La Fédération jurassienne marianne enckell LA FÉDÉRATION JURASSIENNE Les origines de l’anarchisme en Suisse Entremonde Genève – Paris Première édition : Age d’Homme, Lausanne, 1971. Réédition : Canevas, Saint-Imier, 1991. Entremonde, 2012. PRÉFACE Quand j’ai écrit ce livre il y a quarante ans, c’était pour marquer le centenaire de la Fédération jurassienne, et aussi pour contribuer à donner de la mémoire à un courant anarchiste jeune et efferves- cent. Portés par la vague de mai 1968, nos efforts balbutiants pour organiser les mouvements de travailleurs et d’étudiants avaient besoin de racines, de références, même si nous étions convaincus de réinventer la révolution en permanence. Dans les rues, dans les aulas, dans les théâtres et les cafés éclatait le désir d’en finir avec le vieux monde ; et on jouait beaucoup à Marx-Bakounine, je t’aime moi non plus… Voilà qui nous mène loin du Jura. C’est pourtant là que tout a commencé. La résolution du congrès international de Saint-Imier de 1872, qui considérait « que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante », marque le mouvement anarchiste comme un acte fondateur. J’ai eu envie d’en savoir plus : Comment se fait-il que le mouvement anarchiste soit né précisément là et à ce moment ? Comment se fait-il que la question du pouvoir et de la domination ait été si clairement posée ? Les pistes principales se trouvent dans les souvenirs de James Guillaume, un des seuls « intellectuels » des sections des Montagnes, qui en a fait la chronique. Qui d’autre forme le mouvement et sa théorie ? Certains – les réfugiés de la Commune de Paris comme Elisée Reclus et Gustave Lefrançais, les russes Michel Bakounine, Nicolas Joukovski et Pierre Kropotkine, d’autres étrangers comme Paul Brousse – sont des déclassés, engagés souvent à l’opposé de leur formation intellectuelle ou de leur origine sociale. Mais la majeure partie des acteurs sont des travailleurs de l’horlogerie : Adhémar et Léon Schwitzguébel, Auguste Spichiger, Alcide Dubois, Gagnebin de Bienne, Garnier de Cortébert, le communard Louis Pindy, et tous les anonymes, graveurs et guillocheurs, monteurs de boîtes, faiseurs de secrets. Et ils ne sont pas restés silencieux. Leurs journaux relatent les activités au jour le jour ; les rapports des fédérations ouvrières détaillent les luttes et les revendications ; la correspondance donne vie aux protagonistes. C’est la rencontre entre toutes ces personnes, leur entente et leur solidarité contre la domination et l’oppression qui fait pour moi l’intérêt de cette histoire ; c’est à partir de tout cela que j’ai essayé de la raconter : ce n’est pas un ouvrage d’érudition. J’ai néanmoins complété la bibliographie en fin de volume, vérifié quelques sources et corrigé par ailleurs quelques mots mal choisis. La grande différence aujourd’hui, c’est l’accessibilité sur la Toile d’abord des catalogues de bibliothèques et des fonds d’archives, ensuite d’un grand nombre de sources et de travaux. Il y a quarante ans, je n’avais pas trouvé toutes les pistes. En relatant ce qui s’était passé dans le Jura et ses alentours pendant une dizaine d’années, un siècle auparavant, j’essayais de mettre en évidence la force d’un mouvement social et sa critique en actes de la politique, celle de la démocratie helvétique comme celle des « marxistes » dans l’Inter- nationale, celle qui allait donner naissance aux partis socialistes et communistes. Je devais bien cela aux ancêtres des jeunes gens qui commençaient à tracer des A cerclés sur les murs des villes, et qui n’ont pas cessé depuis lors. Marianne Enckell été 2011 CHAPITRE PREMIER 1. L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS Ne jugeons ni du succès ni de la portée de l’entreprise par ce qui se passera chez nous. Il n’y a certainement pas de pays en Europe où elle ait moins de chance de réussite. Proprement il n’y aurait pas de question sociale en Suisse s’il n’y en avait tout autour de la Suisse. James Guillaume L’Association internationale des Travailleurs est la première orga- nisation qui dise clairement que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, répondant au vœu de Marx vingt ans auparavant : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Ces deux traits, le caractère de classe et le désir d’universalité, aucune organi- sation ne les avait eus auparavant. Fondée en 1864, l’AIT développe pendant plus de dix ans un réseau de sections dans les pays d’Europe occidentale ; des dizaines de milliers d’ouvriers se réclament d’elle. Sous sa forme originelle, elle permettait toutes les inventions, toutes les effervescences ; à travers les méandres de l’action ouvrière, par ses faux pas et ses découvertes, elle allait mener la classe ouvrière à la conscience de son existence, à la connaissance de sa force. Ce qui s’est passé en Suisse est tout petit. Dans le Jura, plus préci- sément au val de Saint-Imier et dans des bourgades neuchâteloises, il y eut quelques années durant des groupes anarchistes, actifs propa- gandistes, dont la voix était écoutée bien au-delà du Chasseral et du Chaumont. Ce sont eux qui prirent le nom de Fédération jurassienne ; ils contribuèrent à la formation du mouvement anarchiste, étant parmi les premiers groupes qui aient jamais existé, ceux peut-être qui avaient la base ouvrière la plus authentique. Comment ils se sont constitués, dans quel milieu ils se sont implantés, quelle part ils ont eue dans la vie de l’AIT, comment ils se différenciaient des autres branches du socialisme, voilà ce que ce petit livre essaie de dire. 10 LA FÉDÉRATION JURASSIENNE Avec la grande ambition de raconter une histoire vraie. L’histoire de l’anarchisme se dégage avec peine des malveillances et des incompréhensions de ses adversaires, des mythologies et des affa- bulations de ses zélateurs. On sert peut-être mieux un mouvement en montrant ses balbutiements, ses erreurs, ses désirs confrontés à la réalité, la longue recherche de son identité. Ce n’est pas le lieu ici de faire une histoire de l’AIT ; il s’agit simplement d’en présenter les principes et l’organisation, pour s’attacher ensuite aux sections suisses qui désiraient suivre une voie autonome, au courant collectiviste qui se dégage au fur et à mesure de l’expérience de la lutte ouvrière et des confrontations idéologiques. C’est en septembre 1864, à Londres, que se tient la réunion de fondation de l’Association internationale des Travailleurs ; quelques semaines plus tard le Conseil général, son organe exécutif, est constitué et adopte l’Adresse inaugurale, les Statuts et le règlement que Marx a rédigés. Le Conseil général est composé d’ouvriers de différentes nationalités, il est à la fois un bureau de correspondance et le comité central de l’Association. En Angleterre, en France, en Suisse, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Amérique, en Espagne, plus tard en Italie se créent des sections de l’AIT – sections « centrales » ou locales et sections de métiers – qui se fédèrent régionalement et nationalement. Le Conseil général reçoit l’information, la redistribue, organise les congrès annuels, organes suprêmes de l’Association ; il peut aussi conseiller les sections en cas de revendications, d’actions, de grèves. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes : pour réaliser ce principe il faut une solidarité active entre les ouvriers des diverses professions et des diverses contrées. Le mouvement spontané qui naît dans les pays industrialisés montre bien que le moment historique est venu où l’on peut jeter les bases d’une organisation ouvrière spécifique : organisation de classe, et internationale. Mais aussi reconnaissant comme devant être la base de (sa) conduite envers tous les hommes : la Vérité, la Justice, la Morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité (Statuts).