La Guerre germano-soviétique 1941-1945 Nicolas Bernard Année : 2013 Pages : 800 Collection : Texto Éditeur : Tallandier ISBN : 9791021002746 Exergue « À un certain endroit, dans un terrain marécageux qui se trouvait entre la route et le fleuve, un blindé soviétique apparut, renversé. Son petit canon sortait de la tourelle dont la portière était ouverte, complètement tordue par l’explosion d’un projectile. Dans l’intérieur, on apercevait un bras émergeant de la boue qui avait pénétré dans le char. Une charogne de char armé. Ce char puait l’huile et l’essence, le vernis brûlé, le cuir grillé, le fer incendié. C’était une odeur étrange. Une odeur nouvelle. La nouvelle odeur de cette guerre nouvelle. Cette charogne de char de combat me faisait pitié, mais une pitié bien différente de celle que suscite la vue d’un cheval mort. C’était une machine morte. Une machine en décomposition. Elle commençait déjà de puer. C’était une charogne de fer renversée dans la boue. » Curzio Malaparte [1] « Un soldat allemand traversait la route à quatre pattes. Un lambeau de couverture d’où s’échappait de l’ouate traînait derrière lui. L’Allemand marchait le plus vite qu’il pouvait, sans lever la tête ; il ressemblait à un chien cherchant une trace. Il allait droit sur le colonel et un chauffeur, qui était à côté de lui, dit en riant : – Attention, camarade colonel. Il va vous mordre. Le colonel fit un pas de côté et, quand le prisonnier arriva à sa hauteur, le poussa d’un coup de botte. Il suffit de ce faible coup pour briser l’Allemand. Il s’étala en croix sur la route. Il leva les yeux sur celui qui l’avait frappé. Dans ses yeux, comme dans les yeux d’une brebis qu’on égorge, il n’y avait pas de reproche ni même de souffrance, seulement de la résignation. – C’est qu’il vous toucherait, ce conquérant de merde ! dit le colonel en essuyant sa botte dans la neige. Un léger rire parcourut l’assistance. Darenski sentit sa tête s’embrumer ; quelqu’un d’autre, qu’il connaissait sans le connaître, quelqu’un qui ignorait le doute, dirigeait ses actes. – Un Russe ne frappe pas un homme à terre, camarade colonel. – Et moi, qu’est-ce que je suis, pas un Russe, peut-être ? – Vous, vous êtes un salaud.» Vassili Grossman [2] Notes [1] Curzio Malaparte, Kaputt, Paris, Denoël, 1946 et Livre de Poche, 1954, p. 46. [2] Vassili Grossman, Vie et Destin, Œuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 611-612. Préface par François Kersaudy On trouve en France d’excellentes études sur les batailles de Moscou, Stalingrad et Koursk, ainsi que de prodigieux Mémoires rédigés par les acteurs et les témoins de ces confrontations homériques. Mais existe-t-il dans notre langue un ouvrage de référence sur l’ensemble de la guerre germano-soviétique, qui réunisse à la fois l’ampleur de la vision et l’abondance des sources, tout en étant suffisamment bien écrit pour être lu par plaisir plutôt que par devoir ? La réponse est qu’il n’en existait pas vraiment jusqu’à présent. Ce qui frappe d’emblée dans le récit qui va suivre, c’est l’extraordinaire richesse de la documentation : Nicolas Bernard a puisé aux sources allemandes, russes, américaines, britanniques, italiennes et françaises, sans se contenter des traductions approximatives qui ont induit en erreur tant d’honorables auteurs. La confrontation d’une si grande variété d’études et de témoignages permet au lecteur de changer sans cesse de camp, pour suivre le déroulement du conflit au triple niveau de la direction suprême, du commandement intermédiaire et des formations sur le terrain. Mais à mesure que progresse le récit, c’est surtout la largeur du champ d’investigation qui impressionne : la genèse du conflit est retracée très loin dans l’entre-deux-guerres, les ressorts des deux systèmes totalitaires sont précisément mis en lumière, de même que les circonstances de leur rapprochement temporaire au début de la Seconde Guerre mondiale. Après cela, le lecteur va suivre tous les détails de l’implacable évolution des événements : les longs calculs et les sous-estimations flagrantes ayant conduit à l’élaboration du plan d’agression hitlérien, les multiples facteurs de l’impréparation des forces militaires soviétiques décimées par les purges staliniennes, la violence initiale du choc de Barbarossa, les brillants succès de la Wehrmacht et la déroute de l’Armée rouge, l’irrésolution initiale et les désastreuses improvisations stratégiques de Staline, mais aussi la résistance désespérée des Frontoviki soviétiques, qui va commencer à user et gripper les rouages de la machine de guerre nazie après seulement quelques semaines de combats. De cette campagne dévastatrice destinée à se prolonger pendant quatre longues années, l’auteur va dégager successivement tous les éléments : immensité des espaces, mobilisation sans précédent des ressources humaines dans les deux camps, acharnement des duels d’infanterie, de chars, d’artillerie et d’avions, perfectionnement continu des armements et des stratégies, participation des alliés de l’Allemagne aux opérations militaires et gigantisme de l’approvisionnement de l’URSS par les Anglo-Américains, crimes contre les populations civiles par la Wehrmacht comme par l’Armée rouge, évolution du moral des Landser et des Frontoviki, discrètes approches diplomatiques pour mettre fin à la guerre, influence de l’espionnage, du camouflage et de la désinformation sur l’issue des batailles, rôle déterminant de la logistique dans le succès des opérations, conséquences de la politique raciale du Führer sur l’administration des régions occupées, engagement des Partisans dans la stratégie de résistance à l’envahisseur, terreur exercée par le NKVD dans l’Armée rouge comme dans les usines d’armement, traitements inhumains infligés aux quatre millions de prisonniers soviétiques dans les camps allemands, relations complexes entre les deux tyrans et leurs responsables militaires, évolution vers une guerre totale dans laquelle les inépuisables réserves en hommes et en matériels de l’URSS vont laminer le Reich engagé dans une guerre sur deux fronts, influence de ce combat titanesque sur les mentalités, les politiques et l’historiographie jusque dans l’après-guerre – rien n’est passé sous silence, tout est pesé finement et replacé dans son contexte : un travail d’orfèvre, d’horlogerie fine, pour faire apparaître progressivement tous les ressorts de cet affrontement démesuré. Une analyse aussi minutieuse pourrait à la longue produire sur le lecteur un effet soporifique. S’il n’en est rien, c’est grâce au style de l’auteur, qui combine la précision, la concision et la synthèse avec un art consommé et une prose impeccable. Le découpage des paragraphes et des chapitres, la légèreté des phrases, la ponctuation même entraînent le lecteur volens nolens dans ce récit épique, qui se lit comme un roman noir débarrassé de toute fiction. La perfection n’étant pas de ce monde, ce qui manque sans doute dans cette somme déjà considérable, c’est une description vivante du modus operandi des deux stratèges amateurs : Hitler dans ses « conférences de situation » au milieu d’obscurs bunkers, par une température immuable de 15°, face à d’immenses cartes, parlant sans discontinuer, décidant seul et sans appel devant des officiers toujours debout et le plus souvent silencieux ; Staline au Kremlin ou dans sa datcha de Kountsevo, présidant les réunions du Comité suprême de Défense où prédominaient civils et policiers, toujours assis et sommés de s’exprimer à tour de rôle, tandis que le Petit Père des peuples faisait les cent pas en fumant sa pipe – avant de trancher comme un couperet, face à des acolytes aussi serviles qu’apeurés… À cet égard, on ne saurait trop souligner la terreur abjecte qui régnait jusqu’aux plus hautes sphères du commandement militaire soviétique, où chacun redoutait de devoir « aller prendre le café chez Beria » – un discret euphémisme pour désigner une issue fatale ; le maréchal Joukov lui-même craignait davantage la supervision policière que les armées de l’adversaire, ce qu’il reconnaîtra en une phrase lapidaire : « Nous nous souvenions tous de 1937 [1]. » Dans le camp d’en face, on pourra également nuancer la conception d’un Hitler omniscient en matière de stratégie globale, incluant l’économie et la diplomatie, face à des généraux qui n’auraient été au mieux que d’habiles tacticiens : ainsi, lorsque le Führer interdit l’abandon de Nikopol au motif que cela ferait perdre au Reich toutes ses ressources en manganèse, son ministre des Armements communique au chef d’état-major un mémorandum rassurant : les stocks disponibles sont amplement suffisants pour environ dix-huit mois de production d’acier. Mais il est vertement rabroué par Hitler, qui hurle : « J’avais enfin trouvé une raison de forcer le groupe d’armées à combattre, et […] voilà que votre mémorandum me fait passer pour un menteur ! » L’interdiction de toute évacuation de la Crimée au motif que cela « inciterait la Turquie à se joindre aux Alliés » est de même nature : grâce aux renseignements fournis depuis Ankara par le valet « Cicéron », Hitler sait parfaitement que les Turcs n’ont pas la moindre intention de se départir de leur neutralité. Mais le comble est sans doute atteint au cours du dernier mois de la guerre, lorsque l’Armée rouge est déjà aux portes de Berlin : « Il n’est pas question de retirer des troupes du nord de la Norvège, tranche le Führer, car nous en obtenons l’essentiel de nos ressources en poissons »… Du reste, cet étrange commandant en chef autodidacte s’inspire souvent de l’exemple des campagnes de la Grande Guerre, de 1870 et même de 1762 [2] – ce qui aboutit à une stratégie passablement fossilisée, incluant une puissante allergie à toute idée de retraite… Au-delà de ces détails, ce que le lecteur retiendra en définitive, c’est la remarquable objectivité avec laquelle Nicolas Bernard traite des questions les plus délicates posées par cet affrontement titanesque entre deux tyrans, deux idéologies mortifères et deux peuples engagés malgré eux dans une guerre d’extermination. Même si certaines archives restent fermées à la recherche, il faudra sans doute bien des années avant qu’une œuvre aussi magistrale puisse être considérée comme dépassée. Notes [1] La première année des grandes purges qui ont ravagé le haut commandement soviétique. [2] La fin de la Guerre de Sept ans. Introduction Elle aime, elle aime le sang, la terre russe. Anna Akhmatova 22 juin 1941. La Seconde Guerre mondiale n’a pas deux ans. À cette date, l’Allemagne d’Adolf Hitler contrôle la quasi-totalité de l’Europe, dont la France, vaincue l’année précédente en six semaines. Seule l’Angleterre s’obstine à résister. Sur tous les fronts, elle plie : ses armées, écrasées en Grèce, reculent en Afrique, et sa Royal Navy peine à déloger de l’Atlantique les sous-marins nazis qui s’acharnent, patiemment, à asphyxier l’archipel britannique en sectionnant ses artères maritimes. Et pourtant ! Ces heurts ne sont qu’un feu d’artifice, comparés à l’immense déflagration qui éclate ce jour-là. Sur la Manche ? Au Moyen-Orient ? Non : à l’Est, c’est à dire à la frontière de trois mille kilomètres qui, des confins du Grand Nord aux rives de la Mer Noire, sépare l’Europe nazie de l’Union soviétique. Violant avec éclat le pacte de non-agression conclu avec Staline le 23 août 1939, Hitler lâche ses armées à l’assaut du « judéo- bolchevisme », pour faire de son rêve psychotique, la conquête de « l’espace vital », une réalité. Éclate une guerre cataclysmique, qui fauchera trente millions de personnes, soit la moitié du bilan mortuaire du conflit mondial, et qui s’achèvera quatre ans plus tard, non par la consécration d’un « Reich millénaire », mais par sa défaite complète dans les ruines de Berlin emporté par l’Armée rouge. Si, pour reprendre la formule d’Eric J. Hobsbawm, « le court XX e siècle » a bien été « l’âge des extrêmes », la Seconde Guerre mondiale en constitue sans doute le point d’incandescence [1]. Ponctuant « l’ère des catastrophes » – Hobsbawm, toujours –, caractérisé par la fusion des guerres totales et des passions politiques, ce conflit a mis aux prises des systèmes et des philosophies aussi antinomiques que les démocraties libérales, le nazisme et le communisme. À ce titre, comme l’admettra publiquement Staline le 3 juillet 1941, « On ne peut considérer la guerre contre l’Allemagne fasciste comme une guerre ordinaire [2]. » Le heurt germano-soviétique a confronté deux dictatures dont la radicale nouveauté avait inauguré « l’ère des tyrannies », selon l’expression chère à Elie Halévy [3]. Ces belligérants, après tout, se voulaient les maîtres d’œuvre de deux « religions séculières » parfaitement antagonistes, l’URSS proclamant avec force – mais aussi avec hypocrisie… – l’égalité que niait farouchement le régime national-socialiste. Dans les deux cas, l’on prétendait incarner le sens de l’histoire, poser les bases d’une société meilleure, répudiant le christianisme ou les libertés individuelles, facteurs d’oppression, de décadence, d’inaction. Car, ajoutera Milan Kundera, « ce n’était pas seulement le temps de l’horreur, c’était aussi le temps du lyrisme ! Le poète régnait avec le bourreau [4] ». Personnifié par Lénine, puis Staline, le régime communiste se faisait fort de promettre aux masses laborieuses, en URSS comme à l’étranger, les lendemains qui chantent, tandis que Mussolini à Rome, et Hitler à Berlin, réussissaient chacun à leur manière l’alchimie entre conservatisme et révolution, entre réaction et modernité, revendiquant un pouvoir total tout en s’appuyant sur les élites traditionnelles, flattant le peuple tout en l’encasernant, le tout pour accélérer l’avènement de « l’homme nouveau », défini plus particulièrement dans le cas des nazis par sa supériorité raciale. En d’autres termes, il n’était plus nécessaire d’attendre l’au-delà pour accéder au salut : l’utopie, enfin, deviendrait réalité, à condition de le vouloir. « Les communistes se sentent très près des bâtisseurs de cathédrale », écrivait Paul Vaillant-Couturier en 1932 [5]. Fasciné par les « cathédrales de lumière » des grands rassemblements nazis à Nuremberg, Robert Brasillach assénait de son côté : « Tout cela est fondé sur une doctrine, sur une intelligence, une sensibilité, et ces spectacles grandioses sont liés à une représentation du monde, aux idées les plus dures sur la valeur de la vie et de la mort [6]. » Dans cette logique où tout devenait possible, l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne ont tout sacrifié à leurs ambitions, admettant sans ciller le caractère superflu d’un être humain au nom de la doctrine véhiculée. « La mort résout tous les ennuis, professait Staline. Pas d’homme, pas d’ennuis [7]. » À quoi lui répond, comme en écho, cette réflexion de Hitler peu de temps avant l’invasion de la Russie : « Et quand nous aurons gagné, qui nous demandera des comptes sur la méthode [8] ? » Au point de sombrer dans la démesure : chacun de ces régimes a fait du meurtre de masse une pratique gouvernementale ordinaire, l’URSS l’employant contre ses propres peuples alors que le IIIe Reich ciblait les races dites « inférieures », voire littéralement « parasitaires », puisque tel est le
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