COLLECTION « CRITIQUE '> ]. DERRIDA, V. DE COMBES G. KORDA , P. LACOUE-LABARTHE J.-F. LYOTARD, ].-L. NANCY LA FACULTÉ DE JUGER COLLOQUE DE CERISY LES ÉDITIONS DE MINUIT COLLECTION " CRITIQUE» ]. DERRIDA, V. DESCOMBES G. KORTIAN, PH. LACOUE-LABARTHE J.-L. J.-F. LYOTARD, NANCY LA FACULTÉ DEJUGER COLLOQUE DE CERISY LES ÉDITIONS DE MINUIT OUVRAGE PUBLIIl AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DES LE'ITRES 198 'i bv Lr.s HJITIO~s LJE l.liNL'IT 7. rue Bc~ard-Palisw - 7 'i006 Paris "IJ U :oa 11 nun ~~~ .. tnh:r.ftt lo (OflC~ '.~tl rq~roJu<.tJ;:.n~ d(:~t;r\e~~ .1 ;..tne utdt~lwr. coilc:..:.t•"~~c loutc rt:pr{"1.Cnbtton ou rcprc.du .. ttoo mtc-;:r.tlc ou pawdlc f.l~tt' par 4utlqlk' pnxeJc: que i:c ..Ctt. ~n~ le v'n....:ntc-mmr Je Liiutc=-tJr ou de~ .a~.lnt!> ~aux. or t!h..:ttC' ct ConHitUc un~ t;Mfn~cm !UnchonnC'c: p.:~r ln. art1t..l~ 4.n d !.1J1V.Inl.\ du Cod..• pc-n•l ISBN 2-7073-1016-6 Avertissement L'éditeur me demande un Avertissement. Il faut avertir le lecteur, me semble-t-il, à deux égards. L'avertir d'une pré sence et l'avertir d'une absence. La présence de mon nom, l'absence d'autres noms. On ne parle pas de son propre nom, si obscur soit-il, sans s'exposer à pécher gravement. Le nom est donné, confié. Quoi qu'on n'y puisse presque rien, on est certes responsable des sens qui lui sont affectés, qui l'ont été, qui le seront. Mais on n'a pas à juger de ces sens. Ce serait s'approprier le nom, ce qui est le péché. On n'a qu'à le porter. Il y eut au château·, dix jours durant, une impulsion à penser qui gagna tous les esprits. La question était :comment Juger? Mon nom avait servi de nom de code à la décade. Je pus le supporter sans rougir parce que personne ou presque n'en méjugea : le centre de notre gravité était bien le juge ment, le juste. On n'eut d'égard au nom qu'autant qu'il touchait à la question. Nous dt'lmes cette justesse d'abord à la délicatesse des directeurs, et aussi à un flair, à une sagesse, communs à ceux qui prirent part à la décade. Il leur reste la mémoire d'un moment de pensée. Un souvenir de pensée, comme on dit un souvenir d'amour, un souvenir d'enfance. Le lecteur ne trouvera ici que six textes. Au total, qua rante-trois furent proférés là-bas tant en conférences qu'en séminaires, sans compter les discussions publiques ou infor melles, sans compter la douzaine de présentations d'œuvres (peintures, sérigraphies, bandes vidéo, films, hologrammes, poésie orale), aébattues avec les artistes le soir. L'abondance n'est pas seulement la grande quantité. Elle fait que nul ne peut embrasser l'ensemble. Nous fûmes •. A Cerisy-la-Salle en juillet-août 1982, à l'initiative du Centre Culturel 1n tcr nattonal de Cerisy-la-Salle, dont je remeruc la dircctriœ, Edith Heurgon. Les darcctcurs du Colloque étaient Michel Enaudcau et Jean-Loup Thébaud. 7 AVERTISSEMENT enveloppés dans un monde de p~rases. ?es choses ét~ie~t dites, montrées, des arguments echanges dont on ~ ava1~ connaissance que par ouï-dire. Repas, pauses servatent a recueillir des témoignages, désigner des porte-parole.' envoyer des observateurs. Les phrases délocutives prolifératent dans l'enceinte réservée à la collocution directe. Aucun volume d'Actes ne pourrait actualiser cette inactualité al~rs l?rés~nt; · L'éditeur de toute façon recule devant la pubhcatton mte grale. Cette sorte de colloques ne se vend pas. Il est vra_i que c'est une piètre marchandise, la pensée en train de fatre -~~ toilette, encore en déshabillé, assistée par des inconnus, deJa défraîchie par quelques années. De quoi ruiner l'éditeur. ~l ressent pourtant le devoir de laisser une trace écrite de ce peUt lever. Il la doit à l'Idée ou à l'idéal qu'il a du lecteur. Entre un manquement à sa vocation et la ruine commerciale assurée, il cherche un compromis. Ce recueil en résulte. Comme tous les compromis, il est impardonnable dans sa substance. J'ai beau prendre ma part du crime en en avertissant le lecteur, je ne vois aucun moyen de justifier intrinsèquement la préférence accordée aux textes recueillis ici sur les autres. Ce n'est pas qu'il soit injuste en principe de sélectionner. Après tout, la décision de tout publier a beau se prévaloir, en vain, je l'ai dit, de sa fidélité à la réalité, elle peut aussi recéler une lâcheté au moment de juger. Tandis que ne retenir que certains textes pourrait même être la meilleure façon de rendre justice au débat d'alors sur le jugement. Mais du moins serait-ce à une condition : que la faculté de juger soit libre de tout intérêt empirique dans le choix de ce qu'on publie, qu'elle ne se guide que sur le sentiment pur de bien faire, pour le progrès des intelligences et des cœurs. Or la faculté d'éditer n'est pas dans cette condition trans cen~tale. Elle se débat, comme beaucoup d'autres, aujour d'hUi, sous le garrot du négoce. Il faut voir dans le présent recueil ce que, d'un moment de pensée, l'édition peut sous traire à l'étranglement. Et remercier l'éditeur. Que mes amis omis ici me pardonnent pourtant le tort qui leur est fait, et sachent ma gratitude intacte, comme ma dette. Jean-François Lyotard. Jean-Luc Nancy DIES IRAE pour Hélène • Il faut pouvoir faire crédit au tribunal et admettre qu'il donne libre cours à la majesté de la loi, car c'est là son unique mission; or, tout est confondu dans la loi, accusation, défense et verdict; il serait criminel qu'un être humain pût s'y intro duire de son propre chef .• (Kafka) 1 • Ces deux races conservent encore des mots païens. Ils n'ont pas de nom pour Noël, qu'ils appellentju/, ou pour le Jugement dernier, qui se dit Ragnarok. • Uoyce)2 Mais commençons par le commencement. C'est-à-dire par le grec. • Lyotard ., si j'en sépare les deux syllabes (ainsi que Baruchello, du reste, l'a fait sur la couverture de Au juste), et si je le prononce en grec : " lttô tar .. , je lui ferai dire • je juge, sache-le! •, • je délie, je tranche ( luô ), je juge, oui, tu peux m'en croire! • ( tar est une crase pour toi ara, • à toi donc •, q~i peut se rendre par • je te le dis ., • sache-le • ). Lyotard dit lu~-même luô tar dans Au juste, lorsqu'il déclare :j'écris par ra1son politique, parce que ça peut servir, parce que, par exemple, les prescriptions de ce que j'appelle paganisme me semblent devoir être suivies 3• l. Difmsnm in Œtll-rt'J, Pléiade, t. Il, p. 644. 2. Lettre dtée in Œurm, Pléiade, t. 1, p. 1943. 3. P. 34. 9 JEN.;-LUC NANCY Je juge, donc. Lyotard n'a fait en somme, dans ses der~lie~s travaux, que rappeler cette évidence, ou plus exactement 1l n a fait que nous rappeler à cette évidence ( comm~ d'autres rappellent à l'ordre) : je juge, nous jugeons. Nous. Imputons des actions nous attribuons des valeurs, nous ass1gnons des fins. Tout ~n devenir-moderne et post-moderne de la pensée, de l'art ou de la politique comportait comme un de ses traits spécifiques de se présenter lui-même avec l'allure d'un pur • constatif ., sur le mode d'une espèce de nécessité infra hégélienne (se prétendant, bien entendu, anti-hégélienne ). On constatait le destin ou la dérive de l'époque. On décrivait un effondrement, ou une fragmentation, des dispositifs, des branchements, des désirs ou des plaisirs. Lyotard a rappelé que tout cela impliquait jugement - et aux deux sens possibles de l'expression : cela comporte déjà du jugement, et cela exige qu'on juge. Il réveillait ainsi cette raison moderne de son sommeil anti-dogmatique. Elle ne croyait plus juger, elle avait en horreur qu'on prétende faire la loi alors que tout, pensait-elle, était joué ou se jouait de nos sentences. Elle s'était assoupie dans la clôture du jugement hégélien, de ce jugement prononcé à la fois par toutes choses (car • Toutes choses sont un jugement • ) -1 et par le .. tribunal du monde • ~. Mais, de fait, elle juge et elle doit juger, et précisément d'un tout autre jugement que du jugement du tribunal du monde. Lyotard juge que nous jugeons, et que nous devons juger. Je le juge avec lui - et cela signifie plus et autre chose que recor:naître l'importance d'un travail ou que souscrire à certames de ses propositions. Je partage- au sens le plus fort ~u mot - la motion de ce jugement. Et je ne me propose ~en d'~utre aujourd'hui que d'exposer ce partage, c'est-à-dire a la fots une communauté de la motion bien antérieure à toute discussion de thèses et une différe~ce dans la manière d) rép_ondre, une différe~ce qui donne sans doute lieu à dtscusst?n (à cette discussion que Patrice Loraux nous a hier ordonnee avec . ~.ouc~ur ), n:ais qui n'a pas la, nature ~l'un affrontem~nt. S1 J essate de repondre autrement a la questiOn : comment juger?, ce ne sera pas pour confronter à la réponse de Lyotard une réponse antagoniste. Car, nous le savons déjà, 4· EII~J-dopiJit. par. 167. 5. Pbt!o.<ophit' du droit. 10 DIES IRAE cette question met en jeu le jeu même (ou le système) de la réponse. Mais ce ne sera pas non plus pour jouer paisible ment, à côté du jeu de langage lyotardien, un autre jeu de langage. Plus • sérieusement •, si j'ose dire, mais sans le • sérieux • de la • phrase • métaphysique (qui serait cette phrase dont le critère serait toujours-déjà assuré, et le serait par elle-même), j'essaie de me demander : que nous veut la question comment juger? Cet essai ne peut pas et ne veut pas être systématique (mais vous jugerez sans doute qu'il l'est déjà trop ... ). Par principe, par principe d'une absence de principe inscrite au cœur de la question, j'éviterai de tenir un discours tout à fait suivi et unitaire. C'est aussi que je me sens tenu à une certaine pauvreté et de ce fait à un certain piétinement devant la question. Que nous veut-elle, puisqu'elle exclut la réponse, la réponse pleine, directe et véritable (disons, la réponse omo-théo-téléologique)? Et que nous veut-elle pourtant, puisqu'elle se pose, et qu'elle se pose parce que, de fait, nous jugeons? C'est d'abord à l'insistance du fait de la question qu'il importe de répondre, plutôt qu'à la demande ou à l'interro gation comme telles .• Répondre • veut dire alors éprouver et obéir. Il s'agit d'éprouver cette insistance, et de lui obéir, donc de se vouer à la reprendre, à la répéter (ce qui veut dire, en latin, redemander), plusieurs fois, de plusieurs manières. J'essaierai de redire, de réciter la question, le fait et la question du jugement - de laisser peser et insister leurs exigences. Parce que je suis, parce que nous sommes déjà pris dans ces exigences, et déjà jugés par elles. Nous y viendrons tout à l'heure, mais je le pose sans attendre :lorsque je juge, je suis jugé. Je suis à chaque instant mesuré à l'exigence de devoir juger, et mesuré à l'insistance - peut-être démesurée - de la question du jugement. Cet instant où je juge, hier, aujourd'hui ou demain, c'est toujours le jour de mon jugement : dies irae. Pour ces raisons, je parlerai en fragments discontinus (il y en aura sept), qui ne renvoient ici à aucune théorie de la fragmentation, mais qui répondent, simplement, à l'insistance et au dénuement - ou encore à ce qui, de la question, ne cesse de me suspendre la parole, d'interrompre mon discours. Car juger n'est pas discourir; être jugé l'est moins encore. 11 JEA:-.1-LUC :'\ANCY U!\. - Lyotard met en jeu des ressources kantiennes - ou u,ne ressource kantienne fondamentale - pour ré pondre a une question qui n'est pas kantienne. Comment Jllgt'r? ne se ~ose pas pour Kant, chez qui il s'agit bien plutôt d~ r:nettre au J?ur, la sûreté du jugement disposé dans la raison cnt1que et qu1, dune part, la rend apte à se juger elle-même, de l'autre lui présente infailliblement la règle de son devoir. Sitôt posée, la question est résolue -mieux encore: c'est sa position qui est déjà sa résolution. Ainsi que l'énonce l'Intro duction à la • Doctrine transcendantale du jugement •, la logique transcendantale a le privilège de ne pas abandonner le jugement à sa nature de • don particulier qui ne peut pas être appris •, car • outre la règle • elle lui indique • a priori le cas •, et ce cas est celui de la limitation aux conditions de l'expérience sensible. Corrélativement, le jugement qui se trouve par là même exclu de la raison théorique (son lapsus dialectique sur l'inconditionné) se retrouve comme factum pratique de la raison, qui lui enjoint de juger(et d'agir)selon l'inconditionné et l'universel. Puisque cet universel - cette fin dernière - ne saurait se présenter, nous en jugerons analogiquement, ou comme si, par une Idée régulatrice ou par un postulat - qui sera par exemple et plus que par exe~ple un rèKnc des fins en tant que communauté des êtres ratSOO· nables. "tif Il me semble que A 11 juste retient l'essentiel de ce dispos• · Je ne vais pas ici refaire la lecture de ce livre (et, du reste, , ' d' je ne peux pas m'intéresser à présent à toutes _sortes au ~ = propositions ou suggestions dans ce livre, qU1 tr~verse~t ce dispositif sans y être toujours strictement soum~ses; Je ne m'occupe pas non plus des décalages entre Au JUSte ,et des textes ultérieurs de Lyotard : car ils n'affectent P~· a sens, l'essentiel de œ dispositif • régulateur • ). La regle, • 6 Au juste, est bien. l'Idée d'un" tout des êtres raisonnabulle~ (.), cqoumi nmee v ahuotr iqzuoen c( .o..m ) mcoem •m peo sItdu c 1, ae t q(uq 1u· nt· )•a n a'e usc tu q n uee r ep'a ol"s1 tt e, •e. 1 · · ·E· .t' ' 'fi ' h · t du Juge cette règle est fournie par un • usage re ec lssan d bots ment , c'est-à-dire une maximisation des concepts en e 6. (>. l"X. p. 1.34. 7. P. 147.
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