- JEAN CLAUDE SCHMITT L A R A I S O N D E S G E S T E S DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL / <(cid:127) nrf l i ! À ' l \ i G A L L I M A R D .ri ! Pour Valérie et Jeanne ii 'f es cO s © ÉditionsGallimard,1990. i ;f Et la raison nedoit-elle pasêtre maîtresse de tousnosmouvements? MOLIÈRE Le Bourgeois gentilhomme, il, 3. l\ REMERCIEMENTS Celivreestnéd'uneenquêteduCentrederechercheshistoriquesetd'un . séminairecollectif del'Écoledeshautesétudesensciencessociales Que JacquesLeGoff,Jean-ClaudeBonne,MichelPastoureau,quiontanimé ceséminaireavecmoi,queleschercheursetlesétudiantsqui,au fildes années,s'y sontsuccédé,trouvent iciletémoignagede magratitude.À ce témoignage, je tiensaussiàassocierla mémoirede notre collègueet amitrop tôt disparu,Pierre Fénot. Mareconnaissances'adressepareillementauxdeuxinstitutionsaméri- caines,DumbartonOaksetleWoodrow WilsonCenter,quim'ont per- mis,àWashington,en1987-88,d'achevermesrecherchesetunepremière . rédaction de ce livre Jeremerciemapremièrelectrice,Pauline,etlescritiquesavisésquim'ont fait bénéficier, jusqu'audernier moment,d'utilessuggestions:ce sont, outreceuxquej'aidéjànommés,RichardC.Trexler,lePèrePierre-Marie Gyo.p.etPierreNoraquiabien vouluaccueillircelivredanssacollec- tion.AuxÉditionsGallimard,lessuggestionsdeLouisÉvrard,lalecture . rigoureuse d'Isabelle Châtelet m'ont été d'une aide inestimable La maquetteaétéréaliséeparPierreBénard,lesdessinssontdePhilippeMer- . cier;ce livre doit beaucoup àleurssoinset leurstalents INTRODUCTION Àlafindu Xe siècle,unmoinedel’abbayedeSaint-Remide Reims, Richer, entreprend de poursuivreles Annales rémoises d’HincmaretdeFlodoardetdedédiersonouvrageàl’archevê- que de Reims, Gerbert. De l’observatoire privilégié qu’est la métropoleecclésiastiquedeReims,ilracontel’accessionautrône dela nouvelledynastiedes Robertienset deHuguesCapet lui- même. Alors que celui-ci n’est encore queduc, en 981, il ren- contre à Rome l’empereur Otton II. Durant leur entretien, l’empereurdéposemalicieusementsonépéesurunechaisepliante et donne un baiser à Hugues, signequ’il veut oublier tous ses . griefs anciens à son égard À la fin de l’entrevue le roi « se retourne pour demander son épéeet le duc, s’écartant un peu delui, se baisse pour la prendre, puis la porter derrièrele roi. Elle a été laissée sur le siège à dessein (exindustria) pour que leduc,en portant l’épéeàla vuedetouslesassistants, montre qu’ilestdisposéàlaporteràl’avenir ».Ainsi,mêmeendehors d’unecérémonierituelled’investiture,untelgeste,accomplipar inadvertance,aurait fait symboliquementduduc1’« homme » de l’empereur. Maisl’évêquequiaccompagneleducpour luiservir d’inter- ! prète se précipite pour l’empêcher de prendre l’épée :il la lui arrachedesmainsetc’estluiqui,sanstropderisquespuisqu’il est unprélatdel’Église,laportederrièrel’empereur.Plustard, devenuroi,Huguesnemanquerapasderappelerfréquemment la sagesse de son fidèle évêque1. Lesgestesquisontévoquésicifontéchoàd’autresgestesmen- tionnéspar RicheretquiconcernentunancêtreduducHugues Introduction 15 14 La raison des gestes etunautreempereur,leCarolingienCharlesleSimple.S’inspi- La« faiblessedel’écrit »fourniraitunepremièreexplication rantdeFlodoard, Richer rappelleeneffet commentlesgrands del’importancedesgestesauMoyenÂge.MarcBlochaforte- feudatairesréunisautourdel’empereurobservaientaveccolère mentinsistésurlaritualisationdelasociétéféodale,oùilvoyait - les faveurs que celui-ci réservait à son favori, Haganon : il le s’exprimerlesensduconcretd’unecultureétrangèreauxsubtili faisait asseoir à ses côtés alors que les grands étaient tenus à tésdelachoseécrite :« Danslescontrats,écrivait-ilparexem- ple,lesvolontéssenouaientessentiellementaumoyendegestes distance; Haganon allait parfois jusqu’à enlever de la tête de l’empereur le bonnet qu’il portait pour s’encoiffer lui-même; etparfoisdemotsconsacrés,detoutunformalisme,enunmot, lacoupefut pleinelorsqueCharlesfitasseoirsurlemêmerang très propre à frapper les imaginations peu sensibles à l’abs- Haganon à sa gauche et à sa droite le duc Robert, l’aïeul de trait4. »Eneffet,nousimaginonsmalaujourd’huiqu’unepro- HuguesCapet.Robert,offusquédesevoirtraitéàpeinemieux messeoraleetunsimplegestepuissentavoir« forcedeloi »,valoir pourpreuve« juridique »,qu’ilspuissentlierautant,sinonplus, que son rival, se révolta et partit rejoindre les siens pour . commenteraveceuxl’affrontsubi.Plustard,feignantdeseré- qu’unactenotariéet unesignature Iln’enallaitpasainsidans concilier, RobertetCharleséchangèrentdesbaisersbienqu’en lasociétéféodale:c’estàpartirduxme siècleseulement,grâce . d’unepartaurenouveaudelavilleetdesactivitéscommerciales, fait ils fussent toujours ennemis2 - Richerveutmontrerquelesgestespassésetprésentsqu’ildécrit d’autrepartàl’essor desÉtats,deleursadministrations(chan . celleries,archives,etc.)quesegénéralisentlespratiquesdel’écrit etobserverelèventd’uncoderigoureuxdeshonneurs Ilsaitque porterl’épéedel’empereur,s’asseoiràsescôtés,coiffersonbon- etqueseconstitueunenouvelleculturedel’écrit.,ausenstrèsriche net,nesontpassimpleaffaired’étiquette:cesgestesfontdeshom- quela langueanglaisedonneau mot literacy mescequ’ilssont.Ilentend rappeleraussiquelesgensd’Église, Pourtant,ilnefaudraitpasopposerschématiquement« culture commeluietcommel’évêquedupremierrécit,connaissentlesusa- du geste »et literacy.D’abord parcequela civilisation médié- gesetmesurentlaportéedesgestes:telqueRicherlemetenscène vale (comme d’ailleurs la nôtre) a toujours connu et l’une et après les événements, l’évêque qui accompagne le duc Hugues l’autre:entreellesetentrelesdifférentesépoques,toutestaffaire « sait »queleducdoitdevenirroidesFrancsetqu’ilnepeutdonc dedosageetaussideprééminencedansl’échelledesvaleurssymbo- porter l’épée de l’empereur sans compromettresa souveraineté liquesreconnuesàl’uneoul’autreactivité.Silasociétéféodale future.Etnaturellement,Richer,luiaussi,saittoutcelamieuxque estassurémentune« civilisationdugeste »,elleaccordesimul- personne,puisqu’ilestmoineethistorien :soussaplume,lesges- tanémentàl’écritureunevaleurd’autantplusgrandequecelle-ci tesdesindividusécriventl’histoired’unedynastiepromiseautrône ; estplusrare,quesaprincipalefonctionestdetranscrirelaParole une promessequise réalisaeffectivement en987,àl’avènement deDieu,l’Écritureparexcellence,et qu’àcetitreelleestl’apa- de Hugues Capet, dont Richer fut un témoindirect. nagedesclercs, qui jouissentdansla chrétientéd’unesacralité lesplaçantau-dessusducommundeshommes.Enfin,ilnefaut Lacivilisation médiévale,àlaquelleappartiennentcerécitet pasoublier quel’écritureaussiest un geste,à uneépoqueoù il lesévénementsqu’ilrappelle,aparfoisétéappeléeune« civili- n’yapasd’autreécriturepossiblequecelledelamain(elleaussi sation du geste »3. Letémoignagede Richer permet dedonner ^( riched’un symbolisme très fort) courant sur le parchemin. undoublesensàcetteexpression :nonseulementlesgestes,défi- Il reste que l’écriture est la chose des clercs, d’une élite très nisdelamanièrelaplusgénéralecommelesmouvementsetles minoritairedelaculturelettrée,etquelesclercsécriventenlatin, attitudes du corps, revêtent au Moyen Âge, dans les relations quiestlalanguedulivreleplussacré,laBible,maisnonlalan- sociales,unetrèsgrandeimportance,maisilssontperçuscomme gue communément parlée. Pour tous les autres, l’écriture est . tels et peuvent devenir, au moins pour les clercs, objets de prestigieuse,maiscommeinaccessible Auxgestesilsreconnais- réflexion politique, historique, éthique et même théologique. sentunevaleuretunepuissancesupérieuresàcellesquedétient 16 La raison des gestes unparchemin.SuivantlerécitdeRicher,l’empereurOttonlui- mêmen’aquefaired’unechartepoursoumettreleducHugues àsonautorité :illuisuffitdeluifaireportersonépée.Unécrit serait ici de peu d’utilité; quand ils existent, les engagements écrits ne sont pas premiers, ils viennent seulement ratifier un geste et une parole vive5. Mieuxquel’écrit,lesgestesengagentlapersonnetoutentière; ilsassurentuncontactphysiqueentrelespersonnesouavecdes objetseux-mêmesrevêtusd’unehautevaleursymboliqueetdont certainsdétiennent unepuissancesacrée(uneépée,unreliquaire, unehostie...).Cefaisant,ilspermettentlatransmissiondespou- voirs politiques ou religieux quisont lefondement dela cohé- sion sociale, ils en manifestent publiquement la force, ils en façonnentl’imagevivante :ainsiquandleseigneur reçoitentre ses mains l’hommage de son vassal6, ou quand l’évêque U a5 a imposela mainsur la tête humblement courbéed’un nouveau xi prêtre. Dans toutes ces occasions, l’écrit peut intervenir, *0 conserver le souvenir pour la postérité, enregistrer des témoi- i (cid:127)55 gnages dûment scellés : mais c’est le geste qui donne sa force K à l’acte, qui noue les volontés, qui associe les corps. U *(cid:127)s8 Leserment deHarold,dansla TapisseriedeBayeux,est jus- te *2 S* tementcélèbre :lascènesepassedansuneéglise,commelemon- (cid:127)fMS«3 trel’autel sur lequelaété placé un premier reliquaire; Harold \IV.»Mi ï y pose la main gauche. En même temps, comme écartelé par '3 U O S son propregeste,il touchedel’extrémitédesdoigtsdela main ay UIRx droite un autre reliquaire, placé sur un brancard (ill. 1)7. La - *1* légende qui court au dessus de la scène ne laisse aucun doute 81- surlasignificationetl’importancedugeste:sacramentumfecit, 3 2 -a35? « ila prêtéunserment ».Ou plutôt un « sacrement »,c’est-à- ! dire, ici, un acte qui engage les puissances du sacré. Un acte Of CD «a I & » plein de risques, car le parjure déchaîne la vengeance divine : iU *3 a» c Harold,d’ailleurs, nefut-ilpasdéfaitàHastingsparGuillaume SfiS le Conquérant? Ainsi est-il possible que l’image, réalisée dix f»fi2a5H §1 àvingtansaprèslesévénements,annoncedéjàlesortdeHarold : S ! I* ledoublegestesymbolisepeut-êtreladuplicitéduduc,quipose lamaingauchesurunreliquaire,cequin’estpasdebonaugure... J3(cid:127)E<?gl - Les rôles étendus des gestes sont à la mesuredela place du “i ü É**' 18 La raison des gestes Introduction 19 corpsdansla chrétientémédiévale.La ritualisation ducorps y cecorpssocialestcomposite,ilest faitd’uneréuniondecorps est unedonnéefondamentale,quemanifestent parexempleles particuliersquitrouventleurcohésionetlesraisonsdeleurindi- gestesquiexprimentlessentimentsetquioffrentlespectacledu vidualitédansuneparentéréelleousymbolique,dansdessignes rireoudeslarmes.DanslaChansondeRoland,c’estpardesges- de reconnaissance (le nom, un blason, unelangue, des emblè- tesseulementqueCharlemagnemarquesonémotionfaceaucour- mes)et dansdes rituelset desgestesdistinctifs. Lignages, vas- roux de son neveu : il baissela tête, se lisse la barbe, tord sa selages, cour royale, familles monastiques ou canoniales, moustache,etfinalementpleure8.Or,ladescriptiondetelscom- urbainesouuniversitairesformentautantdecommunautésges- i portementset,àplusforteraison,l’interprétationquienestdonnée tuelles. Or l’appartenanceàl’unedecescommunautésest une àcetteépoques’articulentsurleprincipeclédetoutel’anthropo- nécessité:sauf lecasd’ailleursambigudel’ermite,il n’yapas logiemédiévale: l’hommeyestdéfinicommel’associationd’un deplace,danscettesociété,pourl’individuisolé;chacunappar- - corpsetd’uneâme,etcetteassociationestleprincipeanthropo tient à un ordre, un ordo, mot qui relève, et ce n’est pas par morphed’uneconceptiongénéraledel’ordresocialetdumonde, hasard,duvocabulairedelaliturgie.D’oùlecaractèreprofon- toutentièrefondéesur ladialectiquedel’intérieur et del’exté- dément ritualisé de cette société: par des gestes partagés et . rieur Danslecorpsdel’hommeetlespectacledelasociété,les reconnus, il importe à chacun d’affirmer son appartenance à gestes,àleurmesure,figurentcettedialectiqueoumieuxencore un groupe. Le moine a les gestes des moines, le chevalier les l’incarnent. Ilsdévoilent au dehorslessecrets mouvementsde gestes des chevaliers. Les gestes permettent aussi, à l’intérieur l’âme,cachéeàl’intérieurdelapersonne.Disciplinés,ilspeuvent decescommunautés,commeentreelles,derendreconcrètesles . en retour contribuer à dompter l’âmeet à l’élever vers Dieu hiérarchies,derégler lesconflitsde préséanceou devoisinage. Parlerdesgestes,c’estd’abordparlerducorps.Orlecorpschré- Ainsi,dansuneritualisationgénéralisée,lasociététoutentière . tienest ambivalent :d’unepartilestl’occasiondu péché,ilest sereconnaîtcommeunvastecorps Etlesritesnecaractérisent . la« prisondel’âme »,ilfreinel’hommesurlavoiedusalut Ce pas seulement les occasions exceptionnelles, les fêtes, le sacre jugementdéfavorablerejaillitsurlavaleurprêtéeauxgestes,dans duroioul’uniond’unnouveaucoupleetl’alliancededeuxligna- lamesureoùcesderniersexpriment,prolongentlecorps,enfigu- ges.Cesontaussidesgestesquimarquenttousles jourslarépé- rentlesmouvements.Maisparailleurs,ilestsanscesserappelé titionordonnéedusacrificedelamesseou les« heures »dela quec’estdanssoncorps,etnotammentpardesgestesdecharité prière monastiqueoucanoniale,tandisquechaquechrétien ne et de repentir, quel’homme peut faireson salut. Pour lechré- cessedesemunirdesignesdecroixfurtifs,danslaruecomme tien,lecorpsestcommeunmalnécessaire : lemythefondateur à l’église, simplement, quand sonne la cloche, parce qu’il est duchristianismeracontelui-mêmeune« prisedecorps »,l’Incar- chrétien. nationduFilsdeDieu,quiestlegagedelarédemptiondel’huma- Enfaisantdesgestes,l’hommen’est jamaisseul.Mêmedans — nitédéchue;àcettefinaussi,le« corpsduChrist »continuetous lasolitudedu« désert » c’est-à-dire,pourlechevaliererrant, lesjoursd’êtresacrifiéetdistribuéàtousleschrétiensdanslerituel laforêt pleinedemenaces, ou pour le moinel’isolement d’une — eucharistique.S’ilyademauvaisgestes,iln’estdoncpasmoins cellule il semeut sousle regard de Dieu,d’un angegardien nécessairequ’ils’entrouveausside bons,en premier lieu ceux ou du diable. Plus communément, l’homme fait toujours des . dont leChrista donné l’exemple gestes à l’intention ou à l’encontre de quelqu’un d’autre : un Le « corps » du Christ, c’est aussi son « corps mystique », interlocuteur avec qui il communique de la voix et du corps, expression quisediffuseà la findu Moyen Âgeet quidésigne un vassal dont leseigneur prendlesmainsdanslessiennes, un . la sociétéchrétiennetout entière L’Église militantequi aspire pénitentqueleprêtrebénit.Danstouslescas,lesgestesnouent àlagloired’êtreréunie,au jour du Jugement,àsonCréateur. des relations sociales. Or, de même quele corps humain a une têteet des membres, Entre eux, comme entre eux et Dieu, pour communiquer, *.î k 20 La raison des gestes Introduction 21 prier, ou se défier, les hommes ne cessent de faire des gestes, En regardant un tableau ancien ou plus généralement une d’engager dansces derniersleur corpset leur âme, donc toute imagedu passé,ilnousarrived’ailleursdereconnaîtresponta- leur personne,deleuraccordertoutelavaleurdeleurscroyan- némentcertainsgestesqui,autraversdessiècles, n’ont changé ces, deleur foi jurée, deleur dignitésociale, parfois mêmede ni de forme ni, apparemment, de signification. Pour nous, le leur confier leur destinavantet aprèsla mort :comment dou- Moyen Âge est alors tout proche, et d’autant plus qu’il a terquedansunetelleculture,l’étudedesgestes,lesplussolen- « inventé »certainsdesgestesquinoussontaujourd’huifami- nelsetlesplussacralisés,maisaussilespluscommuns,les plus liers:sedécouvrirlatêteou retirersongant poursaluer, join- répétitifs,lesplusinconscientsdelaviequotidienne,fassepéné- drelesmainspourprier,leverlamainpourprêterserment,etc. trerl’historienauplusprofonddufonctionnementd’unesociété? D’autresgestesont disparu, maisleursens,devenu métaphori- que,resteintelligible:« tirersonchapeau »,« tendrelamain », *1 « se faire tirer l’oreille », « jeter son gant », etc. Une expres- sion, très fréquente, mais assez récente semble-t-il, garde la - Quandl’historiend’aujourd’huiparledelacivilisationmédié mémoire de cette force des gestes : quand nous disons d’un vale du geste, il compareaussi, au moins implicitement, cette homme politiqueoud’ungouvernement qu’il« fait ungeste » civilisationàlasienne,pourdirequelesgestesluisemblent jouer àl’égardd’unadversaire(ungouvernementétranger,unsyndi- au Moyen Âge un rôle plus important quedans la civilisation cat qui revendique, etc.), nous rappelons qu’un simple geste, occidentaleactuelle.Faceàunesociétéautrequelasienne,l’his- même entenduen un sens figuré, peut aboutir au même résul- torien, commeailleurs l’ethnologue, s’étonne de gestes omni- tat qu’une action militaire ou financière plus substantielle. présents.C’estquenousvivonsdansununiversgestueldifférent. L’expression est pleine d’ambiguïtés : en l’employant, nous Nonquenospropresgestesneformenteuxaussi,maissouvent reconnaissonsquelesgestes« réels »nesontplusadaptés,dans à notre insu, des systèmes symboliques rigoureux. Toutes les notre société, à la résolution des conflits; nous assimilons au étudesrécentesdémontrentàl’envil’importance,dansnotrevie contraire les gestes à « presque rien », une compensation; et quotidienne,des« rituelsd’interaction »(E.Goffman);lesspé- pourtant, nous nous accordons à dire qu’une telle compensa- cialistes de « proxémique », tel E.-T. Hall, montrent quels tionproduit del’effet :alorsmêmequ’iln’est plusquestionde espaces symboliques l’individu ménageautour delui avecson gestesréels,nousnousrappelonslaforcedesgestessymboliques. corps,enparticulieraumoyendesesgestes.Lasciencedumou- vementcorporel,la« kinésique »(R.-L.Birdwhistell),analyse minutieusement touslescodes implicites dela communication non verbale9. Certes, nous croyons que nous faisons très peu Par nature, les gestes (comme les paroles) appartiennent à degestes,parcequenotreculture,depuisfortlongtemps,nous l’éphémère.Ilsnelaissentgénéralementpasdetracesdirectesque a appris qu’il était « mal » de gesticuler et que les « autres » l’historien puisseretrouverimmédiatement.Àquelquesexcep- (lesbarbares,lesétrangers,lesgensduMidipourceuxdu Nord, tions près : le ductus d’une lettre calligraphiée qui permet de lesFrançaispourlesAméricains,lesItalienspourlesFrançais, reconstituerlegesteduscribe12.Latraceduciseaudusculpteur etc.) font bien plus de gestes que « nous »10... Jusqu’au jour oudu pinceaudu peintre.Ouencorelarécurrenced’unemême où, au spectacle, diffusé par toutes les télévisions du monde, déformationosseusedessquelettesd’unenécropole,quiatteste du geste mémorable d’un homme public11, nous comprenons aux yeux del’archéologue l’habitude de la position accroupie que, pour nousaussi,lesgestes nesont pasindifférents, qu’ils danstellepopulation13.Pourlereste,le« gibier »del’historien ontunpouvoirquerenforcentencorelesimagesvivantesdenotre neconsistequ’enreprésentations,quisontaussidesinterpréta- culture médiatique. tions donnéespar la culturequi les a produites. - ,ii. 22 La raison des gestes Introduction 23 Ces représentationssont d’abord celles quecontiennent des concernent (la tête, le regard, la bouche, un bras, deux bras, textes.Ceux-ci peuvent mentionner un gestesansledécrireou les mains, etc.), pour en préciser ensuitelessignifications pos- . simplement évoquer une action sans préciser quels gestes elle sibles16 suppose.Ou bien ilss’attardent à la descriptionintentionnelle Aucunedecesdeuxdémarchesnepeutêtreapriorinégligée, d’un geste, commeon l’a vu avec Richer.Certains textes peu- mais à condition de souligner leurs communes limites. Quand vent aussi témoigner d’une réflexion plusabstraite sur lesges- deuxgestes,parexempledansuneimage,sontfigurésdemanière tes,enleur appliquant un jugement moralouesthétiqueouen presquesemblable,àpartirdequanddéciderqu’ils’agitdumême précisantleursignificationdanslaculturedutemps.Danstous geste? Ont-ilslamêmesignification? Nefaut-ilpas,idéalement, les cas, il importe à l’historien de tenir compte de toutes les tenir comptedetouslesélémentsquicomposent formellement médiationsquis’interposententrelesmotsqu’illit etlesgestes la figured’uncorps :lesmembres,leur orientation,leur mou- disparus dont il est question : quels furent l’« outillage men- vement,leurassociation,puisleursrelationspossiblesavecdes tal »del’auteur,lesbutsqu’ilpoursuivait,levocabulairequ’il figuresvoisines?Etcommentleoulescorpsfiguréss’inscrivent- a employé? ilsdansl’imagetoutentière? Rapidementdeschoixs’imposent, D’unautrecôté,nouspouvonsrecouriràdesimages.Àtou- mais aussi l’impossibilité d’accroître démesurément le corpus teslesimages,ou peus’enfaut,carlesreprésentationsdesges- des documents étudiés. Plus uneétudeest précise, rigoureuse, tes des hommes et des figures anthropomorphes de l’au-delà exhaustive,pluslecorpusdocumentaireétudiédoit fatalement (Dieu,anges,démons,etc.)sontomniprésentesauMoyenÂge. se réduire aux limites d’une simple monographie:étuded’un L’image, à l’inversedestextes, ne peut secontenter d’évoquer manuscrit enluminé,commeceuxdu Sachsenspiegel(leMiroir sans montrer. Maisla figuration des gestesdépend autant des des Saxons,coutumier allemand du xme siècle dû à Eike von règlesdeconstitutionetdelastructuredel’imagequedel’obser- Repgau) auxquels le grand historien du droit Karl von Amira vationdesgestesréelscontemporainsdel’artiste.Etàuneépo- consacra une étude pionnière au début du siècle17; étude des queoùtouteslesimagessontfixes,commentlesartistesont-ils gestes dans l’œ uvre peint d’un artiste18ou dans uneœ uvre lit- pu représenter les gestes, qui sont avant tout mouvement? téraire19. Ces études opèrent de précieuses coupes synchroni- . Devantl’imaged’un brasimmobile,commentl’historien peut- ques dans la durée historique Mais si l’historien veut rendre il décider deladirectiondu geste? La mainest-elleen trainde àcelle-cisacontinuité,ildoit réduired’autantsesambitionset setendreoudeseretirer?Qu’enest-ildelafigurationdumou- n’étudier l’histoirequed’un nombrelimitédegestesou même - vement constitutif du geste14? d’un seul geste, par exemple l’expression gestuelle de la dou leur ou celle de la méditation20. Mais, dans ce cas, est-il bien Qu’il ait recoursà des textesou à desimages, l’historien est légitime d’isoler un geste de tous les autres? - leplussouventtentéd’élaborerdesimplestypologiesdesexpres sions gestuelles. C’est ce que proposent bien des études d’his- toire de la littérature, de l’art ou du droit, avec, selon que l’historien privilégie la signification ou la formes des gestes, Le but de ce livre n’est pas de retracer l’histoire d’un geste l’alternativesuivante:ou bien il part d’une série ordonnéede particulier, d’analyser les formes d’expression des gestes dans significationsoud’occasionsauxquellesilrattachetouslesges- un seul document littéraire ou iconographique, de dresser un tes découverts danslesimages ou les textes:gestes exprimant cataloguedesgestesmédiévauxouencoreunetypologiedeleurs les émotions, gestes cérémonielsde salut, de congé, d’accueil, significationsoudeleursfonctions.Laquestionquejemepose gestes rituels du deuil ou de la déploration, etc.15. Ou bien, est plus globale:qu’est-ceque faire un gesteau Moyen Âge? inversement,ilclasselesgestesselonlespartiesducorpsqu’ils Comment et par qui les gestes furent-ils non seulement