Alain Bihr LA REPRODUCTION DU CAPITAL Prolégomènesàunethéoriegénéraleducapitalisme TomeI Cahierslibres EditionsPagedeux ©2001EditionsPagedeux Collection«Cahierslibres» Casepostale34,CH-1000Lausanne20 E-mail:[email protected] Internet:http://www.fastnet.ch/page2/ MaquettecouvertureG.Pesce ImpressionCODIS ISBN2-940189-22-6 AJean-MarieHeinrich, moncompliceenlecturesmarxiennes, quim’aaccompagné danslespremièresétapesdecetravail. INTRODUCTION Leprojetdontleprésentouvrageentamelaréalisationestambitieux, puisqu’ils’agitniplusnimoins,commel’indiquesonsous-titre,que dedévelopperunethéoriegénéraleducapitalisme:d’élaboreruncadre conceptuelàl’intérieurduquelpourraientsesituertouteslesanalyses critiques de la réalité sociale contemporaine. Ambitieux, il n’en est pasmoinslimité:ilneviseàconstituerniunethéoriegénéraledela société1, ni une théorie générale de l’histoire2, puisqu’il ne traitera que de la réalité sociale contemporaine, de ce mode bien particulier de production de la vie en société qui est le nôtre et qu’identifie cou- rammentleconceptdecapitalisme.Dontils’agirad’ailleursdemon- trerqu’ilrestepertinentàcetégard3. 1.AlamanièredeMaxWeber,EconomieetSociété(1922),traductionpartielle, Plon, 1971; ou de Robert Fossaert dans La société, Le Seuil, 6volumes, 1977- 1983;LemondeauXXIesiècle,Fayard,1991;L’avenirdusocialisme,Stock,1996. 2. A la manière deTony Andréani dans De la société à l’histoire, Méridiens- Klincksieck,2tomes,1989. 3.Danscettemesure,matentativesesitueaumêmeniveaudegénéralitéque cellepoursuivieparJacquesBidetdansQuefaireduCapital?(1985),PUF,2000, Théoriedelamodernité,PUF,1990etThéoriegénérale,Théoriedudroit,del’écono- mie et de la politique, PUF, 1999. Elle s’en sépare cependant tant par ses fonde- mentsqueparsonarchitecturegénérale. 8 Lareproductionducapital Enquoilaréalisationd’unpareilprojetest-elleaujourd’huinéces- saire? A quelles conditions, sous quelle forme et selon quelle dé- marcheest-ellepossible?Tellessontlesdeuxquestionspréalablesaux- quellescetteintroductionentendrépondre. 1.Lesenjeux Je commencerai par préciser les enjeux d’une pareille théorie gé- nérale.Enjeuxquisontdedeuxordres,politiqueetthéorique. 1.1. «La Roche Tarpéienne est bien proche du Capitole!» C’est ce qu’onteul’occasiondeserépéter,aucoursdecesvingtdernièresan- nées, ceux qui ont conservé le souvenir de la vague de contestation qui a déferlé sur le monde contemporain durant une décennie, en grosdumilieudesannées1960aumilieudesannées1970. a)Al’époque,lefonddel’airétaitrouge,pourreprendreletitredu célèbre film de Chris Marker. Aucun aspect des sociétés développées, bouleversées par la «modernisation» de l’après-guerre, n’échappait à unecritiquequisevoulaitradicale,remettantencauselesfondements mêmesdeladominationcapitaliste.Nonsansbiendesillusionssurla proximitédela«luttefinale»ousurteloutelmodèleexotiquedu«so- cialisme», les groupes et idéologues «gauchistes» faisaient assaut de ra- dicalisme en se lançant dans la surenchère verbale et l’activisme. Plus sérieusement,enmarged’unmouvementouvrierengluédanslecom- promisfordiste,sedéveloppaientlesluttesdecertainssecteursdupro- létariatoccidental(notammentlesouvriersnonqualifiésdel’industrie automobile) remettant en question les termes mêmes de ce compro- mis, refusant de continuer à «perdre sa vie à la gagner», revendiquant un«contrôleouvrier»surlecontenuetl’organisationdutravailet,plus largement,delaviesociale.Cesluttesentraientainsienrésonanceavec unepléiadede«nouveauxmouvementssociaux»qui,encontestantl’or- ganisation capitaliste de l’espace urbain, la reproduction des rapports patriarcaux entre hommes et femmes, le pillage-gaspillage des res- sourcesnaturelles,etc.,étendaientlacritiquedeladominationcapita- liste à l’ensemble du «mode de vie» et confortaient l’exigence d’une «autogestion généralisée». Tandis qu’à l’autre bout de la planète, au Vietnam, en Amérique latine, dans les maquis de l’Angola et du Mozambique, les peuples en armes continuaient à secouer le joug du vieuxcolonialismeoudesesmodernesavatars;etque«leprintempsde Introduction 9 Prague» mais aussi les grèves polonaises de décembre 1970 achevaient dedéchirerlevoilemensongerdustalinisme,rendantd’autantplusvi- veetcrédiblelarevendicationd’un«socialismeàvisagehumain». Pourtant, en l’espace de quelques années, cet ensemble de mou- vements contestataires allaient s’effondrer, témoignant ainsi de leur fragilité sinon de leur légèreté, ouvrant la voie à une reconsolidation del’ordreexistantetàunretourenforcedeseslégitimationsconser- vatricesvoireréactionnaires.Laséquenced’événementsetdeproces- susquiontconduitàuntelrenversementdesituationestassezbien connue pour qu’on ne s’y attarde pas outre mesure. Ce fut d’abord l’entrée en crise du capitalisme occidental, plaçant rapidement le monde salarial et le mouvement ouvrier sur la défensive face à la montée du chômage, au développement de la précarité et aux at- taquescontreles«avantagesacquis».Cefutensuite,àl’entréedesan- nées1980,suivantencelalesexemplesanglaisetaméricain,lerallie- ment des gouvernements occidentaux au paradigme néo-libéral, indice de la remise en question par la classe dominante du compro- mis fordiste, paradigme dont les prétendues vertus ont été depuis magnifiées par une meute de nouveaux «chiens de garde» du capital, journalistes, essayistes, universitaires, syndicalistes et hommes poli- tiques. Ce fut surtout l’incapacité foncière du mouvement ouvrier occidental à relever les défis que lui lançaient tout à la fois les trans- formations du capitalisme occidental depuis la fin de la guerre, son entréeencrise,laruptureducompromisfordisteetl’offensivenéo-li- bérale, semblant ainsi accréditer l’idée de son déclin irrémédiable4. Idée que le ralliement quelquefois tapageur des directions social-dé- mocrates au paradigme néo-libéral et, bien plus encore, l’entrée en crisepuisl’effondrementprécipitéduprétendu«socialismeréellement existant»allaientdéfinitivementaccréditer. Atelpointque,aprèslachutedumurdeBerlinetl’implosionde l’URSS, certains n’hésitèrent plus à parler de «fin de l’Histoire». Ayanttriomphéenapparencedesesennemistantintérieurs(lemou- vement ouvrier) qu’extérieurs (le «bloc socialiste»), régnant en maître d’un bout à l’autre de la planète, semblant capable de renverser toutes les barrières dressées sur la voie de son devenir historique- mondial,lecapitalismeseprésentedepuiscommel’horizonindépas- 4. Cf. à ce sujet Du «Grand Soir» à «l’alternative», Editions Ouvrières (Editionsdel’Atelier),1991. 10 Lareproductionducapital sabledenotretemps,voiredetouslestemps,enseparantaupassage de toutes les vertus. L’«avenir radieux de l’humanité» qui, naguère, s’appelait encore «communisme», porte désormais la dénomination euphémiqued’«économiedemarché». b) Un euphémisme qui masque pourtant piètrement le caractère proprementcatastrophiqueducoursimpriméparlecapitalismeaude- venir actuel de l’humanité. Sur le plan écologique tout d’abord, où le productivismefoncierd’uneéconomietoutentièredominéeparlesexi- gencesd’uneaccumulationsansbornesducapitalcontinueàsetraduire parlararéfactiondesressourcesminérales,l’appauvrissementdelafau- neetdelaflore,desdéséquilibresgrandissantsauseindesécosystèmes locaux ou globaux. Sans que ces problèmes et encore moins leurs re- mèdes s’inscrivent dans les priorités ni même quelquefois seulement parmi les préoccupations des autorités politiques, en dépit de la pres- sion exercée par les organisations écologistes et des opinions publiques de plus en plus alertées à ce sujet. Il suffit de rappeler à ce sujet les piètres résultats et retombées des sommets de Rio (1992), de Kyoto (1997)etdeLaHaye(2000)!Faut-ils’enétonnerdelapartdestenants d’unepenséepourquin’adevaleurquecequipeutentrerdansl’échan- gemarchandouquisertdeconditionsimmédiatesàcetéchange? Cette crise écologique est elle-même en partie occultée par les ef- fets plus immédiatement perceptibles de la crise socio-économique danslaquelles’estprogressivementenfoncélecapitalismemondialde- puis deux décennies maintenant et que sa gestion néo-libérale n’aura fait qu’aggraver continûment. Qu’il s’agisse des pays dits «en voie de développement», pris dans le corset des politiques d’«ajustement struc- turel»quisesonttraduites,pourdescentainesdemillionsdeleursha- bitants, par une régression de leur niveau de vie, voire par la plongée dans la misère la plus noire; ou des pays prétendument «développés» sinistrésparlechômagedemasseetlaprécarité,lebilandecesannées dedéveloppementd’uncapitalismesauvage,souscouvertde«globali- sation» et de «déréglementation», aura été une polarisation sociale grandissante, une aggravation considérable des inégalités sociales, le plusextrêmedépouillementcôtoyantl’étalagecyniqueduluxeleplus ostentatoire5.Pours’enteniràunseulchiffre,signalonsque«lepatri- 5.Surlecasfrançais,cf.AlainBihretRolandPfefferkorn,Déchiffrerlesinégali- tés, Syros, 1995; 2e édition mise à jour, 1998; et Hommes/femmes: l’introuvable égalité,Editionsdel’Atelier,1996. Introduction 11 moine des 358 milliardaires en dollars que compte le monde dépasse les revenus cumulés de pays qui, ensemble, représentent 45% de la popula- tionmondiale»6.Telestleglorieuxbilanquepeuventaffichertousles gestionnairesdecemondedanslequel,plusquejamais,larichesseet lamorguedesunssepaientdelapauvreté,dudésespoiretendéfiniti- vedelamortdesautres. Mais le «nouvel ordre mondial» et le néo-libéralisme qui en est l’instrument n’auront pas provoqué des ravages seulement sur le plansocio-économique,ilsauronttoutaussibienengendréunvéri- tablevidepolitique.D’unepartdufaitdel’affaiblissementdelaca- pacitérégulatricedesEtats-nationsàcoupsdedéréglementationdes marchés, qu’aucun cadre régulateur de substitution ne sera venu compenser, ni au niveau des «ensembles régionaux» en voie de constitution (tel l’Union Européenne) ni a fortiori au niveau mon- dial (dans le cadre par exemple du G7, du FMI, de la Banque Mondiale ou de l’OMC). D’autre part du fait de l’affaiblissement decegarde-fouducapitalqueconstituaientencorenaguèrelemou- vement ouvrier au sein des pays centraux et les luttes anti-impéria- listes des peuples des pays de la périphérie, autant de forces que l’offensive néo-libérale aura contribué à mettre au pas. Absence de garde-fou qui autorise aujourd’hui les gouvernements des princi- pales puissances capitalistes à persister dans la voie des réformes néo-libérales en dépit de leurs effets sociaux manifestement désas- treux.Sibienquel’économiemondialesetrouveprivéedetoutpi- lote,abandonnéeaudéchaînementdesforcesaveuglesdesmarchés, notammentfinanciers. Aquoiilconvientencored’ajoutercetautreaspectduvidepoli- tiquequ’estlacrisedeladémocratiereprésentativequelenéo-libéra- lisme aura singulièrement aggravée: en privant l’immense majorité descitoyensdetouteemprisesurledeveniréconomiqueetsocial;en affaiblissant globalement le pouvoir politique et ceux qui l’exercent; encorrompantl’espritciviqueparl’exaltationdel’enrichissementfa- cile et rapide; en aggravant les inégalités; en privant de toute sub- stancelacitoyennetédeceuxquisesonttrouvéslaisséspourcompte parlacrise. 6.ONU,Rapportmondialsurledéveloppementhumain1996,éditionfrançaise, Economica,1996,page2. 12 Lareproductionducapital Ce vide politique n’est, enfin, qu’un aspect particulier d’un vide plus général, généré par le devenir catastrophique du capitalisme contemporain,celuirésultantdel’absencedetoutordresymbolique, de tout ensemble un tant soit peu stable et cohérent de normes, de référentiels, de valeurs. La «crise du sens» qui en résulte est respon- sabledeladifficultégrandissantequerencontrentdenosjours,dans les«sociétésdéveloppées»plusencorequedansles«paysenvoiededé- veloppement», les individus pour créer ou maintenir leur identité, pour communiquer avec autrui, pour s’investir dans les activités col- lectives en prenant part à la construction du monde, en parvenant à hériterdupassécommeàseprojeterdansl’avenir. Or,enfacedecettecrise,iln’estquetropévidentquel’exaltation libérale de l’individualisme constitue une réponse bien courte. Car cettecriseenregistre,enunsens,leslimitesd’unprocessusdeprivati- sationdelaviesocialequi,pousséàbout,conduitl’individuàsevi- der de sa propre substance sociale et psychologique. En particulier, l’individualisme est bien incapable de fournir une réponse au senti- ment diffus d’insécurité qui va en augmentant au sein des popula- tionsdespaysindustrialisés,dufaitdesprofondsetrapidesboulever- sements sociaux et mentaux engendrés par la crise (après ceux des décennies de croissance); du fait de la menace de précarisation des conditionsd’existenceetdemarginalisationsocialeliéeàla«segmen- tation» des sociétés, une «segmentation» que les politiques néo-libé- rales auront partout aggravée; du fait, enfin, de la perte de repères liée à la dissolution ou à l’éclatement des communautés d’apparte- nanceouderéférence(lafamille,laprofession,laclasse,lanation,la communauté religieuse). Or c’est à ces données que répondent, avec succès, le développement des idéologies d’extrême droite au Nord, celui des intégrismes religieux au Sud, convertissant cette angoisse impalpable en peurs identifiables à défaut d’être fondées: peur de l’autre,peurdel’étranger,etnotammentdel’immigré,peurduchan- gement, tout en nourrissant un besoin de restauration autoritaire et d’affirmation identitaire7. En ce sens, aussi bien par ses défauts (ce dont il ne s’est pas occupé) que par ses excès (les effets de ses poli- 7. Cf. à ce sujet Le Spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Frontnational,Editionsdel’Atelier,1998;etL’actualitéd’unarchaïsme.Lapensée d’extrêmedroiteetlacrisedelamodernité,EditionsPagedeux,Lausanne,1998;2eé- ditionaugmentée,1999. Introduction 13 tiques), le néo-libéralisme aura fait le lit des discours et pratiques d’exclusion, à base nationaliste et xénophobe, dont la réémergence, unpeupartoutdanslemonde,auraaccompagnésontriompheappa- rentcommesonombreportée. c)Criseécologique,crisesocio-économique,crisepolitique,crise symbolique:telleestlaréalitécatastrophiqueducapitalismecontem- porain que les discours triomphalistes de ses thuriféraires néo-libé- rauxnesauraientfaireoublieràunespritcritiqueuntantsoitpeuin- formé. Une réalité qui ne rend que plus nécessaires et plus urgents encorelapoursuiteetl’approfondissementdelacritiqueducapitalis- me. Or c’est précisément une pareille critique qui, pour l’essentiel, aurafaitdéfautaucoursdesdeuxdernièresdécennies. Laraisonessentielledecettecarenceauraétélerenversementdu rapport de force idéologique précédemment évoqué, dans le cadre duquel se sera déroulée une véritable contre-révolution culturelle, accompagnant les contre-réformes néo-libérales que je viens d’évo- quer. En l’espace de quelques années, ce sont les principaux instru- ments mêmes de la critique du capitalisme qui ont été frappés de discrédit, voire tout simplement d’interdit quelquefois. Des termes comme «capitalisme», «exploitation», «plus-value», «lutte des classes», «classe ouvrière», «prolétariat», etc. sont devenus littérale- ment incompréhensibles par le grand nombre ou sont même tom- bés au rang de quasi-obscénités, en étant exclus du champ du dis- cours théorique et politique, au mieux tolérés sous la forme d’euphémismes édulcorants. En lieu et place de la «langue de bois» de certains discours révolutionnaires, le néo-libéralisme est ainsi parvenuàimposerune«novlangue»nonmoinsfallacieuse,dansla- quelle les licenciements collectifs sont devenus des «plans sociaux»; lecapitalisme(aveccequeletermecomprenddeconnotationnéga- tive) s’est mué en «économie de marché», dans laquelle ne s’échan- gentquedeséquivalentssouslesauspicesdelalibertéetdel’égalité juridique; et la «communauté internationale» couvre l’affrontement généralisé et impitoyable des capitaux, Etats, peuples sur la scène mondiale. Quant à ceux qui, vaille que vaille, auront maintenu intactes leursconvictionscritiques,ilssesontlaplupartdutempscontentés de se replier sur quelques certitudes élémentaires, en attendant des jours meilleurs; ou de limiter leur travail critique à des tâches pré-
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