ebook img

La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain II: Les valeurs PDF

394 Pages·1993·9.613 MB·French
Save to my drive
Quick download
Download
Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.

Preview La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain II: Les valeurs

Collection des Etudes Augustiniennes Fondateurs : F. Cayré f et G. Folliet. Directeur : J.-Cl. Fredouille. Conseil scientifique : M. Alexandre, H. Bèriou, N. Duval, J. Fontaine, Cl. Lepelley, G. Madec, P. Petitmengin. Diffusion : Editions BREPOLS France : 23, rue des Grands Augustins, 75006 Paris Autres pays : Steenweg op Tielen 68, B-2300 Tumhout LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN TOME II LES VALEURS Collection des Études Augustiniennes Série Antiquité -138 Laurent PERNOT LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN TOME II LES VALEURS Institut d’Études Augustiniennes PARIS 1993 CHAPITRE PREMIER L’ÉLOGE EN QUESTION Ventum est ad partem operis destinati longe grauissimam, déclare Quintilien au moment d’aborder, au dernier livre de YInstitution oratoire, le problème des rapports entre l’éloquence et la morale1. C’est en effet le problème de fond, omniprésent dans la réflexion antique sur la rhétorique, et sur l’éloge en particulier. Le questionnement philosophique suscite un examen critique portant sur la valeur et sur les fins de la tekhnê. I. - LES CONTACTS ENTRE SOPHISTIQUE ET PHILOSOPHIE Les sophistes et les philosophes ne forment pas deux catégories étanches - pas plus à l’époque impériale qu’aux époques précédentes. Dans le cursus universitaire, il est courant d’étudier successivement les deux disciplines. Puis, plus profondément, les individus circulent d’un groupe à l’autre à la faveur des «conversions» : le cas le plus fréquent est la conversion de la rhétorique à la philosophie. Au début de l’Empire, Papirius Fabianus a frappé ses contemporains par son passage de la rhétorique à la philosophie, et Sénèque le Père le traite de transfuge2. Quintilien critique les paresseux («Nous en avons connu beaucoup», affirme-t-il) qui désertent l’éloquence pour la philosophie3. Et, surtout, nous possédons trois fameux exemples au cœur de la sophistique, 1. Quint. xii, pr. i. 2. Sén. Rhét., Controv. II, pr. 5 ; cf. W. Kroll, «Papirius Fabianus», RE, 18, 1949, col. 1056-1057. Parmi les exemples antérieurs, on peut citer Antisthene, Alcimos (IVe-IIIe s.), Hermarchos de Mytilène (IIIe s.) ; Isocrate a suivi un chemin comparable, dans une certaine mesure, en passant de la profession de logographe à une forme d’éloquence qu’il appelle philosophia. 3. Quint. XII, 3, 11-12. Chez Philostr., V. soph. 513, Isée l’Assyrien ne s’est pas converti : il s’est acheté une conduite. 494 LES VALEURS avec Dion, Lucien et Marc Aurèle. L’«apostasie» de Marc Aurèle est consignée dans les Pensées et ne fait aucun doute4. Celles de Dion et de Lucien sont plus discutées, et il paraît difficile de reconstituer avec certitude la réalité des faits derrière les reconstructions autobiographiques, les stylisations, les mises en scène et les jeux de personae auxquels se livrent ces deux auteurs5. Mais il est indéniable que le Péri phugês de Dion dépeint une vocation philosophique, que le Dion de Synésios et la Double accusation de Lucien décrivent des conversions de la rhétorique à la philosophie, ou de la sophistique à la philosophie. Le passage d’une discipline à l’autre est une réalité culturelle et littéraire, quelle que soit dans chaque cas la vérité biographique. Ces conversions, ou ces récits de conversion, présentent deux points communs. D’une part, la conversion constitue un approfondissement spirituel. Chez Marc Aurèle, cette dimension est évidente. Quand Dion s’installe dans l’errance, et même quand Lucien fuit l’agitation du barreau, on sent qu’ils décident de quitter le monde des apparences, où l’homme s’aliène, pour réaliser ce qu’ils portent au fond d’eux-mêmes6 7. La conversion à la philosophie implique donc l’établissement d’une hiérarchie, qui vaut condamnation de la rhétorique. Mais en même temps, et c’est le second point, les auteurs considérés n’ont pas complètement renoncé à la rhétorique. Dion reste un orateur ; Lucien continue d’appliquer les procédés de la mimêsis et de la création rhétorique, et de composer des prolalies ; Marc Aurèle utilise dans les Pensées ses exercices de jeunesse sur la gnome et sur Veikôn1. La rhétorique est moins oubliée que dépassée. Ces auteurs ont quitté la rhétorique pour se ressourcer, mais la rhétorique ne les a pas quittés. Dès lors, la conversion révèle sa vraie signification. Contrairement à l’apparence, rhétorique et philosophie ne constituent pas deux mondes clos qui ne communiqueraient que par le chemin de Damas : lorsque l’on quitte l’un pour l’autre, on garde la forma mentis du premier. La «conversion» de la rhétorique à la philosophie est passage et non rupture. Du reste, le passage s’effectue aussi - quoique plus rarement - en sens inverse. Philostrate cite le cas d’Aristoclès de Pergame, qui dans sa jeunesse étudiait la philosophie péripatéticienne, négligé et mal vêtu : quand il «reflua» 4. Pensées, I, 7, 3 : Παρά 'Ρουστικου... τό άποστηναι Ρητορική? ; cf. I, 17, 8. Voir notamment Cortassa, éd. de Marc Aurèle, p. 19-25 ; Rutherford, The Meditations of Marcus Aurelius, p. 103-107. 5. La bibliographie serait considérable : toutes les études importantes sur Dion et sur Lucien abordent cette question. Voir en dernier lieu les communications de J. Bompaire, «Quatre styles d’autobiographie au IIe siècle après J.-C. : Aelius Aristide, Lucien, Marc-Aurèle, Galien», F. Jouan, «Les récits de voyage de Dion Chrysostome : réalité et fiction» et S. Saïd, «Le “je” de Lucien», dans M.-F. Baslez - P. Hoffmann - L. Pernot (éds.), L’invention de l’autobiographie, d’Hésiode à saint Augustin. Actes du colloque de ...Paris, 1990 (Etudes de littérature ancienne, 5), Paris, 1993. 6. Sur la portée spirituelle des conversions à la philosophie, cf. A.D. Nock, Conversion, Oxford, 1933, p. 164-186, ainsi que les premiers articles du numéro spécial de la revue Augustinus, 32, 1987, intitulé : La conversion. De la filosofîa al cristianismo. 7. Cf. Van den Ηουτ, «Reminiscences of Fronto in Marcus Aurelius». L’ÉLOGE EN QUESTION 495 vers la sophistique, il changea de skhêma et se livra immodérément aux plaisirs de la musique et du théâtre8. Outre ces conversions, sophistes et philosophes se côtoient, par exemple dans les salles de classe et dans les banquets. Épictète compte des rhéteurs parmi ses auditeurs, tandis que les nombreux élèves de Chrestos de Byzance comprennent des philosophes9. Les banquets de Plutarque, de Lucien et d’Athénée réunissent, entre autres hommes de lettres, des philosophes et des rhéteurs, et le sophiste Nicagoras assiste à un banquet néoplatonicien10. Bien plus, nous voyons certaines inscriptions de l’époque impériale honorer un personnage à la fois comme rhéteur et comme philosophe11. Là, ce ne sont plus les hommes qui passent d’une discipline à l’autre, mais les disciplines qui se retrouvent conjointement chez le même homme, en sorte que les philosophes connaissent la rhétorique et que les rhéteurs connaissent la philosophie. Toutes les sectes, en effet, ont vu des philosophes écrire sur la rhétorique, depuis Platon et Aristote jusqu’aux néoplatoniciens, en passant notamment par les épicuriens et par les stoïciens ; ces œuvres n’étaient pas seulement des critiques portées de l’extérieur, mais bien souvent elles reflétaient une connaissance profonde de l’art oratoire et elles lui ont fait accomplir d’importants progrès. Non contents de faire œuvre de rhétoriciens, les philosophes pratiquent des genres qui requièrent une certaine éloquence et qui d’ailleurs leur sont communs avec les rhéteurs, comme la thesis, l’argumentation in utramque partem, la consolation. Certains prononcent des discours12. Leurs conférences sont parfois des epideixeis très rhétoriques et ornées13. Au début du IIIe siècle, les péripatéticiens Ammonios et Ptolémée avaient écrit des poèmes et des discours épidictiques. «Ils n’auraient pas voulu rester connus par de tels livres», estime Longin : et pourtant c’est à peu près tout ce que nous savons d’eux14. Ici aussi, il y a une réciproque. En réponse aux attaques de certains philosophes, les rhéteurs ont composé des œuvres dirigées contre Platon, contre Aristote ou contre la philosophie en général ; les Discours platoniciens d’Aristide, seul exemple conservé, montrent que ces répliques pouvaient 8. Philostr., V. soph. 567. Cet Aristoclès ne se confond pas avec Aristoclès de Messine, philosophe péripatéticien auteur de Tekhnai rhêtorikai. Cf. Follet, «Aristoclès de Messine» et «Aristoclès de Pergame». - Pour un précédent, voir le cas de Métrodore de Skepsis (IIe s. av. J.-C.). 9. Épict., Entr. Ill, 1 ; III, 9 ; Philostr., V. soph. 591. 10. Plut., Quaest. com. ; Luc., Sympos. 6 (cf. Icarom. 16) ; Athénée, I, 1 d ; Eusèbe, Praep. evangel. X, 3. 11. Bowersock, Greek Sophists, p. 11-12 ; cf. ibid., p. 51, n. 3. Voir aussi infra, n. 15, et Libanios à Julien (or. XII, 92) : νικά? του? μέν Ρήτορα? τη φιλοσοφία, τού? δ’ αδ φιλοσόφου? τη ρητορείμ. 12. Voir par ex. les philosophes tenant le rôle d’ambassadeurs, à l’époque hellénistique et à l’époque romaine : cf. Christ-Schmid, Gesch. der griech. Lit. II6, p. 109 ; Bowie, «The Importance of Sophists», p. 36, n. 26. 13. ÉPICT., Entr. III, 23. 14. Cf. L. Brisson, «Ammonios», dans Goulet (éd.) Dictionnaire des philosophes antiques, I, p. 165. Ammonios est cité aussi par Philostr., V. soph. 618. 496 LES VALEURS s’appuyer sur une lecture attentive des œuvres de l’adversaire. Certains rhétoriciens avouaient des intérêts philosophiques15. Et, dans l’ensemble, les représentants de la Seconde Sophistique ne sont nullement coupés de la philosophie : au contraire, leurs relations avec cette discipline se révèlent, à l’examen, particulièrement étroites. Hermocrate de Phocée est appelé philosophos dans une inscription de l’Asclépieion de Pergame16. Alexandre de Séleucie, dit Péloplaton, disciple de Favorinus et porteur d’un surnom significatif, apparaît en philosophe platonicien chez Marc Aurèle ; ses déclamations contenaient des passages de phusiologia17. Quadratus était également féru de développements abstraits, et sophiste à la manière de Favorinus18. Marc de Byzance posait peut-être au philosophe, avec ses sourcils froncés, sa barbe et ses cheveux négligés, et cette dialexis sur l’arc-en-ciel que certains attribuaient au stoïcien Alcinoos19. Élien, qui fut sophiste selon Philostrate, est marqué par le stoïcisme20. Parmi les plus grands, Polémon fréquenta pendant quatre ans le philosophe Timocratès d’Héraclée et fit le voyage de Bithynie pour entendre Dion âgé21. Aristide possédait une certaine formation philosophique et entretenait des contacts avec quelques philosophes contemporains22. Hérode Atticus, enfin, avait eu pour maître le platonicien Taurus, et Philostrate cite parmi ses familiers les philosophes Lucius et Sextus. Marc Aurèle le chargea de nommer les titulaires des quatre chaires de philosophie d’Athènes. Aulu-Gelle le fait disserter sur des thèmes tels que Vapatheia et la différence entre vrais et faux philosophes, au point que l’on a risqué à son propos, non sans fondement, bien que la disparition de son œuvre interdise tout jugement trop catégorique, le mot de Halbphilosoph23. On passe ainsi aux personnalités qui se réclament simultanément de la rhétorique et de la philosophie et qui maîtrisent également l’une et l’autre. Prenons le cas de Favorinus. Il se disait philosophe24 et certains lui donnaient ce nom25, mais d’autres l’appelaient sophiste26 . De fait, comment concilier 15. Voir par ex. Rhél. Her. I, 1 ; IV, 69. Tibérios est appelé philosophos kai sophistes par la Souda (T 550), bien que la liste de ses œuvres ne comporte que des traités de rhétorique. 16. Habicht, Die Inschriften des Asklepieions, n° 34,1. 5-6. 17. Marc Aurèle, Pensées, I, 12 ; Philostr., V. soph. 575-576 (cf. 569 fin.). Voir Follet, «Alexandros de Séleucie», p. 148. 18. Philostr., V. soph. 576. 19. Ibid. 528-529. 20. Cf. Schmid, Der Atticismus, III, p. 3-6 ; Follet, «Ailianos de Préneste». 21. Philostr., V. soph. 536, 539, 541 fin. 22. Cf. Pernot, «Aristide (P. Aelius)», p. 360-363. 23. Anderson, Phiiostratus, p. 114. Sur Hérode et la philosophie, voir aussi Münscher, «Herodes», col. 940, 948 ; Christ-Schmid, Gesch. der griech. Lit. H6, p. 695, 696 ; Boulanger, Aristide, p. 98-99 ; Ameling, Herodes Atticus, I, p. 118 ; R. Goulet, «Aulu- Gelle», dans Goulet (éd.). Dictionnaire des philosophes antiques, I, p. 686. 24. Corinth. 26 ; Aulu-Gelle, XX, 1,9 ; Philostr., V. soph. 490 init. Apparemment, il ne se disait pas lui-même sophiste (Schmid, «Favorinus», col. 2080,45). 25. Le grammairien Domitius chez Aulu-Gelle (Favor., test. 45 § 3 Barigazzi) et Aulu-Gelle lui-même, passim (test. 23, 29 § 1, 32 § 1, 33 §1, 36, 37, 38 § 1,40 § 11,42 § 1, 46 §1,47 § 2 ; fr. 3 § 1). Cf. test. 21 § 2 et Luc., Eunuch. 7. L’ÉLOGE EN QUESTION 497 Y Éloge de Thersite avec les dix livres de Purrhôneioi tropoi ? Par un rapprochement implicite avec Dion, certains ont voulu cantonner l’activité sophistique de Favorinus dans la période antérieure à son exil26 27. Mais le Péri phugês de Favorinus n’a rien de commun avec le discours homonyme de Dion : l’orateur arlésien ne fait état d’aucune mutation que l’exil aurait provoquée en lui. Toutes ses œuvres attestent la coexistence, selon des modalités variables, de la philosophie et de la rhétorique. Le Péri phugês est un traité de morale, qui démontre que l’exil n’est pas un mal en adoptant parfois une manière rhétorique28. Le Péri tukhês, comme on l’a vu, traite un sujet philosophique en style asianiste et sous la forme d’un éloge. Le Discours corinthien est un plaidoyer mêlé d’éloge, de style très sophistique lui aussi, mais duquel la philosophie n’est pas absente29. La même diversité règne dans les œuvres perdues, qui comprennent aussi bien des éloges paradoxaux et un discours savamment argumenté Contre les Chaldéens que des traités moraux (Péri gêrôs, etc.), des ouvrages de philosophie technique (Péri idêon, Purrhôneioi tropoi) et en outre des compilations de pure érudition (Pantodapê historia, Apomnêmoneumata). Les entretiens de Favorinus, tels que les rapporte Aulu-Gelle, reflètent les mêmes centres d’intérêt : critique littéraire, philosophie, sujets divers30. Il est à noter que ces entretiens sont censés avoir tous eu lieu durant une même période, celle du séjour à Rome après l’exil. Rhétorique, philosophie et médecine se retrouvent unies dans le plaidoyer en faveur de l’allaitement maternel que rapporte Aulu-Gelle31. Il apparaît donc que Favorinus n’a éprouvé aucun embarras à être à la fois sophiste et philosophe. Si les sujets qu’il choisissait étaient en majorité philosophiques32, la manière dont il les traitait devait beaucoup à la rhétorique33. Avec un dosage variable selon les cas, son œuvre atteste la compénétration des deux disciplines. Démonax avait beau se moquer de ses conférences et de sa diction chantante, 26. Polémon (test. 3, p. 90) ; Luc., Demon. 12 ; Philostr., V. soph. 491 init. Rappelons qu’il eut pour élèves les sophistes Hérode Atticus, Alexandre Péloplaton, Quadratus (cf. Barigazzi, Favorino, p. 10). 27. Barigazzi, ibid., p. 213, 248,413 (mais contra p. 21 et 22 n. 3) ; cf. Goggin, «Rhythm in the Prose of Favorinus», p. 201. En Corinth. 27, epepauto suggère en fait l’évolution inverse (cf. Geel, Dionis Olumpikos, p. 347 : desierat enim philosophiae studium) ; mais tous les éditeurs modernes adoptent la correction ep' auto. 28. Cf. Barigazzi, ibid., p. 375, n. 1. 29. C’est là que Favorinus se dit philosophe. Voir aussi l’attaque contre Gorgias (§ 28), la comparaison avec Socrate (§ 32), la consolation de type philosophique rappelant le Péri phugês (§ 44 sqq.). 30. Critique littéraire : test. 39 § 7 sqq., test. 42. - Philosophie : test. 40,43, 44. - Varia : test. 27 sur les vents, test. 41 sur la médecine, test. 47 sur le droit, etc. 31. Test. 38. 32. C’est pourquoi Philostrate le considère comme plus philosophe que sophiste : V. soph. 489 init. 33. Aussi la Souda et les modernes le jugent-ils plus sophiste et rhéteur que philosophe : Souda, Φ 4 ; Lattanzi, «La figura di Favorino», p. 51 ; Mensching, Favorin, p. 2 ; Barigazzi, Favorino, p. 77.

See more

The list of books you might like

Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.