Sous la direction de Boris Cyrulnik Patrick Lemoine La Folle Histoire des idées folles en psychiatrie © ODILE JACOB, NOVEMBRE 2016 15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS www.odilejacob.fr ISBN : 978-2-7381-5896-3 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3°a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? par Boris Cyrulnik Rien n’est plus expliqué que la folie. De tout temps il en a été ainsi. Le mot « folie » désigne on ne sait quoi, un égarement de l’esprit peut-être ? Mais on ne sait pas où d’habitude se gare cet esprit, et on ne sait pas non plus de quel esprit il s’agit, celui du fou ou celui du psychiatre ? On a donc toujours clairement expliqué, avec une conviction quasi délirante, un phénomène étrange, incompréhensible, égaré et désigné par le mot « folie » qui définit on ne sait quoi. Rien n’est plus soigné que la folie. Les nombreuses trépanations paléolithiques étaient techniquement parfaites : une petite cupule ronde avec un bourrelet osseux prouve que le trépané a vécu longtemps après cette opération1. Comme on en trouve beaucoup en Afrique du Nord, on peut penser qu’il s’agissait d’une mode thérapeutique qui consistait à fabriquer une fenêtre dans le crâne d’un homme habité par un mauvais esprit, à qui le thérapeute « chirurgien » permettait ainsi de s’échapper. Dans l’Ancien Testament (qui dit toujours la vérité), on apprend que Nabuchodonosor, roi de Babylone, soudain se mit à quatre pattes pour aboyer et laper l’eau en compagnie des animaux. Ce comportement inhabituel chez un puissant roi fut aussitôt expliqué par Daniel, qui en fit la preuve d’une punition divine2. Le mot « divin », désignant une entité non représentable dont la puissance surhumaine pouvait rabaisser un puissant roi au rang de la bête, parvenait ainsi à expliquer un inquiétant phénomène. Un tel enchaînement de raisons donnait une sensation de cohérence à un phénomène incohérent. En offrant une compréhension divine de ce phénomène incompréhensible, tout le monde se sentait mieux, sauf peut-être Nabuchodonosor. Quelle que soit la culture, les convulsions épileptiques faciles à percevoir mais difficiles à comprendre furent rapidement expliquées. L’homme est là, parlant paisiblement et partageant notre monde lorsque soudain, il s’arrête, égaré : il lève les yeux, pousse un cri rauque, tombe à terre, convulse, se mord la langue, urine sous lui, puis se détend, se relève, paraît confus quelques instants et reprend la conversation. Cet étrange scénario désoriente les témoins, qui ne se réorientent que lorsqu’on leur explique l’incompréhensible phénomène. En Inde, on appelle Grahi le démon qui s’empare de l’esprit du patient et le fait convulser. À Babylone et en Mésopotamie, on affirmait qu’un tel désordre était provoqué par l’œil du diable. On a trouvé un texte assyrien de 650 av. J.-C. qui décrivait une crise d’épilepsie et l’expliquait, bien sûr, par une possession démoniaque. Quand Hippocrate (460-377 av. J.-C.) constate une crise d’épilepsie, il en attribue la cause au cerveau et non à une punition divine. Cette réaction naturaliste s’explique probablement par le développement de la médecine grecque pour qui le cerveau est un centre de commande sensorimotrice et non plus, comme chez les Égyptiens, un amas de boyaux destinés à refroidir le corps. Hippocrate, chirurgien, baignant dans un contexte culturel naturaliste, n’avait plus besoin de démons pour expliquer un phénomène convulsif. C’est ce schéma de raisonnement que je propose pour expliquer les idées folles en psychiatrie. L’ignorance n’empêche pas d’expliquer. Au contraire même, l’ignorance provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche à n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé. C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes. Il faut avoir beaucoup de connaissances et se sentir assez bien dans son âme pour oser envisager plusieurs hypothèses. Un psychiatre percevant un phénomène étrange l’analyse et l’interprète selon sa propre personnalité et les valeurs que son contexte culturel a imprégnées en lui. Comme tout un chacun, il peut percevoir chez l’autre un comportement ou une expression de son monde mental qui lui fait penser que cet autre se construit un monde non adapté au réel. Le fou, c’est l’autre. Il donne à la représentation qu’il se fait du monde de l’autre un nom compliqué : « démence précoce », « schizophrénie », « possession », « péché », qui crée une impression de sémiologie clinique, alors qu’il s’agit en fait de l’interprétation que ce psychiatre attribue à l’idée qu’il se fait du monde de l’autre. Le psychiatre, en fait, parle de lui-même, de sa manière de voir le monde et de l’expliquer selon les modèles que lui fournit sa culture. La sémiologie psychiatrique varie étonnamment selon le psychiatre, selon l’époque et selon la culture. Les déterminants hétérogènes du mot qui désigne la folie ne cessent de remanier les frontières entre le normal et le pathologique. Et pourtant l’autre souffre. Il peut souffrir d’un trouble normal provoqué par les inévitables épreuves de l’existence comme le deuil, la perte ou l’échec. Il peut souffrir d’un trouble de sa propre représentation du monde qui le fait entrer en conflit incessant avec les autres et avec le réel. Sans compter qu’une réaction anormale n’est pas forcément pathologique. Certains, parmi nous, font un malaise hypoglycémique quand ils ont 0,70 gramme de sucre par litre de sang, ce qui est normal et pathologique ; alors que d’autres travaillent et sourient quand ils ont 0,30 gramme de sucre par litre, ce qui est anormal et non pathologique. Au contraire même, cette anormalité est signe de santé, puisque leur organisme leur permet d’utiliser la moindre molécule de glucose. Définir une frontière entre le normal et le pathologique témoigne d’une incertitude philosophique. Les déterminants culturels du mot qui désigne la folie sont encore plus incertains. Ceux qu’on appelle « psychopathes » parce qu’ils passent à l’acte comme un réflexe rapide, en court-circuitant la lenteur nécessaire à l’élaboration mentale, sont décorés en temps de guerre et emprisonnés en temps de paix. La rapidité du passage à l’acte est bénéfique en temps de guerre et maléfique en temps de paix. À l’époque de l’Europe féodale, être seul, errant sur les routes, loin de son groupe familial et social, était considéré comme une preuve de folie. Il y avait tant d’hommes mal socialisés qui, pour ne pas mourir, attaquaient les « errants » qu’être seul sur la route était une preuve de non-adaptation au réel, une folie3. Il en était de même pour les « filles célibataires » qui faisaient preuve de folie, en mettant au monde un enfant hors mariage. Les troubles comportementaux que manifestaient les bâtards, sombres, hargneux et batailleurs, étaient attribués au fait qu’ils étaient nés hors mariage (hors culture, comme les enfants nés d’inceste). Tout était vrai dans ce constat : ils étaient batailleurs (bâtards) et nés hors mariage. Celui qui aurait pensé que ces enfants étaient bagarreurs parce qu’ils étaient désocialisés, interdits d’école et d’Église et orientés vers les métiers de la guerre, aurait été étiqueté comme un transgresseur, hors de la doxa qui unissait les récitations de la majorité. Je n’ai pas connu l’époque inquisitoriale où le cadavre des suicidés était fouetté après leur mort, tant leur transgression paraissait hors normes. On considérait que c’était un crime majeur que de supprimer une âme donnée par Dieu. Mais j’ai connu l’époque où les suicidés comateux étaient envoyés à l’hôpital psychiatrique parce que la doxa récitait qu’il fallait être fou pour se suicider. Il y a quelques décennies, l’avortement était considéré comme un crime majeur, alors qu’on punissait peu celui qui, sous l’emprise de la passion, avait tué l’amant de sa femme. La dépression et l’angoisse n’avaient aucun relief pathologique quand, dans les familles, tous les six mois, il y avait un deuil et quand on pensait sans cesse à la mort parce que la récolte avait été mauvaise ou qu’il avait plu sur la moisson : si le blé est mouillé, on sera sans pain, affamé tout l’hiver. Comment concevoir la dépression quand on pensait que la vie, le passage sur terre, était une vallée de larmes et que l’angoisse caractérisait la condition des humains ? Aujourd’hui, ces souffrances prennent un relief pathologique, on pense qu’il est légitime de les soigner. Alors, on médicalise les concepts de dépression et d’angoisse. On les décrit avec des mots venus de la biologie, on les classe en catégories sémiologiques et, le plus logiquement du monde, on donne les médicaments adaptés à cette nouvelle représentation culturelle d’un phénomène naturel. Après tout, pourquoi ne médicaliserait-on que la pathologie ? L’accouchement est un phénomène naturel qui condamnait à mort un nombre très élevé de femmes et de bébés (50 % dans la première année jusqu’au e XIX siècle). La médicalisation de l’accouchement a réduit à 1/1 000 le nombre de ces tragédies. On comprend le monde à l’aide des images, des récits et des objets techniques que nous fournit le contexte. Notre vision du monde dépend de nos pensées bien plus que de nos yeux. C’est pourquoi les performances extraordinaires de la neuro-imagerie depuis une vingtaine d’années vont encore une fois modifier notre manière de penser la folie. Comme d’habitude, il y aura un mélange d’idées extraordinaires et d’excès révoltants. Les progrès médicaux e au XIX siècle ont été essentiellement réalisés grâce aux découvertes de l’hygiène : laver les biberons a diminué les morts par toxicose, changer les langes a fait disparaître les dermatites, organiser les lieux de déjection a diminué les épidémies4. L’hygiène est devenue une pensée organisatrice de notre santé et de nos rapports sociaux. C’est donc le plus logiquement du monde qu’on a conçu e dès le début du XX siècle la notion d’hygiène raciale qui a mené à un des plus grands crimes de l’Histoire. Le mot « psychiatrie », inventé par Reil en Allemagne en 1802, contenait implicitement l’idée qu’il était possible de soigner la folie. À l’époque où l’on pensait qu’un épileptique était possédé par le diable, le traitement logique était le bûcher. Quand on pensait qu’un délirant était puni pour ses fautes, la folie prenait la signification d’une justice transcendante. Quand dans les années 1950 certains médicaments ont guéri les infections, tandis que d’autres soignaient les maladies de cœur, ce constat a induit les recherches sur les médicaments de l’esprit. Le psychisme n’était plus pensé comme une âme donnée par Dieu, mais comme une production cérébrale. Le fou, plus que jamais, a été pensé comme un malade et non comme un coupable. L’explosion de la technologie après la Seconde Guerre mondiale a placé la notion de personne au sommet de la hiérarchie de nos valeurs culturelles. La moindre invention d’un objet technologique modifie la manière dont nous nous pensons : quand la bricole (attelage de poitrail) a été inventée, il fut aisé de constater qu’un cheval, n’étant plus étranglé par le licol, pouvait faire le travail de huit à dix hommes. Ce petit objet technique a amené à se demander si l’esclavage blanc était encore nécessaire. Quand le blocage de l’ovulation fut découvert (vers 1929) et que la « pilule » fut légalisée (en 1967), les femmes, en maîtrisant la fécondité, se sont demandé pourquoi elles ne maîtriseraient pas aussi leur existence. D’inventions techniques en objets techniques, la personne devenait une valeur, alors que dans les pays pauvres, c’est le groupe qui garde encore sa fonction de solidarité permettant la survie. Dans un contexte médiéval chrétien, le Diable et le bon Dieu expliquaient la folie. Dans un contexte technique occidental, l’apparition du monde intime ne pouvait être expliquée ni par une force surnaturelle, ni par le dysfonctionnement des tubulures cérébrales. Dans ce contexte-là, c’est un conflit psychique qui devenait l’organisateur des troubles. Il a fallu attendre la Renaissance pour que la folie redevienne un phénomène naturel. Quand les mutations culturelles ont revalorisé le corps, découvert les hauts-fourneaux et l’imprimerie, la folie ne tombait plus du ciel, elle poussait dans la nature. Avec Descartes, la notion de maladie mentale a été impossible à penser. L’âme, étant sans substance et sans étendue, ne pouvait dysfonctionner. Seul le corps, comme une machine, pouvait provoquer un trouble mental. Tout trouble constaté ne peut s’expliquer que dans un cadre de récits culturels. Quand un moine qui a consacré sa vie à Dieu se retire dans un désert, se couche et n’a plus la force de prier, il prend la signification d’un traître spirituel, on dit alors qu’il souffre d’acédie. Mais quand un homme dans le siècle manifeste le même abattement et les mêmes idées noires, on appelle ça « mélancolie ». Il faut alors évacuer la bile noire grâce à la saignée et à l’hellébore5. e Dans notre culture occidentale du XXI siècle, les valeurs suprêmes sont l’épanouissement de la personne, sa rentabilité et son efficacité à produire de la consommation. Tout homme peu expressif dont les relations sont appauvries ou peu efficace dans la production sociale sera ressenti comme un être-moins, un diminué, un vieux, un malade, un décrocheur ou un névrosé. Il convient de le réintégrer dans la course au rendement. e Thomas Willis, au XVII siècle, a inventé la notion de « réflexe » qui, dans une optique cartésienne, permettait d’éviter le problème de la mentalisation, impensable à cette époque. Le monde intime devenait sensorimoteur, ce qui convenait aux futurs béhavioristes pour qui un chaos comportemental provoque une désorganisation psychique (et inversement). Les spiritualistes, indignés par cette représentation mécanique de l’esprit, s’orientaient vers une sorte de déni de matière. Cette guerre de représentations persiste encore de nos jours quand certains soutiennent que « le cerveau produit la pensée, comme le foie produit la bile », alors que d’autres se révoltent contre un tel déterminisme matériel et pensent que la parole est un avatar de l’âme. Lors des années 1970, de nombreux psychanalystes classaient le Parkinson comme une forme clinique d’hystérie dont il fallait lever le refoulement. Mais quand le trouble dopaminergique a été découvert, cette maladie abandonnée aux médecins a disparu des préoccupations psychanalytiques. Le corps ou l’âme, il fallait choisir. e Au XVIII siècle, en réaction contre le machinisme cartésien, John Locke puis Condillac ont « vu » l’esprit comme une page blanche sur laquelle l’individu écrivait son histoire. On retrouve l’accouplement de ces visions opposées après la Seconde Guerre mondiale. Le nazisme pensait qu’un homme ou un animal de bonne race se développait bien, quel que soit le milieu. En opposition, les penseurs de gauche ont vu le psychisme comme une cire vierge sur laquelle le milieu pouvait écrire n’importe quelle histoire. William Cullen, en 1726 à Édimbourg, inspiré par le modèle d’une machine corporelle capable de troubler les représentations mentales, inventa le mot « névrose ». Ce concept voulait dire qu’une défaillance organique altérait les e conductions nerveuses. Au XIX siècle, le neurologue Freud a repris ce concept biologique pour expliquer les difficultés psychiques6. Malgré le déterminisme biologique de ce concept, le mot « névrose », dans les milieux psychanalytiques, a dérivé vers une signification carrément opposée : c’est un conflit psychique qui provoque les troubles et non pas une substance mal circuitée. Le langage populaire s’est accommodé de ce couple d’opposés quand il dit qu’on « se fait du mauvais sang » à cause d’une difficulté de l’existence. Il dit aussi qu’on « se fait de la bile » pour le sort de quelqu’un qu’on aime, ou qu’on est d’un « tempérament bilieux » quand le moindre événement nous donne du souci. Tout ce qu’on dit est vrai dans ce cafouillage conceptuel car le psychisme ne peut pas se réduire à une vérité partielle. Une démarche scientifique, réductionniste par méthode, ne peut produire qu’une vérité partielle. Une substance peut intoxiquer un cerveau, provoquant ainsi une confusion, un délire momentané ou un onirisme hallucinatoire. À l’inverse, un conflit psychique peut abattre un psychisme et diminuer les défenses immunologiques. Les deux propositions opposées sont vraies. Mais un fait scientifique, partiellement vrai, peut devenir totalement faux quand une pensée systématique le rend totalement explicatif. Les délires psychotiques sont alimentés par des faits vrais. Je me souviens de cette consultation où, face à moi, un homme se demandait pourquoi tout le monde voulait lui faire du mal. Dans la salle voisine, une infirmière a violemment claqué une porte. L’homme a sursauté et, en légitime défense car il avait été agressé par le bruit, il m’a regardé avec haine et s’est indigné : « Là vous exagérez, pourquoi faites-vous faire des bruits violents ? » Toutes ses perceptions étaient réelles : le bruit l’avait attaqué et, dans cet hôpital, c’est moi qui donnais les consignes. Toutes ces vérités partielles avaient été intégrées dans un système cohérent mais coupé du réel. Il en est ainsi quand les idées philosophiques, les productions scientifiques et les stéréotypes culturels structurent l’alentour culturel d’un sujet. Il perçoit ces vérités partielles, les voit, les entend, il y adhère et les intègre dans une représentation cohérente mais coupée du réel. Je viens peut-être de définir le délire logique qui caractérise l’histoire de la psychiatrie. J’aurais dû écrire « qui caractérise ce qu’on appelle abusivement “histoire de la psychiatrie” ». Car jusqu’à maintenant, dans cette histoire, il n’y a jamais eu de psychiatres ! Il y a eu des sorciers, des prêtres, des philosophes, des forces de l’ordre, des chirurgiens, des neurologues, des aliénistes qui ont dit comment ils pensaient la folie selon leur personnalité et leur contexte culturel. Ils ont décrit les conduites sociales et soignantes qui en découlaient. Ils n’ont jamais parlé d’un objet dans le monde, hors d’eux, qui serait appelé « folie ». Ils ont parlé de la représentation de la folie, imprégnée en eux par le contexte des récits et des objets techniques inventés par leur culture.
Description: