La traite des Noirs en 30 questions par Eric Saugera © Geste Éditions - 79260 La Crèche Table des matières Introduction Carte des circuits maritimes négriers Qu'est-ce-que la traite des Noirs ? Quelle différence avec l'esclavage ? Pourquoi des esclaves en Amérique ? Pourquoi des captifs en Afrique ? Quelle politique négrière en France ? Quelle Europe négrière ? Quels ports français furent négriers ? Comment expédier à la traite ? Qu'est-ce-qu'un navire négrier ? Qu'est-ce-qu'un équipage négrier ? Qu'est-ce-qu'une cargaison négrière ? Où le navire négrier allait-il ? Comment s'effectuait la traite en Afrique ? Où déportait-on les captifs ? Comment survivre au passage océanique ? Comment vendre les captifs aux colonies ? Quelle était la condition des esclaves ? Comment refuser l'esclavage ? Comment s'effectuait le voyage de retour ? La traite a-t-elle bâti des fortunes ? Qu'en est-il des Noirs en métropole ? La traite avait-elle une religion ? Comment justifiait-on la traite ? Quand se mit-on à la contester ? Quand furent abolis la traite et l'esclavage ? Qu'appelle-t-on la traite illégale ? Qu'appelle-t-on le coolie trade ? Quel bilan dresser de la traite française ? Les ports négriers ont-ils de la mémoire ? La traite des Noirs a-t-elle un prix ? Chronologie Bibliographie Introduction Le trafic “ connu sous le nom de traite des Noirs ”, selon une formule en vogue sous la Restauration, a profondément marqué l'histoire et la mémoire des hommes. Du milieu du XVe siècle à la fin du XIXe siècle, des millions d'êtres humains ont été arrachés au continent africain et conduits vers des terres étrangères et lointaines - qui les rendirent esclaves. C'est aux XVIe et XVIIe siècles que les puissances maritimes européennes récemment installées en Amérique mirent en place la Grande Déportation par l'Atlantique et c'est au siècle suivant qu'elles la portèrent à son apogée. Aujourd'hui, cette Déportation est clairement dénoncée comme un crime contre l'humanité. Mais l'opinion d'alors ne la percevait pas ainsi parce que l'esclave nègre n'était pas un homme. Même si l'Église lui reconnaissait une âme en l'initiant aux mystères de la religion, sur le plan économique, l'esclave nègre ne se différenciait guère d'un mulet dont il remplissait souvent la fonction : son statut était celui d'un “ bien meuble ” livré au bon vouloir du propriétaire. Devait-il s'en plaindre ? Son déplacement “ d'une plage à l'autre de l'Atlantique ” lui avait rendu service en le soustrayant à la barbarie de ceux qui l'avait vendu. Ce service en valant un autre, l'esclave pouvait apporter sa pierre à l'édification des nations blanches et riches. Ce petit livre souhaite présenter une vision synthétique et claire d'un phénomène complexe qui a duré quatre siècles et concerné, à des titres divers, des dizaines de millions d'individus noirs et blancs répartis sur trois continents. Une carte et une chronologie aideront le lecteur tandis qu'une bibliographie l'invitera à élargir le champ de ses connaissances. Qu'est-ce que la traite des noirs ? La traite des Noirs est un phénomène qui remonte à la nuit des temps pharaoniques, mais celle qui nous occupe ici est d'une autre nature, à la fois modestement séculaire et violemment nouvelle. C'est au milieu du XVe siècle que les Portugais commencèrent à trafiquer des hommes sur une côte africaine dont ils faisaient la connaissance. Au début du siècle suivant, les Espagnols, qui emménageaient depuis peu de l'autre côté de l'Atlantique, eurent besoin de bras pour exploiter les espaces immenses et fabuleux du Nouveau Monde. Les immigrants européens ne suf-fisaient pas à la tâche et les populations amérindiennes succombaient à celle qu'on leur imposait. Il fallait puiser à d'autres sources. On pensa à l'Afrique : elle était à la fois accessible et intarissable. Les pays ibériques eurent vite fait de se répartir les rôles : au Portugal le transport des nègres, à l'Espagne l'utilisation des esclaves. Les navigateurs aventuriers hollandais, anglais et français considérèrent d'un œil torve ce monopole de jure. Ils ne tardèrent pas à intro-duire frauduleusement des captifs outremer au grand dam des nouveaux propriétaires : la traite des Noirs par l'Atlantique avait désormais rang international. Elle obtint ses lettres de noblesse au XVIIe siècle quand les principales monarchies la légalisèrent et elle eut bientôt droit de cité dans les livres. Dans son Dictionnaire Universel de Commerce publié en 1730, Jacques Savary des Bruslons définissait ainsi la traite des nègres : “ Les Européens font depuis des siècles commerce de ces malheureux esclaves, qu'ils tirent de Guinée et des autres côtes d'Afrique, pour soutenir les Colonies qu'ils ont établies dans plusieurs endroits de l'Amérique et dans les Antilles. ” La traite est donc l'enlèvement des Noirs d'Afrique suivie de leur déportation en Amérique, et plus tard vers l'archipel des Mascareignes dans l'océan Indien. Elle a deux objectifs et le second est le corollaire du premier : amasser de l'argent grâce au commerce des captifs ; façonner de belles colonies avec la sueur et le sang des esclaves. La réalisation de ces deux objectifs nécessite une triple opération : 1/ échanger des produits bruts et manufacturés européens contre des captifs africains ; 2/ transporter ces captifs par-delà l'océan pour en faire des esclaves dans les colonies ; 3/ vendre ou échanger les captifs contre des denrées tropicales destinées à l'Europe. La traite des Noirs était dénommée de diverses manières : traite des nègres, des esclaves, ou de Guinée. Il n'était pas signifiant d'utiliser un terme plutôt qu'un autre ni d'adopter une minuscule plutôt qu'une majus-cule. Il n'était pas non plus nécessaire de les employer : le mot “ traite ” employé sans complément suffisait la plupart du temps à définir son objet. On pouvait traiter autre chose que des hommes, toutes sortes de richesses que recélait l'Afrique, mais sans autre précision, “ faire la traite ” revenait à prendre des humains à la côte africaine. Quelle différence avec l'esclavage ? La confusion peut exister entre ces deux termes indissociables. L'esclavage et la traite s'alimentent mutuellement et ne peuvent donc, ou difficilement, vivre l'un sans l'autre : l'esclavage sans la traite se régénère au ralenti, la traite sans l'esclavage s'arrête. Pourtant, aussi liés soient-ils, ce sont des phénomènes parfai-tement distincts occupant des durées, des lieux, des hommes différents. L'esclavage était pluri-millénaire quand débuta la traite par l'Atlantique et il lui survécut des dizaines d'années dans les colonies des pays concernés. Par exemple, l'Angleterre et les États-Unis abolissent la traite en 1807, la France en 1815, et suppriment res-pectivement l'esclavage en 1833, 1865, 1848. Cuba et le Brésil sont, en 1886 et 1888, les deux derniers pays à abolir l'esclavage au XIXe siècle. Au XXe siècle, l'esclavage n'est pas mort. Il perdure en Mauritanie malgré trois abolitions dont la dernière remonte à 1981 seulement, et en 1996 Dominique Torrès publiait aux éditions Phébus un ouvrage intitulé : 200 millions d'esclaves aujourd'hui. Si la traite et l'esclavage sévissent sur les terres africaines, la traite s'arrête en Amérique, là où l'escla-vage recommence. Les victimes sont toujours noires mais leur condition évolue, ou empire. Captives le temps de la traite, elles deviennent esclaves entre les mains de leurs nouveaux maîtres. Les bourreaux sont africains et européens. Les premiers amènent les captifs de l'intérieur vers les côtes et les seconds assurent leur transport vers l'Amérique : ce sont les négriers ; ceux qui exploitent les captifs dans les colonies sont les esclavagistes. Mais négriers et propriétaires d'esclaves ne sont pas obligatoirement les mêmes. Un armateur métropolitain qui expédie à la traite peut n'avoir aucune relation directe avec le milieu des colons, ne posséder aucun champ de canne à sucre ni aucun esclave : il assure un service de pourvoyeur que les colons “ amériquains ” ne lui disputent pas. Mais cette séparation fut au fil du temps de moins en moins nette. Les colons étaient mauvais payeurs. Aussi les négociants de la métropole n'avaient-ils comme autre moyen pour recouvrer leurs créances que de s'implanter aux îles, soit en se liant avec des sociétés déjà en place, soit en gérant des domaines ou en les enlevant à leurs débiteurs. Sur la fin du XVIIIe siècle, et souvent contre leur gré, les principales maisons de commerce des ports négriers français pratiquaient à la fois la traite et l'esclavage. En dépit de leurs liens étroits, ces deux activités doivent être considérées séparément. Avec des pas-serelles inévitables entre les deux, l'étude de la traite est une fin en soi, celle de l'esclavage en est une autre. Pourquoi des esclaves en Amérique ? Le besoin d'esclaves aux Amériques est donc né du souci des Espagnols de se constituer une réserve de main-d'œuvre aussi inépuisable que les ressources du sol et du sous-sol qu'ils se faisaient fort d'exploiter à plein régime. Ce régime fut fatal aux Indiens qui moururent par millions. Il fallait leur substituer des travailleurs capables de supporter les contraintes conjuguées du travail forcé et du climat : les Noirs, qui vivaient sous les mêmes latitudes et connaissaient déjà l'institution de l'esclavage, seraient en pays de connaissance. L'installation des Européens du Nord en Amérique se fit au début du XVIIe siècle. Dans les années 1630, les Français étaient implantés dans les îles antillaises de Saint-Christophe, de la Guadeloupe et de la Martinique. Même si des groupes d'esclaves arrivèrent très tôt, on recourut d'abord à une main-d'œuvre blanche plutôt que noire pour mettre en valeur ces possessions nouvelles. Cette immigration était volontaire. De pauvres bougres, le plus souvent, embarquaient au Havre, à Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, pour s'engager au service d'un planteur de coton ou de tabac. Après une période fixée par contrat à trois ans, ils recevaient un petit pécule acquitté en tabac et un bout de terre. Jusqu'en 1660, ces “ engagés ” suffirent à cette première mise en route pastorale et agricole des Petites Antilles. Ensuite, ce fut différent. Le développement de la culture des grandes denrées d'exportation comme le sucre exigeait qu'on employât beaucoup de monde sur des propriétés de plus en plus grandes, appelées “ habitations ”. C'était notamment le cas à Saint-Domingue dont la colonisation avait été plus tardive. Alors, affluèrent les Noirs. Ils présentaient sur les engagés blancs des avantages indiscutables : ils étaient bon marché, corvéables à merci, renouvelables à volonté. Par ailleurs, les colons n'en étaient pas les seuls bénéficiaires. En amont, les négociants de la métropole avaient tout à y gagner : la source des profits était démultipliée : de l'écoulement des cargaisons en Afrique au transport des nègres et à leur entretien dans les colonies. L'accroissement de la production sucrière directement liée à l'augmentation du nombre des esclaves s'ajoutait à ces facteurs d'enri-chissement. Un cercle vertueux en somme auquel l'État ne pouvait demeurer insensible. On attendait de lui des mesures en faveur de l'économie coloniale. Elles vinrent en 1670 et la traite française décolla. Pourquoi des captifs en Afrique ? La rencontre des intérêts européens et africains fut facilitée par le fait que la pratique de la traite et de l'esclavage en Afrique remontait à des époques reculées. Mais, si la réalité de cette entente est parfaitement admise par les historiens, il n'en demeure pas moins vrai que les Africains sont devenus vendeurs parce que les Européens se sont d'abord présentés comme acheteurs, sur leurs rivages. C'est au VIIe siècle que la traite se développa franchement en liaison avec la fulgurance de l'expansion musulmane. La conquête arabe s'étendit rapidement vers le continent africain et les populations soumises se virent contraintes de fournir aux vainqueurs une main-d'œuvre servile majoritairement féminine car à vocation domestique et sexuelle. A la suite de quoi, deux réseaux d'approvisionnement se mirent en place : une traite transsaharienne à destination du nord de l'Afrique et du Moyen-Orient - du Maroc à l'Arabie du Sud ; une traite orientale vers la péninsule arabique. Les chercheurs ont du mal à s'accorder sur la comptabilité de cette traite qui s'est poursuivie jusqu'au XXe siècle (en mer Rouge) : entre huit et douze millions d'individus ? A ce marché esclavagiste sous influence musulmane s'en ajoutait un autre de taille au sud du Sahara : le marché intérieur africain lui-même. Il était alimenté par les razzias ou les guerres entre les États voisins et répondait aux besoins locaux en domestiques, porteurs, et travailleurs agricoles. L'absence de sources écrites empêche de quantifier cette traite mais elle dut être considérable. On voit donc que des circuits de traite parfaitement rodés préexistaient à l'arrivée des Européens qui vont en bénéficier pour ouvrir en Amérique le troisième grand marché esclavagiste. Après de premiers échanges limités avec les Portugais au XVe siècle, les États côtiers de l'Afrique occidentale s'organisent pour répondre à une demande qui croît au rythme de la colonisation outre-atlantique. Les opérations guerrières ou toutes autres méthodes destinées à créer des captifs dans les régions de l'intérieur se multiplient : elles sont effectuées par les Africains et rarement par les Européens qui ne s'enfonçaient jamais très loin à l'intérieur des terres. Les négriers noirs avaient tout à gagner d'une collaboration réussie avec les négriers blancs : l'augmentation de la demande des captifs avait fait grimper les prix et la monnaie d'échange était d'une nature à inspirer toutes les convoitises parce qu'on ne pouvait la fabriquer ni la produire sur place - ainsi les armes à feu, les textiles, les alcools et toutes sortes d'objets manufacturés en métal, en verre ou en osier. Cela offrait un intérêt dont la rationalité ne peut être comprise que par les Noirs qui étaient dépourvus de ces articles - banals et donc peu considérés en Europe. Des régions se spécialisèrent et devinrent des réservoirs d'esclaves, dans le golfe du Bénin, à Loango ou en Angola. La traite atlantique amplifia les rapports de force entre les États africains dont les sociétés furent irrémédiablement bouleversées, et contre les Africains qui vendaient leurs frères, nombreux furent les Africains qui, par tous les moyens, protestèrent et résistèrent. Quelle politique négrière en France ? La politique négrière de la France ne fut guère plus audacieuse que la politique maritime et coloniale qui l'englobait. (Il est question ici d'économie, pas de morale.) Au contraire de l'Angleterre à l'accointance si évidente avec la mer et les mondes lointains, la France eut avec eux des rapports compliqués et cela se traduisit par une succession d'initiatives et de mesures souvent incohérentes, malheureuses ou tardives. Passons sur le XVIe siècle. Désorganisé par les conflits intérieurs et extérieurs, tenu par le traité de Crépy (1544) et la trêve de Vaucelles (1566) conclus avec l'Espagne de ne pas armer pour les Amériques, l'État français n'a pas même la faculté de regarder au-delà de ses frontières. L'aventure dans l'Atlantique sud est individuelle et interlope. La royauté apporte son soutien au XVIIe siècle mais elle ne se débarrassera plus d'une stratégie tour à tour encou-rageante et dissuasive. En 1642, un édit de Louis XIII fait œuvre pionnière en autorisant la traite négrière mais il n'aura pas d'effet avant longtemps parce que les options choisies par Richelieu puis Colbert firent long feu. Pour développer l'activité maritime et soutenir la colonisation française aux Antilles, les ministres se conformèrent au modèle hollandais et fondirent des compagnies dont les échecs successifs eurent leur point d'orgue avec la liquidation de la Compagnie des Indes occidentales en 1674. Mais Colbert n'avait pas attendu pour faire marche arrière. En 1670, il accorda la liberté du commerce avec les îles en contrepartie d'un droit versé à la Compagnie des Indes fixé à 5 % de la valeur des retours et ramené à 3 % l'année suivante. La traite française put alors démarrer sous la bannière d'un chef de file, La Rochelle, qui expédia 45 navires négriers jusqu'en 1692. En 1685, Colbert avait fait accompagner les mesures prises en métropole en faveur de la traite par l'établissement, en aval, d'une codification de l'esclavage en soixante articles connue sous le nom de Code noir. Ce recueil d'édits, publié en format de poche à l'usage des maîtres, concernait le régime, la police et le commerce des esclaves dans les îles françaises de l'Amérique - et de l'océan Indien en 1723. Il s'agissait, en théorie, de définir les droits et les devoirs des esclaves et des maîtres les uns envers les autres. En pratique, et quand ils étaient respectés, les droits de l'esclave se limitaient à l'accès aux sacrements religieux et aux soins médicaux ou à l'octroi d'une ration alimen-taire hebdomadaire et de deux habits par an. En revanche, les droits du maître plaçaient l'esclave sous sa complète sujétion : l'esclave noir était sa propriété, un bien “ meuble ” dont il usait à sa guise, le punissant, l'assurant, le vendant, le léguant, engrossant les négresses et les affranchissant parfois avec leur pro-géniture. Ravalé au rang de marchandise, l'esclave noir était transporté, cédé et considéré comme telle. C'est au XVIIIe siècle que la traite connaît son âge d'or, mais son apogée se situe tout à la fin, quand l'aide de l'État est à son comble. Cela commence par les Lettres Patentes de 1716 et 1717 qui permettent aux principaux ports français “ de faire librement le commerce des nègres ” et réduisent de moitié les taxes sur les denrées en provenance des colonies comme le sucre. Il reste à acquitter un droit de 20 livres par Noir introduit aux îles ; à partir de 1768, les ports sont exemptés de ce droit ramené entre temps à 10 livres. Les efforts financiers de l'État furent grands en 1784 et 1786 : tout navire négrier recevait une prime d'encouragement de 40 livres par tonneau de jauge payée avant son départ et une prime de 160 ou 200 livres pour chaque captif débarqué aux colonies à son retour ; ces efforts portèrent leurs fruits : les armateurs même les plus timorés eurent de l'estime pour le trafic des nègres. Mais la Révolution mit fin à cette manne en supprimant les primes puis l'esclavage. Quelle Europe négrière ? La plupart des nations européennes ont été plus ou moins concernées par le phénomène négrier selon qu'elles ont armé des navires ou qu'elles ont borné leur rôle au financement ou à la constitution des cargaisons et des équipages. Considérant la seule traite par l'Atlantique, trois pays se détachent nettement dans la première catégorie en totalisant 89,9 % des expéditions : l'Angleterre vient largement en tête avec 41,3 %, suivie du Portugal et de la France avec respectivement 29,3 % et 19,2 %. Il reste des miettes pour les nations du Nord : 5,7 % pour la Hollande, 1,2 % pour le Danemark. (Quant aux 3,2 % qui manquent pour faire le compte, ils appartiennent à l'Amérique.) Un pays européen de poids ne figure pas dans ces statistiques : l'Espagne. Sa Majesté Très Catholique, dont les colonies américaines consommaient pourtant beaucoup d'esclaves, en concédait le monopole du commerce à d'autres plutôt qu'à ses sujets. Grâce à un privilège ou contrat dit de l'Asiento, les Génois, les Portugais, les Hollandais, les Français, les Anglais et les Basques enfin, se succédèrent dans le transport des captifs à destination des possessions espagnoles. D'autres pays ne figurent pas davantage pour la raison que leur participation fut de portée moindre voire anecdotique, ainsi la Flandre, la Prusse, la Norvège, la Suède ou encore la Russie. Tout pays ayant une façade maritime et un peu d'ambition coloniale était à même d'avoir une impulsion négrière. Mais il y en avait d'autres. Un pays comme la Suisse compensait son handicap géographique par la densité de son réseau commercial européen. De grandes sociétés implantées à Neuchâtel, Genève ou Bâle avaient des filiales dans les grands ports comme Nantes et Bordeaux et elles entretenaient des relations étroites avec les firmes et les banques d'origine protestante. Quand les négociants suisses n'armaient pas eux-mêmes, ils investissaient ou fournissaient des textiles appropriés à la traite. Manufacturer des articles pour la traite était une manière indiscutable de participer au trafic négrier. De ce point de vue, la liste n'en finirait pas de toutes les villes et régions concernées : fusils à Saint-Étienne, Liège ou Birmingham, sabres et couteaux flamands, bassins de cuivre à Amsterdam, barres de fer d'Espagne ou d'Europe du Nord, indiennes nantaises ou angevines, toiles de Silésie, Saxe ou Westphalie, verrerie de Murano ou de Bohême, etc. S'engager dans la marine négrière était une autre manière. A certaines époques, les équipages étaient très cosmopolites : les marins descendus des rives de la mer du Nord et de la Baltique côtoyaient leurs confrères du Sud : de Lisbonne, d'Espagne ou de Gênes. L'Europe négrière fut donc une réalité tangible. Les navires et leurs équipages, les cargaisons et les capitaux provenaient des quatre coins du continent, se croisaient et s'échangeaient pour une même cause : le commerce des nègres à la côte d'Afrique. Quels ports français furent négriers ? Du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle, la France métropolitaine fut à l'origine d'au moins 4 220 expéditions négrières qui abordèrent aux rivages d'Afrique et d'Amérique. C'est de Nantes que partirent le plus grand nombre d'entre elles, soit 1 744 expéditions représentant 41,3 % du total. Nantes est la capitale incontestée de la traite française et les autres villes négrières sont ses lointaines dauphines : on en relève dix-huit - neuf sur l'Atlantique, sept sur la Manche, deux sur la Méditerranée - qui s'impliquèrent dans la traite en fonction de leurs moyens ou de leurs ambitions. Bordeaux, La Rochelle et Le Havre totalisent 33,5 % des armements négriers et peuvent se prévaloir de quelques références. A La Rochelle, la primauté chronologique : en 1643, le voyage de l'Espérance est la première expédition négrière officiellement reconnue. Au Havre, la longévité : en 1840, le Philanthrope est le dernier navire français formellement identifié avec des captifs à bord. A Bordeaux, l'opiniâtreté : ses bâtiments négriers se comptaient sur les doigts d'une main avant 1730 quand Nantes comptait les siens par centaines, mais en 1802- 1803, ils furent plus nombreux à descendre la Gironde que leurs rivaux bretons la Loire. Les quinze autres ports sont à des encablures de ce quatuor de tête. Ils se répartissent en deux sous-ensembles : Saint-Malo domine nettement un premier groupe qui frôle les 15 % et comprend par ordre d'importance décroissante, Lorient, Honfleur et Mar-seille ; les onze ports du second groupe sont des “ gagne-petit ” qui, à l'exception de Dunkerque, ne franchissent pas la barre des vingt expéditions chacun, comme Rochefort, Bayonne ou Vannes, ou même des dix expéditions, comme Brest, Morlaix, Dieppe, Cherbourg, Saint-Brieuc, Marans et Sète. Il est certain qu'à la diffé-rence des précédents ces derniers ports n'ont jamais eu de volonté négrière, si bien que leur présence dans cette liste n'a d'autre justification que statistique : quand on recense à Morlaix deux expéditions négrières en tout et pour tout et à Marans une seule, on peut attribuer aux circonstances le fait qu'elles aient embarqué des Noirs à la côte d'Afrique plutôt que de la gomme, de l'ivoire ou de la cire. Clôturons cet inventaire portuaire en signalant les colonies [Guyane, Antilles, Sénégal, Bourbon et Île de France (La Réunion et Maurice aujourd'hui)] qui eurent pour certaines d'entre elles une activité négrière intense de la Révolution au premier tiers du XIXe siècle. Comment expédier à la traite ? La formation d'une expédition négrière est une affaire de longue haleine qui exige de son promoteur le don de la persuasion et le sens de l'organisation. L'armateur est le maître d'œuvre d'une entreprise qu'il contrôle de bout en bout - de la recherche des actionnaires à la répartition des bénéfices. Sa première tâche est de réunir les fonds nécessaires à la constitution de la mise- hors - soit l'ensemble des sommes dépensées pour l'armement du navire négrier : coque, gréement, câbles, ancres, cargaison, vivres, salaires, assurances. La longueur du voyage et le coût élevé des marchandises entraînent un investissement rarement inférieur à 150 000 livres tandis qu'à tonnage égal, un simple aller-retour transatlantique, dit en droiture, se contente souvent du tiers. C'est pourquoi l'armateur ne s'engage pas seul mais invite des partenaires ou intéressés à acquérir des parts dont le montant varie de la moitié à des broutilles de la mise-hors - 1/512e. Il peut accepter jusqu'à quinze ou vingt participations si le capital est important et l'actionnariat prudent. Tout le monde peut tenter sa chance en fonction de ses moyens, du modeste épicier au grand banquier en passant par la veuve qui vit de ses rentes. Pour convaincre ces capitalistes (et ce ne sont pas les plus petits qui sont les plus faciles à convaincre), l'armateur peut leur fournir un devis estimatif, géné-ralement surévalué. Les bénéfices annoncés sont fastueux - de 100 à 200 %. On peut en effet compter sur un gros et solide bateau, un bon capitaine, et beaucoup de beaux nègres. L'étape financière franchie, il reste à réaliser le projet en s'efforçant de réduire la part du hasard. Le mieux est d'équiper un bâtiment neuf conçu pour la traite, mais si le navire est d'occasion, on s'occupe de le mettre aux normes négrières. Le capitaine, qui est souvent apparenté à l'armateur, a carte blanche : il préside au recrutement de l'équipage et à la préparation du navire dont il est copropriétaire. L'armateur pendant ce temps rassemble la cargaison de traite en contactant ses fournisseurs en France et à l'étranger. Le navire à quai et les hommes inscrits sur le rôle d'armement, les mar-chandises envahissent l'entrepont et la cale se remplit de barriques, de vivres, et de quantités d'ustensiles qui vont des fers à nègres aux matériels de rechange. Le négrier est alors un bazar flottant qu'il faut assurer : en période de paix et selon la destination, la prime varie de 3 à 7 % environ, et de 35 à 50 % en période de guerre - qui pouvait survenir inopinément pendant l'expédition. L'habitude des assureurs était souvent à l'extrême prudence, pour la navigation négrière aussi bien que marchande. La tactique consistait à risquer de faibles sommes sur chaque navire et à multiplier le nombre des engagements pour limiter les dégâts en cas de coup dur. Les polices d'assurances pouvaient ainsi rassembler plusieurs dizaines de personnes signant chacune pour des sommes limitées à quelques milliers de livres. Des mois ont été nécessaires pour former une expé-dition négrière et lui donner les moyens de réussir. Il en faudra plus encore pour que l'expédition ait lieu et fasse du profit. Qu'est-ce qu'un navire négrier ? Littéralement, un navire négrier est un navire qui sert à déporter des nègres ; aussi n'est-il véritablement négrier qu'à temps partiel. Considérons la figure commode du triangle : le premier côté joint l'Afrique avec les marchandises de traite, le troisième côté regagne l'Europe avec les denrées tropicales, seul le second côté qui relie l'Afrique à l'Amérique fait le plein de captifs noirs. La précision est importante car elle explique en partie la conception du navire négrier : celui-ci peut être n'importe quel bâtiment puisqu'il remplit une fonction marchande normale les deux tiers du parcours. Il lui faut simplement un volume de cale suffisant pour y serrer les innombrables futailles d'eau ; une hauteur d'entrepont minimale pour y entasser les captifs ; et la possibilité de construire, le temps de leur présence, des aménagements en planches propres à les contenir. Tout navire ferait donc l'affaire quelques soient la taille, l'allure, le type de gréement, ou l'affectation habituelle. Des embarcations n'excédant pas 50 tonneaux et 15 mètres de longueur ne craignent pas de franchir l'océan surchargées de Noirs. Les goélettes, les bricks de 200 tonneaux, les trois-mâts qui en font jusqu'au quintuple, sont mieux adaptés aux réalités du trafic négrier. La plupart de ces navires sont d'occasion et beaucoup ont déjà été amortis par leurs sorties précédentes au grand cabotage ou au long cours. Le transport du cheptel humain étant réputé accélérer le processus de dépréciation du navire, l'armateur négrier n'investit pas facilement dans le neuf. Une évolution concerne cependant de nombreux bâtiments dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les chantiers navals produisent pour la traite des navires spécialisés et “ taillés pour la marche ” qui passent moins de temps en mer. Il en résulte une mortalité réduite et un bénéfice accru. Après la guerre d'Amérique (1783) et en dépit d'un surcoût à la construction, les coques des navires négriers sont doublées de plaques de cuivre qui améliorent le sillage du navire et les préservent de l'action des tarets (mollusques qui percent le bois aux mouillages africains). Par ailleurs, les gros navires se multiplient, conjuguent parfois leurs efforts et donnent ainsi aux expéditions une ampleur nouvelle. Après 1815, les coques négrières qui voguent dans l'illégalité parce que la traite est interdite voient leur forme s'affiner et leur tonnage diminuer pour effectuer des rotations rapides de six à neuf mois ; il en fallait le double avant la Révolution. Qu'est-ce qu'un équipage négrier ? Un équipage négrier se caractérise d'abord par un effectif nombreux. Celui-ci est proportionné au tonnage du navire et au contingent de Noirs prévu par l'armateur. En moyenne, on prévoit un homme pour cinq ou six tonneaux de jauge et dix captifs. Si les équipages comportent de dix à soixante hommes par navire, la majorité d'entre eux en compte plus de trente. En effet, quand vingt marins suffisent à naviguer trois cents tonneaux en droiture vers les Antilles, il en faut au moins cinquante pour aller chercher des Noirs. Dans le contexte d'un voyage à haut risque, deux raisons expliquent ce surplus de main-d'œuvre. La première raison est l'hémorragie des hommes provoquée par les débarque-ments volontaires, les désertions, la maladie, la mort, surtout, qui frappe de 10 à 15 % de l'équipage. La seconde raison est contenue dans la double fonction du marin, manœuvrier et garde-chiourme. On comprend qu'il faille des gens pour compenser les défaillances, surveiller ou réprimer les captifs. Un équipage négrier, c'est aussi un groupe d'hommes que le capitaine voudrait unis mais que les aléas de la navigation dispersent. Il arrive rarement qu'un équipage soit le même d'un bout à l'autre et cela peut nuire au bon déroulement de l'expédition : les remplaçants embar-qués aux escales ne sont pas toujours fiables. Au départ, le capitaine recrute lui-même son monde en puisant d'abord dans son entourage professionnel et parental. La composition de l'équipage répond à des règles aux- quelles il ne peut déroger. Ainsi, les postes principaux du bord fonctionnent par paires pour pallier les disparitions annoncées : au sein de l'État-major, un second assiste toujours le capitaine et il y a au moins deux lieutenants, deux enseignes et deux chirurgiens navigants. Il en va de même pour les officiers mariniers et non mariniers dont la compétence et l'expérience sont essentielles : en tête, le maître d'équipage qui a la haute main sur la cohorte des matelots, novices et autres mousses, pas tous mauvais garçons mais turbulents de nature ; suivent les maîtres charpentier, tonnelier, voilier, armurier, des techniciens sûrs ; enfin, le cuisinier- boulanger, dont l'éventuel talent n'avait que la table de l'État-major pour s'exercer. Mais c'est bien de la poigne du capitaine que dépend le sort de l'expédition. C'est un coriace dont la survie personnelle et la soif de réussite ignorent les états d'âme. Navigateur, commerçant et meneur d'hommes, sa polyvalence fait qu'il est habile, efficace et insensible. Cependant, il n'est pas en permanence la brute que son triste métier laisse supposer : les Noirs étant son gagne-pain, moins il en perd, mieux vont ses affaires. Qu'est-ce qu'une cargaison négrière ? Au moment d'appareiller, le navire négrier abrite dans ses flancs un chargement coûteux, lourd et volumineux, scindé en deux parties : l'avitaillement et la cargaison d'échange. L'avitaillement désigne l'ensemble des provisions nécessaires à l'alimentation des marins et des captifs. Il est plus important que dans toute autre expédition puisqu'il faut nourrir beaucoup plus de monde pendant beaucoup plus de temps. On distingue les vivres de l'équipage des vivres pour les nègres. Soumis aux obli-gations culinaires du long cours, les marins englou-tissaient avec une monotonie décourageante des tonnes de biscuits de mer, des salaisons de porc et de bœuf, des jambons, des fromages, des morues sèches ou vertes, des légumes secs, des lentilles, des céréales, du riz. Les captifs avaient encore moins de choix, si l'on peut dire : riz, fèves, gruau et biscuits revenaient invariablement leur caler l'estomac. A cette nourriture ô combien solide s'ajoutaient des barriques de vin et des dizaines, des centaines de barriques d'eau arrimées dans la cale et surveillées avec une vigilance extrême. La cargaison d'échange est la cargaison de traite proprement dite. Sous réserve de différences liées à l'évolution normale de la demande selon le site de traite et l'époque, on retiendra trois constantes : la cargaison constitue en valeur plus de la moitié de la mise-hors, elle se compose des mêmes sortes de marchandises et elle les répartit selon les mêmes proportions. C'est une idée reçue de croire que les traitants africains se satisfaisaient de babioles péjorativement appelées aujourd'hui pacotille. Cette catégorie qui comprenait des ciseaux, des cadenas, des miroirs…, ne représentait qu'une faible part de la cargaison en valeur et en volume, souvent moins de 10 %. A l'inverse, les textiles, classés dans la catégorie des “ grandes marchandises ”, valaient environ 50 % de la cargaison. C'étaient surtout des cotonnades imprimées aux noms teintés d'exotisme dont les plus connues sont les “ indiennes ” décorées de motifs géométriques ou floraux, anthropomorphes ou paysagers. Les armes à feu, la poudre et les munitions, secondairement les armes blanches, constituent l'autre produit d'échange que tout capitaine se devait d'avoir sous peine “ de manquer sa traite ”. Les alcools, eaux-de-vie et liqueurs, viennent après, suivis des métaux bruts ou travaillés, fer, cuivre, étain. On échangeait aussi les cauris, petits coquillages blancs venus des îles Maldives, servant de monnaie aux Africains ; ou encore le tabac. Une cargaison de traite était ainsi composée d'une infinité d'articles dont la variété et la qualité devaient répondre au goût des négriers noirs. Où le navire négrier allait-il ? S'il va de soi que tout navire négrier gagnait l'Afrique, où allait-il précisément ? Ce sont les instructions de l'armateur, les journaux de bord et de traite, les rôles de désarmement, la déclaration de retour du capitaine, qui nous l'apprennent. Or ces
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