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La Terre de l’insolence PDF

209 Pages·2018·2.17 MB·French
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www.lesbelleslettres.com Retrouvez Les Belles Lettres sur Facebook et Twitter Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. © 2018, Société d’édition Les Belles Lettres, 95, boulevard Raspail, 75006 Paris. ISBN numérique : 978-2-251-90840-3 1 PROLOGUE Comment expliquer que personne n’ait vu venir la prise de Mossoul par les militants de l’État islamique (Daesh) en juin 2014 ? Le président Obama a clairement reconnu que cela révélait une double défaillance du renseignement américain, double erreur d’évaluation portant à la fois sur les intentions de l’État islamique et sur la valeur de l’armée irakienne. La visée insurrectionnelle de l’État islamique, comportant la revendication d’un territoire et la volonté d’édifier un État viable, dans une logique de State building, a été négligée. L’avènement de l’État islamique soulève donc deux questions majeures, apparemment indépendantes : – comment expliquer l’attractivité d’une idéologie djihadiste au sein d’une société tribale ? – comment rendre compte de la fascination que la médiatisation du djihad peut exercer auprès d’une certaine frange de la jeunesse occidentale ? Pourquoi de jeunes Occidentaux, dont certains se présentent comme des « idéalistes » partis pour aider le peuple syrien, au rang desquels se trouvent un nombre croissant de jeunes filles, peuvent-ils s’identifier à des actes barbares ? On ne peut, à l’évidence, qu’être frappé de stupeur devant le fait que des ressortissants européens puissent, après avoir rejoint une terre de djihad, assassiner, dans des conditions atroces, leurs propres compatriotes, comme les attentats du 13 novembre 2015 à Paris l’attestent. Plus les stratèges cherchent à anticiper ce type d’événements et plus ils sont surpris. Peut-on se prémunir contre de telles surprises stratégiques ? Pour commencer, il ne faut pas se laisser égarer par l’interprétation religieuse que les insurgés donnent de leur combat, même si les acteurs sociaux sont en mesure de donner du sens à leurs actions. Si l’on s’en tient à ce niveau d’analyse très vite deux thèses réductrices finissent par se heurter : – l’Islam est, comme toutes les religions, une religion de paix qui se trouve dévoyée par des fanatiques ; – l’Islam est une religion de guerre qui entre en confrontation avec la civilisation occidentale pour imposer une hégémonie planétaire dans une perspective eschatologique qui vise à accélérer la fin des temps. Le recours à une analyse anthropologique des conflits, telle qu’elle est à l’œuvre dans cet ouvrage, paraît davantage en mesure d’anticiper de telles surprises stratégiques. Il s’agirait alors d’étudier d’un point de vue anthropologique des formes culturelles, ici des symboles religieux, et des formes sociales, ici des groupes tribaux. Comment des croyances religieuses peuvent-elles renforcer la cohésion d’un ordre social ou bien contribuer à le désintégrer ? Comment des structures tribales parviennent-elles à stabiliser ou à déstabiliser un territoire ? Le premier fait qui frappe l’observateur extérieur est la facilité avec laquelle les groupes tribaux se livrent à des retournements d’alliances. Est- il possible d’expliquer, par exemple, la série de revirements des tribus sunnites en Irak, qui soutiennent successivement en trente ans, Saddam Hussein, Al-Qaïda, les Américains, puis l’État islamique ? Il se trouve que les dynamiques qui gouvernent ce type de revirement sont bien connues des anthropologues. Les chefs tribaux ne sont pas des êtres déloyaux, particulièrement opportunistes, comme le déplorent les stratèges qui s’adonnent à la contre-insurrection. Constater qu’un chef tribal revient régulièrement sur ses engagements, qu’il procède à de fréquents retournements d’alliance, décidant de soutenir le gouvernement central ou l’insurrection en fonction des circonstances, c’est méconnaître la fidélité impérissable qui le lie à son lignage, son souci constant d’assurer la prospérité de ses partisans. Ici, la position du chef est toujours précaire, il peut être évincé s’il ne réussit pas à redistribuer des biens matériels et à garantir la sécurité de ses fidèles. Les militants de l’État Islamique n’ont pas pu s’emparer de larges pans du territoire irakien sans passer des accords avec des groupes tribaux. Ne serait-ce que parce qu’ils ont dû s’appuyer sur des groupes de solidarité locaux pour tenir et administrer les territoires conquis. Les chefs de tribu sont les dépositaires de leurs territoires depuis des générations, ils sont donc enclins à considérer une avant-garde d’illuminés comme des « idiots utiles ». Les chefs ont ainsi cherché à instrumentaliser des groupes djihadistes, de part et d’autre de la frontière entre l’Irak et la Syrie, que ce soit pour se débarrasser du Premier ministre Maliki ou pour renverser le président Assad. Mais, on le sait, la cohabitation entre des segments tribaux et des groupes djihadistes n’a jamais été sans heurt. Dès lors que des dissensions surgissent entre les tribus locales et des groupes djihadistes, la question de leur exploitation se trouve, de nouveau, posée aux stratèges occidentaux. Alors qu’en Irak comme en Afghanistan, les forces occidentales, par méconnaissance du « terrain humain », ont commencé, en 2003, par négliger les mouvements spontanés de résistance tribale aux groupes djihadistes, les stratèges occidentaux sont désormais persuadés qu’ils pourront, de nouveau, les exploiter1. Or il se trouve qu’un nouveau phénomène s’est manifesté qui complique la dynamique tribale. L’apparition d’affiliations religieuses exclusives semble entraver la capacité légendaire des groupes tribaux à nouer des alliances au gré des circonstances. Pour ce qui est de l’Irak, la confessionnalisation de la société à travers l’opposition sunnite/chiite rend plus difficile le retournement traditionnel des tribus. Mais comment expliquer alors que des groupes tribaux puissent faire le choix d’une identité sectaire et exclusive ? Quelle est la source de l’attractivité de l’idéologie djihadiste ? Il semble que ni la division sunnite/chiite, ni la persécution des minorités religieuses ne soit ancrée dans la société irakienne, mais qu’elles ont été exacerbées par la guerre civile, consécutive à l’intervention américaine de 2003. C’est à partir du moment où les hostilités ont commencé, lorsque les individus sont exposés à des menaces existentielles, que les identités se figent, qu’une société se décompose en lignes de fractures irréductibles2. Ici l’antagonisme religieux ne serait donc pas la source du conflit mais un de ses principaux corollaires. En période de conflits, les individus sont enclins à se convertir à l’idéologie, fût-elle radicale, en mesure d’assurer leur protection. L’entreprise de persécution des minorités religieuses, comme la politique de l’excommunication (takfir) mise en œuvre à l’encontre des sunnites qui refusent de prêter allégeance au calife autoproclamé Baghdadi, traduisent la volonté de rompre le tissu social irakien et de reconfigurer la société à partir d’une identité exclusive, dans le cadre « d’une administration de la sauvagerie ». On pourrait presque soutenir ici que l’identification religieuse est en mesure de suspendre le lien tribal. Pourtant, on le sait, notamment dans la province d’Al Anbar, l’appartenance tribale a longtemps prédominé sur l’affiliation religieuse, de nombreuses tribus irakiennes comme les Shammari ou les Juburi avaient des branches à la fois sunnites et chiites3. La politique de persécution et de conversion forcée des mécréants, mise en place par l’État islamique, vise donc à exacerber les lignes de fracture réveillées par la guerre civile. Les groupes djihadistes se sont toujours efforcés de mettre en place une stratégie de terreur destinée à rompre l’enchevêtrement des allégeances concurrentes sur lesquelles repose toute société traditionnelle. Entre 2006 et 2007, Al-Qaïda en Irak a ainsi délibérément favorisé la confrontation sunnite/chiite en organisant une série d’attentats suicides contre les lieux saints du chiisme, notamment contre la mosquée d’Or de Samarra. Cette campagne d’attentats avait clairement pour objectif de réduire la société irakienne à une opposition artificielle entre deux communautés antagonistes. Or il est manifeste que face aux tensions sectaires qui fragmentent la société irakienne le renforcement de l’État irakien ne doit pas constituer la seule perspective stratégique. Ce n’est pas en renouant avec une politique de State building que l’on pourra lutter efficacement contre l’insurrection conduite par l’État islamique. Il est temps de reconnaître que la politique occidentale de State building telle qu’elle a été conduite sur de nombreux théâtres depuis 2003 a échoué, qu’elle exacerbe les conflits au lieu de les apaiser. En Irak, les prérogatives de la souveraineté ont été détournées au service d’une politique sectaire. Une telle politique a déstabilisé l’équilibre du pouvoir à l’échelle locale et a favorisé l’implantation de groupes djihadistes, capables d’exploiter le désir d’autonomie des populations et d’apparaître comme un rempart contre un État autoritaire. En outre, un État souverain repose sur l’établissement de frontières clairement délimitées qui ne sont pas reconnues par les tribus. Des tribus sunnites sont présentes de part et d’autre de la frontière entre la Syrie, l’Irak et la Jordanie, comme des tribus pachtounes se déploient à cheval sur la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, la fameuse ligne Durand. On redécouvre alors le fait que les frontières, telles qu’elles ont été notamment établies au Moyen-Orient par les accords Sykes-Picot de 1916, n’ont plus d’existence, ce que les groupes tribaux ont toujours su. Mais une question épineuse demeure en suspens. Comment expliquer que, pour la première fois avec le conflit en Irak et en Syrie, une guerre tribale lointaine a pu apparaître comme une nouvelle guerre d’Espagne aux yeux d’une certaine frange de la jeunesse occidentale ? Pourquoi de jeunes Européens à peine convertis à l’Islam se sont-ils précipités pour rejoindre les militants de l’État islamique ? De nouveau, les outils d’analyse dont disposent les Occidentaux laissent à désirer. Le concept de radicalisation qui suppose qu’un individu isolé passe d’une idéologie extrême à l’action violente, semble, comme nous le verrons, occulter le phénomène qu’il cherche à élucider. L’idée de radicalisation ne jette aucun éclairage sur les différents profils psychologiques des terroristes responsables des attentats meurtriers de Paris durant les années 2015 et 2016. 1. Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daesh. L’État islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, 2014, p. 174. 2. Stathis N. Kalyvas, The Logic of Violence in Civil War, Cambridge University Press, 2006, p. 47. 3. David Kilcullen, Accidental Guerrilla, Oxford University Press, 2009, p. 171-172 ; Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daesh, op. cit., p. 73. 2 LE RETOUR DES TRIBUS

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Présentation de l'éditeur L’avènement de l’État islamique a soulevé deux questions majeures, apparemment indépendantes : comment expliquer l’attractivité d’une idéologie djihadiste au sein d’une société tribale ? Comment rendre compte de la fascination que la médiatisation du dj
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