LA VIE INTIME D'UNE REINE DE FRANCE AU XVIIe SIÈCLE PAR LOUIS BATIFFOL. PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS CHAPITRE PREMIER. — MARIE DE MÉDICIS. CHAPITRE II. — LA JOURNÉE D'UNE REINE. CHAPITRE III. — LA MAISON DE LA REINE. CHAPITRE IV. — LE MÉNAGE ROYAL. CHAPITRE V. — FAMILLE ROYALE ET PARENTS D'ITALIE. CHAPITRE VI. — LES AMIES DE LA REINE, LÉONORA GALIGAI. CHAPITRE VII. — ARTS ET ARTISTES. CHAPITRE VIII. — LES FINANCES DE LA REINE. AVANT-PROPOS. Nous n'avons pas précisément cherché dans ce livre à tracer une psychologie complète de la reine Marie de Médicis ; il eût fallu, pour en réunir tous les éléments, considérer cette princesse dans sa vie publique et la suivre, après sa chute du pouvoir en 1617, jusqu'à sa mort. Gomme le titre de l'ouvrage l'indique, nous nous sommes surtout proposé de décrire la vie intime d'une reine de France — de 1600 à 1617, le temps où Marie de Médicis est reine régnante et reine régente — à cette époque spéciale du début du XVIIe siècle où une dynastie nouvelle, sortie à peine des guerres civiles, n'a pas encore eu le temps de laisser s'effacer les individualités princières sous le froid cérémonial d'une vie artificielle d'apparat. La Cour, à l'époque du règne d'Henri IV, et dans les années qui suivent, offre un mélange pittoresque de maison de grand seigneur, de demeure à mise en scène royale et d'intérieur bourgeois. Le caractère très personnel du roi lui a imposé un ton et une allure fort différents de ce qu'ils étaient sous les élégants Valois et de ce qu'ils seront sous le pompeux Louis XIV : il y avait intérêt à essayer de la reconstituer. Cette étude, en même temps qu'elle fait pénétrer dans une société vivante et originale, met en relief certains traits d'ordre plus général : elle montre comment le cadre de la cour de France, créé lentement à travers les siècles et conservé religieusement, — il sera conservé jusqu'à la fin de l'ancien régime moyennant des développements ultérieurs nécessités par les solennités chaque jour grandissantes de la représentation. — témoigne du goût prédominant des hommes d'alors pour le maintien scrupuleux des traditions ; elle révèle qu'à travers les troubles et les désordres du XVIIe siècle, l'administration proprement dite est demeurée toute- puissante avec son esprit de réglementation étroite, ses tendances formalistes, son fonctionnement méticuleux et exigeant ; elle indique que la royauté en France, au début du XVIIe siècle, loin de réaliser la théorie du pouvoir absolu que reconnaissent les juristes du moment, est, au contraire, contenue de tous côtés par un ensemble de forces passives plus maîtresses en réalité de l'État que le roi lui-même, au nom des principes invoqués d'usages séculaires et de lois fondamentales du royaume. Ainsi des recherches dans le genre de celles dont le résultat est ici présenté n'ont pas seulement pour attrait de retrouver la vie d'autrefois dans ses détails même minutieux, elles contribuent surtout à faire connaître les institutions, les idées et les mœurs. C'est par des investigations ayant pour objet de reconstituer les milieux historiques, que l'histoire conduira à une intelligence plus nette des événements du passé. L. B. CHAPITRE PREMIER. — MARIE DE MÉDICIS. Enfance triste de Marie de Médicis. — Mort de sa mère, de ses frère et sœur, second mariage de son père. — Demeurée seule, elle reçoit pour compagne la petite Léonora Galigaï. — Education sévère de Marie. — Son aspect physique à dix-sept ans ; beauté, santé. — Projets de mariage ; nombreux et brillants partis ; échecs successifs des combinaisons. — La princesse, préoccupée par une prédiction, veut être reine de France. — Emprunts perpétuels des rois de France aux grands-ducs de Toscane à cette époque. — Pour obtenir de l'argent Henri IV propose d"épouser Marie de Médicis. — Marchandage de la dot. — Cérémonie du mariage et voyage en France. — La nouvelle reine le lendemain de son mariage ; son caractère, résultant de son tempérament. — Sa gaieté, sa bonne grâce. — Elle est d'intelligence médiocre et d'humeur changeante ; sa nervosité. — Intégrité de ses mœurs. — Passion pour la magnificence ; libéralité. — Sa religion formaliste. — Dons et aumônes ; bonnes œuvres impersonnelles et obligatoires. Petite princesse de Toscane, élevée dans le palais Pitti que venait d'embellir l’Ammanati, au milieu des richesses d'art accumulées par sa famille et des élégances réalisées par son père, Marie de Médicis avait eu une enfance triste. A peine âgée de cinq ans, en 15781, elle avait perdu sa mère, la pâle et délicate archiduchesse Jeanne d'Autriche, petite-fille de l’empereur Ferdinand, frère de Charles-Quint, peu intelligente, morte sous les brutalités de l'homme dur qu'elle avait épousé. Quatre enfants restaient en bas âge, un fils, Philippe, trois filles, Eléonore, Anne et Marie. Le père, François-Marie de Médicis, — qui, en 1574, avait succédé comme grand-duc de Toscane à Côme Ier, — prince vigoureux, violent, doué de qualités d'esprit brillantes, de goûts raffinés, mais égoïste, aristocrate, emporté dans ses sentiments jusqu'à la cruauté, perfide, vaniteux, cruel, une laide nature, était tout entier à des passions qu'il ne savait ni discuter ni modérer. Sa liaison avec la célèbre Bianca Capello avait été la fable de l'Italie et des cours étrangères ; deux mois après la mort de sa femme, il l'épousait ; puis, trop absolu pour supporter la présence de ses enfants, qui lui rappelaient des souvenirs importuns, il les installait au Pitti et se retirait dans la solitude de Pratolino avec Bianca, s'enfermant, ne recevant plus personne, occupé à surveiller l'accroissement de sa fortune qu'assuraient des galions chargés de 1 Les contemporains ne sont pas tous d'accord sur la date de naissance de Marie de Médicis. Palma-Cayet (Chronologie septennaire, éd. Michaud, XII, 121), le Traité de mariage de Henri IIII, roy de Navarre, avec la sérénissime princesse de Florence (Honfleur, J. Petit, 1600, in-8°, p. 23) la font naître en 1573 ; Mathieu de Morgues (les Deux faces de la vie et de la mort de Marie de Médicis, Anvers, Plantin, 1643, in-4°, p. 33) en 1574 ; J.-B. Matthieu (Éloge historial de Marie de Médicis royne de France et de Navarre, Paris, G. Loyson, 1626, in-8°, p. 6) en 1576. Nous avons adopté la date de 1573 fournie par les archives de Florence (cf. Riguccio Galluzzï, Histoire du grand-duché de Toscane, Paris, 1782, in-12°, V, 330). Lorsque l'enfant naquit, on crut quelque temps que c'était un garçon, et le peuple fit des feux de joie. Le grand-duc se consola en disant qu'il croyoit qu'elle seroit grande (P. Matthieu, Panégyrique sur le couronnement de la reine, Paris, P. Mettayer, 1610, in-12°, p. 20). marchandises, des comptoirs de banque créés dans les principales villes d'Italie, des magasins trafiquant à son compte de diamants et de céréales1. Leur belle- mère fut pour les enfants un objet de honte et de douleur. Marie de Médicis avouait plus tard qu'en voyant la veuve d'un bourgeois de Florence prendre la place de sa mère, elle ne pouvoit souffrir cet abaissement fait par le poids d'un amour déréglé ; le duc Gonzague de Mantoue écrivait à l'archiduc Ferdinand : Le grand-duc n'a pas craint sinon d'abandonner entièrement ses filles à cette femme avilie, du moins de permettre qu'elles aillent publiquement ensemble avec elle dans Florence. Moins d'un an après la mort de Jeanne d'Autriche, Bianca Capello donnait des fêtes brillantes, bals, carrousels, tournois, chasses de taureaux et de bêtes fauves au filet, comédies, parties de campagne. Elle avait fait croire au grand-duc qu'un certain Antonio était leur fils, et le prince, pris de passion pour cet enfant, le comblait de faveurs, lui donnant des apanages de soixante mille écus, palais à Florence, maison aux champs, à la Magia ; il se préoccupait plus de suivre avec anxiété les fausses grossesses imaginées par Bianca de temps à autre que de savoir ce que devenaient ses filles au Pitti2. De cette période de sa vie, l'enfant qu'était Marie de Médicis ne garda que des impressions douloureuses. Hasards ou présages, le souvenir d'accidents terribles resta gravé dans sa mémoire et, soixante ans après, elle en parlait encore avec effroi ; la foudre était tombée trois fois dans sa chambre, une fois cassant les vitres, une seconde fois blessant la femme de chambre, une troisième fois brûlant les rideaux du lit ; des tremblements de terre avaient par trois fois aussi secoué Florence et ébranlé le palais grand-ducal ; enfin un jour, près de Pise, se promenant au bord de la mer, la petite princesse avait manqué de se noyer. D'autres peines allaient encore et plus gravement l'attrister3. Chétif et d'une santé maladive, son frère Philippe mourait en 1583. Sa sœur Anne, plus âgée qu'elle de cinq ans, jeune fille vive et piquante, qui contribuait à donner quelque gaieté à leur petit groupe, était emportée assez brusquement le 19 février 1584, après une fièvre causée par des saignements de nez prolongés ; elle avait quinze ans. Cette même année 1584 n'était pas achevée qu'Éléonore 1 Bibl. nat., fonds italien, mss 272, 273, 344, 345, 348. On trouvera une intéressante image de François de Médicis dans la notice d'Eug. Plon (Notice sur un portrait en cire peinte de Francesco de Médicis, ouvrage de Benvenuto Cellini, offert par le prince à Bianca Capello ; Gazette des beaux-arts, 2e période, XXVIII, 279). Le caractère du grand-duc est naturellement adouci dans le livre de P. de Boissat (le Brillant de la royne ou les vies des hommes illustres du nom de Médicis, Paris, 1613, in-8°), dans celui de J.- C. Boulenger (De serenissimae medicaeorum familiae insignibus et argumentis dissertatio, Paris, 1617, in-4°), moins dans celui de A. Castelnau (les Médicis, Paris, 1879, in-8°). — Cf. Marc Noble, Memoires of the illustrious house of Medici, London, T. Cadell, 1797, in-8°. 2 Sur Florence et les Médicis pendant l'enfance de Marie de Médicis, consulter Alfred von Reumont, Geschichte Toscane's seit dem Ende des florentinischen Freistaates, Gotha, F.- A. Perthes, 1876, in-8°, p. 319. En ce qui concerne les sentiments de Marie de Médicis au sujet de Bianca Capello, voir les propos tenus par elle à M. de Morgues (les Deux faces de la vie et de la mort de Marie de Médicis, p. 21) ; cf. R. Galluzzi, Histoire du grand- duché de Toscane, IV, 155. Nous allons plusieurs fois mentionner ce dernier travail. Judicieusement fait d'après les documents d'archives de Florence analysés, transcrits ou donnés par extraits, cet ouvrage ne paraît pas avoir été jusqu'ici suffisamment connu et apprécié des historiens. Nous nous servons de la traduction parue à Paris en 1782. 3 M. de Morgues, les Deux faces de la vie et de la mort de Marie de Médicis, p. 21. A la sortie de l'enfance..., dit-il. Les faits lui ont été rapportés par la reine elle-même. s'en allait, mariée au duc de Mantoue, et Marie de Médicis demeurait seule, à onze ans, sans mère, presque sans père, dans ce grand palais où l'étiquette la condamnait à demeurer enfermée le plus possible, n'ayant plus personne des siens qui l'aimât, qui pût l'élever et en qui elle eût confiance. La voyant isolée, l'entourage eut alors l'idée, avec l'approbation du grand-duc, de lui donner une petite compagne. On fit choix d'une enfant âgée de huit ans, plus jeune qu'elle de trois ans, qui se nommait Léonora Dori, et ensuite s'appela Galigaï. C'était une fille pas jolie, très intelligente, maigre, brune, petite, nerveuse, douée surtout d'un esprit endiablé, d'une gaieté entraînante, ce que, plus tard, son secrétaire appellera une humeur plaisante et bouffonesque1. D'où sortait-elle ? Les contemporains, dans vingt et trente ans, seront malveillants ; les uns la diront fille d'un menuisier, les autres d'un charpentier et d'une mère diffamée ; la tradition s'établira qu'elle était fille de basse naissance, aussi dépourvue d'éducation que dénuée des grâces de son sexe. L'impopularité extrême dont elle a joui doit mettre en garde contre ces informations. Interrogée à son procès en 1617 sur son état civil, Léonora déclarera que sa mère s'appelait Catherine de Dori ; qu'elle n'a pas connu son père, lequel était gentilhomme florentin. La cour d'Henri IV, sollicitée en 1600 d'accepter Léonora comme dame d'atour à Paris et interrogeant pour savoir si elle était en mesure, par ses origines, de pouvoir monter dans les carrosses de la reine, recevra comme réponse que l'amie de Marie de Médicis est de bonne bourgeoisie et qu'à Florence bonne bourgeoisie vaut noblesse2. Les deux petites filles s'entendirent très bien. Fine, adroite, prudente, Léonora s'attacha à sa maîtresse, s'appliquant à être très complaisante, très diligente à la suivre et à faire ce qui estoit de sa volonté, à l'amuser. Abandonnée, ainsi qu'elle l'était, ne vivant, retirée dans son palais, qu'entourée de grandes personnes un 1 Tallemant des Réaux, tout en lui trouvant les traits du visage beaux, la déclare laide à cause de sa grande maigreur (Historiettes, éd. Paulin Paris, in-8°, I, 200). Un curieux dessin conservé à la réserve du Cabinet des Estampes ne laisse aucun doute sur cette laideur. L'expression humeur plaisante et bouffonesque se relève dans la déposition faite au procès de Léonora par son secrétaire André de Lizza (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 411 r°). 2 C'est l'ambassadeur vénitien Angelo Badoer qui la dit fille d'un falegname, d'un menuisier (Relazione di Francia, 1613-1615, dans N. Barozzi, Relazioni degli Stati Europei, II, Francia, I, p. 112). — Voir aussi le Mercure français (1617, p. 233) ; Bassompierre (Remarques sur les vies des rois Henri IV et Louis XIII, Paris, 1665, in-12°, p. 286), lequel donne des détails, disant que le menuisier en question travaillait aux ordres d'un ingénieur aimé du grand-duc, et sollicita de celui-ci pour sa fille la place qu'elle eut. Mais on a donné également un menuisier pour père à Concini et à de Luynes (Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres de M. le chevalier de Guise, 1615, dans E. Fournier, Variétés hist. et litt., V. 362). Une chanson satirique composée en 1617 contre Léonora dit : J'estois fille d'un mercier, Mon mari d'un menuisier (dans les Uniques et parfaites amours de Galigaia et de Rubico, éd. Tricotel, Paris, 1883, in-12°, p. 42). Galluzzi (V, 362), généralement bien informé, se fait l'écho des rancunes des Florentins contemporains de la régence de Marie de Médicis, très montés contre leur compatriote. Il rabaisse l'origine de celle-ci. Tallemant des Réaux (Hist., I, 197) la croit femme de chambre, fille de basse naissance. Contarini la dit fille de la nourrice de Marie de Médicis (Barozzi, Relazioni, II, 1, 557), ce qui est inexact ; nous connaissons par ailleurs la famille de la nourrice de Marie de Médicis (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 86, fol. 88 r°, et Bassompierre, op. et loc. cit.). peu austères pour elle, Marie se prit d'affection pour la compagne dévouée qui ne cherchait qu'à lui faire plaisir, lui faisoit passer le temps, lui servoit de conseil, et ainsi se fonda cette faveur que l'habitude ensuite ne devait que fortifier et qui allait durer jusqu'à la mort1. Le grand-duc François, pris d'une fièvre violente, mourut brusquement le 19 octobre 1587, jeune encore, — quarante-sept ans, — et le lendemain, quelques heures après, Bianca Capello le suivait, double mort mystérieuse qui excita les soupçons des Florentins, mortels ennemis de leur grand-duc. La disparition de son père allait modifier le sort de Marie. A défaut d'héritier mâle, le grand-duché de Toscane revenait au frère de François, Ferdinand, cardinal-diacre de la sainte Eglise romaine. Ferdinand abandonna la pourpre, prit le pouvoir. Fort et épais comme son frère, bien qu'il n'eût encore que trente-huit ans, pas distingué de formes, mais bon, libéral, aussi modéré et bienveillant que François avait été dur et sec, d'un naturel jovial et d'un entretien agréable, Ferdinand aima sa nièce comme sa fille. Le 30 avril 1589, il épousait Christine, princesse de Lorraine, nièce de Catherine de Médicis, qui avait elle-même négocié ce mariage. Christine, ou Chrétienne, avait seize ans, le même âge que Marie de Médicis2. L'arrivée à Florence de cette jeune grande-duchesse fit reprendre au Pitti l'air de fête et de gaieté qu'il avait perdu depuis longtemps. La parité des âges de la tante et de la nièce était un avantage ; elle était aussi un inconvénient, en raison de la difficulté pour les princesses de conserver les distances entre elles3. Des fêtes somptueuses marquèrent les premiers temps du séjour de Christine ; ce furent des galas au Pitti comme jamais Marie n'en avait vus. Ferdinand était plein de bonté pour Marie, Christine se montrait gracieuse. Les enfants, deux fils, une fille, allaient bientôt absorber le temps et les affections de celle-ci. L'éducation de Marie de Médicis avait été confiée par le grand-duc François à madame Orsini, une Romaine. Sévère, étroite d'idées, madame Orsini, — d'elle- même ou par ordre, — s'était appliquée à tenir sa jeune élève dans la retraite la plus absolue ; elle ne lui laissait voir personne, veillait à ce que Marie ne sût rien de la politique et des affaires, la suivoit attentivement. La petite princesse de Toscane y gagna de ne pas connaître les usages du monde, mais, en retour, on lui prêcha la docilité et le respect à l'égard de son père, celui-ci mort, à l'égard 1 Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 207 v°, 410 v°. Marie de Médicis tutoyait Léonora (Louise Bourgeois, Récit véritable de la naissance de messeigneurs et dames les enfans de France, Paris, M. Mondière, 1625, p. 26). 2 Christine était petite-fille de Henri II par sa mère Claude de France, qui avait épousé Charles II, duc de Lorraine ; elle fut élevée par Catherine de Médicis, laquelle l'aimait beaucoup. Ce fut un Gondi qui négocia le mariage en 1588. On trouve l'original du contrat de mariage de Christine et de Ferdinand dans le ms. Dupuy 98, fol. 183 de la Bibl. nat. — Voir G.-E. Saltini, à propos de la mort du grand-duc François, Tragedie medicee domestiche, 1557-1587, Firenze, G. Barbera, 1898, in-16°. L'imagination populaire a fait une large place aux poisons et aux assassinats dans l'histoire des Médicis (M. de Morgues, op. cit., p. 14). — Sur la valeur politique du grand-duc Ferdinand, consulter G. Uzielli, Cenni storici sulle imprese scientifiche, marittime e coloniali di Ferdinand I, granduca di Toscana, 1587-1609. Le ms. italien 189 de la Bibl. nat. contient une vie de ce prince. 3 Il y eut plus tard des froissements (Arch. de Florence. Filz IV, ind. II. Lettre de Marie de Médicis au grand-duc, du 15 juillet 1603, pleine de récriminations contre sa jeune tante). de son oncle et de sa tante1. Pour les études, comme il fallait quelque émulation, on lui adjoignit, parle commandement du grand-duc François, Antonio, le fils de Bianca, puis un cousin, Virginio Orsino, fils du duc de Bracciano et d'Isabelle de Médicis. Antonio était trop haï, en raison de son origine, pour produire quelque impression sur Marie de Médicis ; il n'en fut pas de même de Virginio ; de cette camaraderie, née de bonne heure, devait éclore un sentiment plus tendre, réciproque, semble-t-il, mais qui n'alla jamais, chez la princesse, jusqu'à la passion. Qu'y eut-il entre eux ? On ne le sait pas bien ; et, sans une indiscrétion de Christine, la tante, des jalousies aiguës d'Henri IV et des propos légers de la cour de France, plus tard, on ignorerait cette idylle incertaine des deux jeunes gens2. François de Médicis avait prescrit que sa fille reçût toute l'instruction désirable en ce temps. On ne lui apprit pas cependant le français. En revanche, les notions des arts lui furent enseignées d'une manière pratique. Le grand-duc était un savant et un artiste ; il était botaniste, chimiste, lapidaire ; il faisait de la peinture et de la porcelaine, notamment de l'imitation de la porcelaine chinoise ; il s'entendait merveilleusement aux pierres précieuses. Par goût personnel hérité de son père, Marie se mit avec ardeur à la peinture, à l'architecture, la musique, la sculpture et la gravure. Elle devait plus tard donner à Philippe de Champaigne un dessin gravé par elle, probablement à ce moment ; ce dessin existe encore : il autorise à penser que le maître de la princesse collaborait notablement à certaines œuvres trop achevées de son élève pour être d'un enfant amateur3. Comme le grand-duc, elle s'adonna aussi aux pierreries, sut de bonne heure discerner les vraies des fausses et s'éprit pour les parures en joyaux d'une passion dont on devait, jusqu'à sa mort, constater les dispendieux effets. Elle eut 1 R. Galluzzi, V. 330. Francesca Orsini était apparentée aux Médicis par le duc de Bracciano, dont il va être question (P. Litta, Famiglie celebri italiane, Milano, 1844, t. VII). 2 Virginio avait un frère qui fut élevé avec Éléonore, sœur de Marie. Virginio avoit toujours esté amoureux d'elle (de Marie) et on disoit qu'elle aussi témoignoit de ne l'avoir pas haï (Bibl. nat., ms. fr. 3445, fol. 39 v°). — Cf. Sully, Économies royales, éd. originale, II, 20 ; princesse de Conti, Hist. des amours de Henri IV, Paris, 1664, p. 68 : la lettre plus haut citée de Marie de Médicis au grand-duc du 15 juillet 1603. 3 François de Médicis avait une imprimerie particulière où il imprimait des livres en langue étrangère (Épistres françoises des personnages illustres et doctes à M. de la Scala, Harderwyck, H. Laurens, 1624, in-12°, p. 378). Scaliger conteste sa moralité (Scaligeriana, éd. de 1669, p. 243). Les détails sur l'éducation de Marie de Médicis sont donnés par J.-B. Matthieu, Éloge historial de Marie de Médicis, p. 7-8 ; M. de Morgues, les Deux faces de la vie et de la mort de Marie de Médicis, p. 13. — Jusqu'ici, les biographes de Marie de Médicis ne paraissaient rien savoir de l'enfance et de la jeunesse de la princesse (voir par exemple : Thiroux d'Arconville, Vie de Marie de Médicis, princesse de Toscane, Paris, Ruault, 1774, 3 vol. in-8° ; Pardoe, The life of Marie de Médicis, London, Colburn, 1852, 3 vol. in-8° ; B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, Paris, Didier, 1877, in-12°). Le dessin gravé sur bois par Marie de Médicis, dont nous parlons, porte écrit au bas (Cabinet des Estampes. Ad 13, Rés.) : La planche de cette estampe a été gravée par la reyne Marie de Médicis, qui la donna à M. Champagne dans le temps qu'il la peignoit ; lequel Champagne a escrit derrière la planche ce qui suit : Ce vendredi 22 de febvrier 1629, la royne mère Marie de Médicis m'a trouvé digne de ce rare présent fait de sa propre main (signé : Champaigne). L'épreuve porte en effet gravé : M. de Med. fecit. Une note manuscrite ajoute que la reine aurait exécuté ce travail à l'âge de quatorze ans. C'est une gravure sur bois. L'œuvre est trop remarquable pour être entièrement d'une enfant. également du goût pour les mathématiques. Sous le règne de Ferdinand, le théâtre et la musique, très à la mode à la cour grand-ducale, furent l'objet de ses préférences : c'était le temps où les musiciens Jacobo Péri et Julio Gaccini composaient de véritables opéras et où Octavio Rinuccini mettait en musique la pastorale de Daphné. Vers dix-sept ans, elle était devenue une grande et blonde jeune fille, très bien portante, un peu grasse, sinon forte, agréable de fraîcheur et d'éclat, régulière de traits, — sans être positivement jolie, — saine et vivante. Sa figure trahissait sa double origine : la mère autrichienne, le père Médicis ; de sa mère, elle avait le bas du visage, le menton avançant des Habsbourg, l'ovale assez pur, les lèvres légèrement accusées, pas très distinguées, le nez fin et bien dessiné ; du père, elle tenait le front large et beau, le regard droit et ferme, l'ensemble assuré de la bonne bourgeoise qui a de la fortune. Mais hélas ! de la mère elle gardait l'intelligence insuffisante et du père aussi la volonté tenace, deux traits qui, réunis, ne donnent que de l'entêtement. Gracieuse, aimable, souriante, Marie était une princesse dont le regard et le front annonçaient une personne un peu bornée et têtue ; on s'en rendit compte de bonne heure1. Il fut très tôt question de la marier. Riche héritière de ces gros commerçants et banquiers qu'étaient les Médicis, elle constituait un parti royal. Ferdinand, son oncle, attentif à suivre une politique susceptible de lui procurer les profits les meilleurs, entendait bien ne la placer qu'aux conditions les plus avantageuses et ne la céder que contre espérances politiques larges et sûres. Un instant, l'aventure de Virginio avait inquiété. De cinq ans plus âgé que la princesse, Virginio n'avait-il pas osé, comme l'écrira plus tard Sully, concevoir des espérances par-dessus sa condition ? Christine avait dû défendre au jeune homme d'adresser la parole à Marie et le faire surveiller. Mais Marie ne voulait pas de lui. Il y eut pour elle une longue série de négociations diverses projetées, étudiées et rompues. Dès son avènement au trône, en 1587, Ferdinand, mal assuré encore de ses moyens, songeait à une union avec le fils du duc de Ferrare ; Marie avait quatorze ans. L'idée n'eut pas de suite. Informées que le grand-duc pensait à un mariage, les cours étrangères s'agitèrent. Un gouvernement paraissait surtout préoccupé, c'était celui du roi d'Espagne, à qui il importait que les trésors accumulés à Florence n'allassent pas, grâce à une alliance dangereuse, soutenir les entreprises de quelque adversaire politique. Il mit à suivre tous les projets, à les contrecarrer, à en proposer une persévérance inlassable. L'insuccès de la combinaison avec Ferrare établi, il insinua la sienne, un mariage avec le prince de Parme, Farnèse ; mais il s'était mal informé ; Farnèse avait des vues ailleurs et déclina. L'année suivante, en 1589, il revint à la charge et présenta un nouveau candidat, le duc de Bragance. Cette fois, ce fut Ferdinand qui refusa. La grande-duchesse Christine, de son côté, pensait à un prince français de la famille 1 Il y a un beau portrait de Jeanne d'Autriche aux Offices de Florence ; elle est représentée avec son fils Philippe ; l'auteur de cette toile n'est pas identifié. Le tableau de Rubens au Louvre, donnant la mère de Marie de Médicis, est tout à fait insuffisant au point de vue iconographique. De Marie de Médicis elle-même, à l'âge que nous venons de dire, existe un très intéressant portrait en buste de Scipione Pulzone, actuellement au Pitti. La physionomie, bien rendue par le peintre, est caractéristique. Les représentations du grand-duc François, comme celles de tous les Médicis, sont nombreuses (Eug. Müntz, le Musée de portraits de Paul Jove, dans Mém. de l'Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXXVI, 2e série, 1898, p. 326-331). de Lorraine, M. de Vaudémont1 ; elle fut un peu surprise en se heurtant à un refus énergique de Marie de Médicis. Qu'était-ce à dire ? On accusa la petite confidente de la princesse, Léonora, d'avoir donné de fâcheux conseils ; les explications furent embarrassées ; il y eut une scène, et Léonora manqua d'être chassée. Ferdinand conçut alors un brillant projet : c'était de donner sa nièce à l'archiduc héritier de l'empereur Mathias, frère de Rodolphe II, et qui, veuf de l'archiduchesse Maximilienne-Grégoire, ne se refusait pas à convoler en secondes noces. Le grand-duc tenta l'impossible pour y arriver, insinuations, artifices, flatteries, cadeaux au gouverneur du prince, le marquis de Dénia, bassesses même ; rien n'aboutit. Entre temps, le roi d'Espagne réapparaissait, offrant une seconde fois Bragance ; mais Bragance n'était pas prince régnant, et le grand- duc déclara qu'il ne pouvait accepter pour sa nièce un personnage réduit à l'état de particulier ; il prétendait la placer dans un rang au-dessus même de sa naissance et lui ménager un parti plus avantageux. Sur quoi, l'empereur Rodolphe, réflexion faite, se ravisait, demandait Marie de Médicis soit pour lui- même, soit pour son frère l'archiduc héritier et envoyait un conseiller, Corradino, à Florence afin de négocier. Ferdinand était enchanté. On convint du contrat ; la jeune fille aurait 600.000 écus si elle épousait l'empereur, 400.000 si elle prenait l'archiduc ; puis Corradino ajouta que, quant à la date du mariage, on ne pouvait pas la fixer, qu'il fallait attendre la paix et autre chose. Après des tergiversations bizarres, le grand-duc comprit qu'on se moquait de lui, qu'on allait le tenir en suspens tant qu'il y aurait intérêt pour l'empereur à ce que la princesse de Toscane n'épousât pas quelque adversaire et que, les difficultés passées, on romprait. Outré de colère, il reprit sa parole. Marie de Médicis ne tenait pas à ce mariage2. Elle avait, elle, son idée. Certaine religieuse, célèbre à ce moment en Italie par sa sainteté, la Passitea, capucine habitant Sienne, où elle avait fondé un grand monastère des aumônes qu'on lui donnait, ayant eu une fois l'occasion de la voir, lui avait prédit d'un ton singulier qu'elle serait un jour reine de France. Cette prédiction l'avait vivement frappée. Léonora, ambitieuse et intelligente pour deux, n'avait pas eu de difficulté à la convaincre qu'elle ne devait attendre que cette couronne. Lui avait-elle déconseillé tous les autres partis ? On en était convaincu à Florence, et la grande-duchesse lui en voulut vivement ; on le lui reprocha plus tard à son procès et elle s'en défendit gauchement. Ses 1 Maintenant, ô très vertueuse reine, l'on a tant parlé de vous, avec égale louange et envie, non seulement en Italie et en Allemagne, mais aussi en Angleterre et en Espagne, que vous avez été la continuelle matière de tous les discours qui se sont fait depuis dix ans en çà, es cours impériales et royales quand on parloit de quelque grand mariage (Harangue du cavalier Philippe Cavriana à Marie de Médicis à son département de Toscane, Paris, Morel, 1600, in-12°, p. 11 ; traduction de G. Chappuys). — Matthieu, Éloge historial de Marie de Médicis, p. 8. — Tout ce qui concerne les projets de mariage, dont nous résumons les péripéties, est conté par R. Galluzzi, d'après les archives de Florence (Histoire du grand-duché de Toscane, t. V, p. 5. 17, 63, 281, 318, 323). 2 Voir sur ces faits : la déposition d'A. de Lizza au procès de Léonora en 1617 (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 411 r°). Lui a dit la maréchale que la grande-duchesse de Florence, ayant voulu marier ladite dame royne avec Monsieur de Vaudémont, elle déconseilla à ladite dame royne ledit mariage et fit tant qu'il fut rompu, lui disant qu'il falloit qu'elle fût mariée en France ou en Espagne, et pour cet effet la grande-duchesse la voulut chasser hors du service de ladite dame royne ; Gindely, Rudolph II und seine Zeit, Prague, 1863-1865, 2 vol. in-8° ; R. Galluzzi, V, 330. Richelieu (Mém., I, 7) dit que Marie de Médicis refusa la couronne impériale.
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