Giorgio Israel , . _ ~ ~ La mathématisation du réel ·, • 1 Seuil LA MA TRÉMA TISA TION DU RÉEL GIORGIO ISRAEL LA MA TRÉMA TISA TION ,, DU REEL ESSAI SUR LA MODÉLISATION MATHÉMATIQUE OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI' ISBN 2-02-021537-3 © ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1996 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335~2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. A Paolo Une multitude infinie de langages inonde le monde. Gershom ScHOLEM Introduction L'intervention des mathématiques dans les activités théoriques et pratiques des hommes est si répandue et si profonde qu'un célèbre physicien, Eugene P. Wigner, s'est posé, il y a quelques années, laques tion del'« irraisonnable efficacité des mathématiques» (WIGNERE . P. 1960). En fait, cette manière de poser le problème en réduit de beaucoup la portée et l'importance, car l'expression de Wigner se fonde sur l'idée d' «efficacité», et donc d' «utilisation» ou d' «utilité» des mathéma tiques. Il s'agit d'un point de vue certainement proche de notre sensibi lité contemporaine, mais il n'exprime que de façon très limitée le sens de la présence des mathématiques dans nos rapports avec le monde. En effet, depuis plusieurs siècles, les mathématiques sont non seulement un outil extrêmement important pour agir sur la nature et la modifier, un des piliers principaux de la technique et de la technologie, mais aussi (et peut être surtout) un instrument majeur pour la comprendre. En ce sens, elles sont non seulement source d'utilité mais aussi de« vérité». A partir du xvne siècle, nos représentations du monde (pas seulement du monde de la nature) sont de plus en plus souvent des images mathématiques. Cette invasion des mathématiques, dans les processus de description et d'ana lyse du monde comme dans les techniques d'intervention active sur lui, est ce que nous appelons la « mathématisation » de la réalité. Dans une perspective très générale, la vision mathématique du monde (et le processus de« mathématisation» correspondant) ne commence pas avec la révolution scientifique du xvne siècle. Il est vrai que l'idée selon laquelle le monde ne peut être compris que si l'on connaît la langue dans laquelle il a été écrit, à savoir les mathématiques, fut énoncée pour la première fois d'une façon claire et explicite par Galilée. Mais cette idée n'était pas complètement nouvelle : elle plonge ses racines dans une longue tradition pythagoricienne, néopythagoricienne et platonicienne, qui trouve son expression la plus claire dans la pensée de la Renaissance. Suivant cette idée, les structures du monde sont représentées et détermi nées par des nombres et par un réseau compliqué et mystérieux d 'har- 9 Introduction manies et d'associations. Certes, la distance est énorme entre ces visions numérologiques, toujours qualitatives et souvent à caractère mystique, et la vision objectiviste, rationaliste et quantitative du rôle des mathéma tiques qui caractérise la pensée de Galilée; à tel point qu'il est tout à fait naturel d'y voir une vraie rupture. Mais il s'agit d'une distance qui, dans le parcours historique réel, est parsemée de transitions graduelles. Un exemple caractéristique d'une telle transition est la conception képlé rienne de la structure du cosmos, issue de la vision platonicienne d'un Univers ordonné selon un plan mathématique préétabli. L'image du monde proposé par Kepler à la fin du xvf siècle dans son Mysterium cos mographicum - le nombre des cieux, leurs proportions et les relations de leurs mouvements auraient été établis par Dieu en accord avec les propriétés des cinq corps réguliers de la géométrie - recourt aux idées géométriques plutôt qu'à la numérologie, mais conserve encore un lien évident avec les visions mystiques et ésotériques qui caractérisaient la pensée de la Renaissance. Ce livre n'a pas pour but de traiter un thème aussi large. Son objet est plutôt de traiter de la forme plus récente et plus moderne de la « mathé matisation»: la modélisation mathématique. Cependant, ce n'est qu'en prenant en compte la complexité conceptuelle du processus de mathé matisation et la grande richesse de son évolution historique que l'on peut définir d'une façon précise les thèmes dont nous nous occuperons ici. Les différentes formes sous lesquelles se présente la vision mathématique de l'Univers ont des liens qui ne doivent pas nous faire oublier leurs diversités et leurs caractéristiques spécifiques. Si la numérologie de la Renaissance est très différente de la cosmologie géométrique képlérienne, elle-même différente des conceptions quantitatives du monde physique d'un Galilée, d'un Descartes ou d'un Newton, la modélisation mathéma tique est aussi une forme de mathématisation originale. L'histoire des sciences ne nous aide en vérité pas beaucoup à saisir ces différences, car, bizarrement, peu de travaux existent sur le thème de la mathématisation. Stephen Brush l'a justement remarqué : « On admet, en général, que le raisonnement mathématique est une caractéristique essentielle du développement de la science des quatre siècles écoulés. Et pourtant, avec l'émergence récente de l'histoire des sciences comme discipline autonome, on a assisté à une tendance marquée à omettre toute analyse critique sérieuse de ce genre de raisonnement.» (BRUSHS . G. 1976, p. 115.) Nous nous interrogerons, dans ce livre, sur l'analyse his torique de la mathématisation et sur les causes de sa pauvreté, mais nous ne pourrons certainement pas y remédier. Si nous parvenions à définir une série de questions ouvertes et à établir les éléments d'une analyse cri tique, nous serions déjà satisfaits. 10 Introduction Le terme « modèle » est si général, si ancien et si répandu qu'il est tout à fait naturel - comme le fait la pratique scientifique présente - de l'utiliser d'une façon extensive, et même de désigner par « modèle mathématique» toute forme de description mathématique d'une classe de phénomènes. Mais l'utilisation non critique de ce terme, ainsi que ) d'autres termes analogues, n'aide pas à comprendre ni à distinguer les caractéristiques spécifiques des différentes formes de mathématisation. Selon nous, la modélisation mathématique est une forme de mathémati-1 sation presque sans précédent, typique de notre siècle et présentant des caractéristiques distinctives très nettes par rapport aux formes de mathé matisation antérieures. Sans vouloir anticiper sur la discussion qui fait l'objet de ce livre, nous nous bornerons à observer que les caractéristiques spécifiques de la modélisation mathématique sont essentiellement au nombre de deux. En premier lieu, le renoncement à toute tentative d'aboutir à une image unifiée de la nature : un modèle mathématique est un fragment de mathé- ~ / matique appliqué à un fragment de réalité. Non seulement un seul modèle J peut décrire différentes situations réelles, mais le même fragment de réalité peut être représenté à l'aide de modèles différents. En second lieu, la méthode fondamentale de la modélisation est l' « analogie mathéma tique » (o ù le fragment de mathématiques unifie tous les phénomènes qu'il est censé représenter), et non plus l' « analogie mécanique», qui a été pendant très longtemps le procédé principal de la mathématisation. L'étude mathématique de la nature a débuté dans le contexte de la science du mouvement (la mécanique), de l'astronomie et, plus générale ment, del' étude des phénomènes physiques. Les mathématiques n'ont pas fait irruption dans ce contexte comme un simple instrument pratique et sub sidiaire d'une physique dont les buts fondamentaux auraient été définis indépendamment. Dans la formation de la mécanique et plus généralement de la physique, les mathématiques ont eu un rôle constitutif. On comprend ainsi non seulement que la physique est liée d'une façon indissoluble aux images mathématiques, mais qu'en outre, dans les descriptions mathéma tiques des phénomènes, les images physiques sont les images privilégiées et, pour ainsi dire, « naturelles ». D'où le recours « spontané » à l 'analo gie mécanique, car la mécanique a été, tant du point de vue historique que du point de vue conceptuel, le noyau de formation de la physique. De plus, la mathématisation des phénomènes physiques a toujours visé à donner une image mathématique unique et univoque de la réalité. Pour des raisons et sous des formes que nous nous proposons d'analyser dans ce livre, la dis solution de ces deux aspects dans la modélisation mathématique de notre siècle a entraîné le renoncement à l'univocité de la représentation du réel comme au rôle privilégié del' analogie mécanique. D'autre part, l'essor de 11