LA JEUNESSE DANS LA LITTERATURE ET LES INSTITUTIONS DELA ROME REPUBLICAINE COLLECTION D’ETUDES ANCIENNES * publiée sous le patronage de l' ASSOCIATION GUILLAUME BUDE Jean-Pierre NERAUDAU LA JEUNESSE DANS LA LITTERATURE ET LES INSTITUTIONS DELA ROME REPUBLICAINE PARIS SOCIETE D’EDITION « LES BELLES LETTRES » 95, BOULEVARD RASPAIL 1979 © Société d’edition LES BELLES LETTRES, 1979 JSBN : 2-251-32826-2 A Gabriel Lourdeau, l'ami trop tôt disparu. « Pour moi Scipion, s'il nous a été enlevé sou- dainement, est encore vivant et sera toujours vivant ». (Cicéron, De amicitia) Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, j'ai cherché à en prendre l'esprit pour ne pas regarder comme semblables des cas réelle- ment différents, et ne pas manquer les diffé- rences de ceux qui paraissent semblables. Montesquieu, Préface de l'Esprit des Lois. Qui s’attache aujourd’hui à l’étude de la jeunesse d’une société, fit-elle antique, ne peut totalement s’abstraire du monde où il vit. Même s’il s’efforce d'échapper à l'emprise d'un vocabulaire à la mode ou des thèmes multiples de la contestation, quand il lit les désordres causés dans la Rome antique par de jeunes citoyens et leur tumultueux engagement politique, le latiniste croit par- fois relire son journal quotidien ; inversement il évoque, par delà les désirs de la jeunesse contemporaine, les revendications des adulescentes Romani. En un temps où la jeunesse est au centre des préoccupations de notre civi- lisation, nous nous sentons comme plus aptes à entrevoir les implications diverses des agitations de toute jeunesse. Et il y a là, assurément, un aspect positif, dont, toutefois, on saisit immédiatement la contrepartie : l’actualité risque de déformer la vision du passé. Notre propos illustre la difficulté du dilemme préliminaire : échapper à son temps pour faire œuvre d’impartialité, et risquer le dessèchement de la pensée, ou écouter les suggestions du monde contemporain pour faire revivre un monde politiquement, économiquement et socialement différent. Entre la soumission de Clio à la mode et le refus du présent, nous avons cherché une voie moyenne que nous espérons avoir sui- vie sans défaillance. Ce que, de toute façon, l’époque implique de totalement positif pour notre étude, c’est une grande exigence ; elle montre, en effet, que parler de la jeu- nesse c’est parler de la civilisation tout entière. Elle interdit que sur un tel sujet on se contente d’une étude thématique ou littéraire ; elle nécessite l'engagement dans les domaines politiques et sociaux. Elle voue à n’être plus que d’élégantes dissertations les monographies naguère consacrées aux jeu- nes gens du théâtre latin, ou à des portraits académiques de jeunes célébrités de l'histoire (1). L'orientation de cette enquête ne sera donc point principale- ment littéraire ; il n'y faut pas chercher un catalogue des formules dont toute culture dispose pour définir les jeunes gens ; on n’y trouvera pas davantage de savantes évaluations entre les mérites et les torts des adulescentes de Plaute et de Térence, ou de tous ces jeunes gens qui, dans les derniers temps de la République, croiseront brièvement l’histoire de Rome. Tout cela appa- 2 LA JEUNESSE DANS LA LITTERATURE raitra bien sûr dans nos recherches, mais dans la seule mesure où l’on pourra par la mieux comprendre la mentalité et la culture romaines dont on ne sau- rait séparer le systéme politique et social. C’est, en effet, dans un sens historique et sociologique que nous nous sommes orienté, et cela encore sur la sollicitation de l’époque où nous som- mes. Les problèmes de la jeunesse se sont rencontrés avec les sciences moder- nes et en particulier avec la sociologie. Le xx* siècle, en ses débuts, grâce sur- tout a Durkheim, s’est largement ouvert a cette science ; et nous n’inaugurons rien en appliquant au monde antique les méthodes de la recherche sociolo- gique (2). Dans le même temps a commencé de se développer l’étude des sociétés dites primitives dont aujourd’hui encore la vogue est grande. Et il y a la, plus qu’une curiosité intellectuelle et un champ scientifique nouveau, une sorte de fascination exercée sur une civilisation qu’angoissent l’idée de sa decadence et les artifices de ses raffinements par les forces vives d’un primiti- visme plus ou moins mythique (3). Or ces sociétés sont fondées souvent sur le principe des classes d’âge, et la vie des individus y est rythmée par des « rites de passage » (4), qui déterminent et solennisent l’entrée des jeunes classes dans la vie du groupe et sont, en eux-mêmes, une manière de concevoir la vie de l'individu et de la collectivité. L’ethnologie a multiplié les témoignages ; des savants, comme C. Lévi-Strauss (5) ou E. Benvéniste (6), par des voies différentes, s’attachent à définir les grandes structures « primitives » et les sociétés antiques. Si l'engouement de Sir J. Frazer ou de H. Jeanmaire (7) a fait place à plus de circonspection, il a néanmoins ouvert la voie à une recherche sérieuse et fructueuse : derrière les mythes grecs et les récits histo- ricisés des Romains, la tendance est aujourd’hui à chercher le souvenir de rituels et de pratiques d’encadrement inhérents à une société fondée sur les classes d’âge. Dans un autre sens, les sociologues modernes étudient certains aspects de la contestation des jeunes à la lumière des rites primitifs ; ils les retrouvent dans les pratiques des « bandes d’adolescents » qui aujourd’hui se créent spontanément, en particulier aux Etats-Unis. Là renaissent des rites séculai- res comme si, à travers les siècles, n’avait jamais disparu l’obscure nostalgie — Ou le besoin instinctif— d’une organisation hiérarchisée et quasi-rituelle où la jeunesse trouve à exprimer et à sublimer ses virtualités profondes (8). Tout un monde s’est ouvert à la recherche et, si demeurent des incertitudes de vocabulaire (9), si des rites bien définis sont vus différemment selon qu’on est historien, sociologue ou psychologue, structuraliste ou non, marxiste ou non (10), la méthode est singulièrement féconde quand elle est utilisée avec pru- dence. Toutes ces directions montrent l’ampleur d’une étude consacrée à la jeu- nesse, et indiquent qu’en l’abordant on doit s’apprêter à toucher au fonde- ment même de la destinée d’une société face à elle-même, au monde, au temps, aux hommes et à l’homme. LA JEUNESSE DANS LA LITTERATURE 3 La nature propre de la civilisation romaine et la qualité spécifique des sources qu’elle nous a transmises ont orienté naturellement les recherches et le choix des méthodes. La jeunesse dont nous nous occupons est celle de la période républicaine. Mais nous nous trouvons devant une civilisation où le passé ne s'abolit jamais totalement. S'il est pensable d'étudier la jeunesse francaise en 1978, sans bien connaitre les pratiques de l'adoubement médié- val, il est impossible d'expliquer la politique augustéenne de la jeunesse sans définir les réalités archaiques auxquelles le prince dit avoir redonné : vie. L'idée virgilienne que l'histoire procéde par répétitions, que le passé renaitra pour durer, n'est pas une spéculation de chantre inspiré ; c'est une pensée profonde de Rome. Les écrivains de la République finissante tendaient vers le passé leur pensée inquiéte. Cicéron incitait ses jeunes contemporains à se souvenir des exemples des iuuenes d'autrefois ; Salluste cherchait le moment ou la décadence avait commence, et Varron collectionnait les archaismes. Le passé était tout prét à revivre, et on ne le sentait pas méme éloigné de soi (11). Pures conceptions intellectuelles et reconstructions factices, dira-t-on. Mais l'hyper-critique, qui fut en son temps une réaction salutaire à une crédu- lité excessive, a dû céder le pas aujourd'hui à plus de mesure. On parvient de mieux en mieux, gráce en particulier à l'archéologie, à discerner dans la tra- dition le fait de sa mise en forme littéraire, rhétorique ou idéologique. On apprend à interroger Tite-Live et Virgile comme témoins dignes de foi. D'ail- leurs, pour décrire la quéte mystérieuse du rameau d'or dans son chant VI de l'Enéide, Virgile pouvait, au prix d'un petit déplacement à Aricie, observer le Rex Nemorensis, témoin fossile d'un mode de royauté et de succession archaïques, auquel Caligula encore s’intéressera (12). Et César choisit le jour des Lupercales de 44 pour laisser entrevoir au peuple ses réves monarchiques comme s'il se souvenait que cette antique féte, plus ancienne que la cite, avait jadis été liée à la royaute. Aussi nous a-t-il paru nécessaire de faire comme ont fait Caton, Atticus et Tite-Live (13), et de commencer par les commencements. Non pas cepen- dant en 753, encore que nous ayons à regarder de pres les mythes des origi- nes et les ceuvres royales. Mais cette période est trop empreinte de mytholo- gie et de poésie pour qu'on puisse lui consacrer une étude historique. Et nous n'avons pas l'ambition de mieux faire en ce domaine que G. Dumézil. Une étude historique sur les premiers siécles républicains ! N'est-ce pas pour échapper à Charybde, se livrer à Scylla ? Echapperons-nous aux incer- titudes de ces premiers siécles sur lesquelles dissertait en 1738 L. de Beaufort (14) ? Conjurerons-nous cette sorte de malédiction qui a longtemps pesé sur ce Moyen-Age romain, réputé inaccessible ? Si rien de démontrable ne doit sortir de nos études, à quoi bon s'y consacrer ! Se décourager serait mécon- naitre les travaux d'A. Alfóldi, d'A. Momigliano, d'A. Magdelain, d'E. Gjers- tad, de J. Gagé, de J. Heurgon et de bien d'autres, qui d'incertitude en hésita- tion, d'affirmations en palinodies, ont peu à peu donné à ces siécles une 4 LA JEUNESSE DANS LA LITTERATURE physionomie, sinon définitive, du moins de plus en plus cohérente. Et les syn- thèses que l’on commence à faire, les bilans où participent les plus grands savants sont une invite à s'engager sur la voie qu'ils ont débroussaillée. Et toutes les disciplines actuelles, dont un ouvrage récent de M. Meslin a montré comment elles pouvaient se conjuguer pour une approche d'un phénoméne aussi complexe que celui de la religion (15), nous seront bonnes pour tenter de découvrir quelques aspects de la jeunesse romaine. Notre recherche se propose de déterminer d'une part, la place de la jeunesse dans l'organisation de la cité romaine des premiers temps et de déceler, d'autre part, les survivances des réalités ancien- nes dans la Rome classique. Il s'agit de se demander par exemple si iuuentus désigne simplement les jeunes gens, dans une acception vague et générale, ou s'il est un terme tech- nique précis. Ainsi pour Servius la iuuentus est une multitudo iuuenum ; et multitudo dit assez que toute idée d'organisation est exclue : le mot ne serait alors qu'un collectif pour iuuenes (16). Ce sens limité ne rend pas compte de la majorité des emplois. Chez Tite-Live, la iuuentus c'est l'ensemble des mobilisables, la force en hommes d'une cité. Avec cette précision la question reste encore posée : les mobilisables constituent-ils une classe d’age, dotée, en proportion de son róle militaire, de fonctions politiques, et, en proportion de son potentiel de forces et d'énergie vitale, de fonctions religieuses ? Les iuue- nes ont-ils pu par l’âge dépasser les facteurs politiques et sociaux ? La jeu- nesse a-t-elle constitué une classe officiellement encadrée ou anarchiquement unie et désunie au gré d'intéréts immédiats et éphémeres? La notion de jeunesse est inséparable de deux autres notions essentielles à la vie et à la mort d'un peuple : la fécondité et la capacité militaire. Les jeu- nes hommes assurent la continuité de la race et la défense du territoire. Les rites d'initiation sexuelle qui signalent le passage dans la confrérie, ou la classe, des guerriers, définissent une classe détentrice de salut et d’éternité. Les sociétés indo-européennes ont connu les classes d'áge ; Sparte et Athénes en ont gardé des traces manifestes ; et on ne peut guère nier, aprés les travaux de G. Dumézil, qu'elles sont visibles aussi dans les récits des enfances romai- nes (17). Le recul de la classe guerriére caractérise l'histoire athénienne, par exem- ple ; son maintien et sa transformation signalent la société spartiate. N'allons pas croire cependant qu'en Gréce attique elle disparaisse totalement : en pleine période classique, on peut soupçonner encore sa présence latente. Qu'en fut-il à Rome ? Dans une cité si longtemps tournée vers l'activité guer- rière, chez un peuple que Tite-Live définit, aprés Varron, comme un bellico- sus populus (18), quelles ambitions a pu nourrir une jeunesse, si fréquemment utilisée et si consciente de son irremplaçable nécessité ? — ' L'organisation sociale détermine le contenu humain de cette notion