façon homogène sur le territoire de la teurs passifs (c’est-à-dire les personnes région. Or, ce n’est pas le cas. La popula- ayant une compréhension satisfaisante de tion d’origine arménienne est majoritaire- la langue, mais ne la parlant pas), on ment concentrée dans quelques commu- avance généralement, sur des bases nes d’Ile-de-France (Alfortville, Issy-les- de empiriques, une fourchette de 150 à Moulineaux…) et quelques quartiers de 250000. Les locuteurs actifs (ceux qui Marseille, Villeurbanne, Valence. sont capables de parler couramment), L’absence de ces communes ou de ces sont probablement beaucoup moins nom- quartiers dans l’échantillon conduit à breux: peut-être de 60 à 100000. sous-estimer le nombre de locuteurs, leur locu- D’après l’enquête sur l’histoire familiale présence conduirait à le surévaluer. annexée au recensement de 1999, On parviendrait sans doute à des chiffres 43200 personnes déclareraient que leurs plus fiables en essayant de déterminer parents leur parlaient arménien lorsqu’ils par enquête le pourcentage de locuteurs teurs ? avaient 5 ans et 23900 qu’il leur arrive de dans un échantillon représentatif de la le pratiquer actuellement. Au regard des population d’origine arménienne et appli- données démographiques, ces chiffres quer ensuite ce pourcentage au nombre . semblent exagérément bas et sont proba- total supposé de personnes d’origine blement dus à un biais inhérent à la arménienne méthodologie de l’enquête. En effet, le chiffre avancé ne représente pas le nom- AD, JS bre effectif de déclarants, mais est extra- polé d’après un échantillon de 300000 personnes interrogées sur toute la France. Cet échantillon est composé de la somme d’échantillons régionaux conçus pour être représentatifs de la population de chaque

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