59 ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2012-1 pp. 59-72 Mohammed ADERGHAL1 Faculté des Lettres et Sciences Humaines Université Mohamed V Agdal-Rabat Maroc [email protected] Romain SIMENEL2 Laboratoire Population, environnement et développement UMR 151 IRD Marseille [email protected] La construction de l’autochtonie au Maroc : des tribus indigènes aux paysans amazighs Au Maroc, l'autochtonie est aujourd’hui une À l’heure d’une surenchère de la notion notion utilisée sous des sens variables par d’autochtonie au Maroc, tant de la part des des acteurs différents en des termes identi- organisations militantes amazighes, de l’État taires et d'enracinement territorial. Depuis et des acteurs du développement, la question quelques années, on relève dans des discours se pose de la pertinence historique, géogra- émanant de l'État, de milieux associatifs mi- phique et anthropologique d’une telle valori- litants ou encore des ONG œuvrant dans sation de l’enracinement territorial. les domaines du développement, un regain Une formule de Jacques Berque à propos d’intérêt pour des communautés dont des de l’Atlas marocain selon laquelle « être de éléments les distinguent et les rattachent à quelque part, c'est venir d'ailleurs » (1978, des origines linguistiques ou territoriales p. 481) résume à elle seule le refus des com- spécifiques. C'est le cas des communautés munautés berbères à se référer à l’autochto- rurales berbérophones dans les régions mon- nie pour se prévaloir d'une antécédence dans tagneuses. Cette correspondance entre une l'occupation d'un territoire, et en défendre population porteuse d'une identité culturelle l'accès à d'autres perçues comme ethnique- « séculaire » et des territoires marginaux ment ou culturellement différentes. Dans le « à développer » n'est pas fortuite et découle Maroc pré-colonial, l'identité communau- d'une construction intellectuelle et poli- taire n’était pas fondée sur l’association d’un tique qui demande à être re-contextualisée. groupe ethnique ou linguistique homogène à 1 Professeur de Géographie. 2 Chercheur, ethnologue. 60 un territoire déterminé. La fluctuation des une série d'oppositions ethno-territoriales, localisations des entités tribales, notamment dont la plus emblématique est celle entre nomades, et la relative ouverture des struc- la montagne berbère et la plaine arabe. Des tures lignagères des groupes nomades et catégories qui continuent aujourd’hui en- sédentaires ont toujours participé à rendre core à servir aux militants amazighs comme impossible la corrélation entre une identité aux ONG et même à l'État pour désigner ethnique et un espace précis. Et c'est là une des populations en se référant à une identité constante du peuplement marocain que l’on ethnoculturelle séculaire. D’où vient cet retrouve même chez les communautés pay- engouement soudain pour l’autochtonie ? sannes du Rif et du Haut Atlas de Marrakech La notion d’autochtonie fait-elle sens avec longtemps caractérisées pour leur enraci- les valeurs des sociétés berbérophones ? nement et pour la soi-disant projection de Questionner la construction de l’autochto- leur morphologie sociale dans des organisa- nie, c’est aussi réinterroger sa dimension tions territoriales stables [Montagne, 1934 ; dans le processus historique de formation Berque, 1954 ; Pascon, 1977]. Cette ten- des entités territoriales et leur mise en po- dance à la mobilité au sein des territoires litique. Qu’est-ce que l’argument d’autoch- et des structures lignagères qui caractérise tonie apporte aux dynamiques de négocia- le peuplement des campagnes marocaines tion entre acteurs ? Des tribus indigènes de constitue en fait un facteur d'hétérogénéité l’époque coloniale aux paysans amazighs dans le fondement de l'identité associée à des des nouveaux programmes étatiques de dé- catégories régionales [Rachik, 2006, p. 17]. veloppement des zones rurales, l’autochto- La distinction berbère - arabe pour le Makh- nie au Maroc n’a cessé d’être manipulée et zen3 avait un soubassement idéologique fon- modelée au gré des discours dominants sur dé sur la distance culturelle des populations la société et la nation. Cet article en relate berbères par rapport à l'islam et sa langue, la chronologie à partir d’une bibliographie l’arabe. Une telle distinction sera recyclée conséquente et d’une série de recherches de par la colonisation en l'inscrivant dans des terrain menées par les auteurs sur le Maroc cadres territoriaux figés. Il en est né toute central et méridional. 1. POURQUOI L’AUTOCHTONIE N’EST-ELLE PAS UNE VALEUR DOMINANTE DE LA SOCIÉTÉ BERBÈRE ? Un premier regard global pourrait amener à « pays », la région ou le territoire, et surtout constater que les sociétés rurales marocaines le « chez-soi », devient commune et acces- accordent d’abord à la terre une valeur sible à tous. Ce faisant, la valorisation du sociale et identitaire structurante sans pour rapport à la terre ne s’opère pas sur le temps autant inclure sa valorisation dans des règles long mais répond à des contingences démo- d'appropriation restrictives. Il suffit, pour graphiques et sociopolitiques du moment. s’en convaincre, de voir comment les en- Un tel constat est à mettre en relation avec tités communautaires se sont construites l’histoire religieuse du Maroc. d'agrégats hétérogènes renvoyant à des ori- Le Maroc présente une configuration iden- gines identitaires plurielles et se fondant titaire qui s’inscrit dans le paradigme d’une dans des territoires communs. La référence à rupture patrimoniale dans l’histoire. En vertu tamazirt, terme berbère signifiant à la fois le de la primauté donnée à la religion dans la 3 Makhzen : expression du langage courant et familier au régaliennes marocaines (Justice …). Maroc pour nommer l’État marocain et les institutions 61 manière de se représenter collectivement le de chrétiens, cette fois plus récents [Simenel, cosmos, les symboles pré-islamiques consti- 2010, p. 90 ; Maitrot, 1916, p. 282 ; tuant le patrimoine berbère dénotent une Basset, 1920, p. 253]. En fin de compte, connotation antinomique dont on cherche tout ce qui pourrait témoigner dans le pay- à se délester. De la part des berbères eux- sage d’une certaine autochtonie se trouve mêmes, ce patrimoine est bien souvent tra- relégué au rang de reliques d’un temps chré- vesti en patrimoine chrétien. Les gravures et tien allant des antiques brtgz au Protectorat peintures rupestres, les mégalithes ou autres français ou espagnol. À propos d’un ancien édifices du « paganisme berbère » sont systé- grenier fortifié appelé Agadir-n-taroumit (le matiquement attribués par les communautés grenier des chrétiens) localisé du côté de locales à d’antiques peuplements chrétiens Taghjijt, Robert Montagne écrit qu’« une assimilés aux brtgiz, référence lointaine et légende commune à toutes les régions ber- confuse aux Portugais, considérés comme bères de l’Afrique du Nord veut que ces an- les premiers occupants du territoire. D’après ciennes constructions ainsi que les cavernes Ernest Gellner, « la croyance que les pro- des rochers, aient été celles des chrétiens, ils to-habitants étaient des Portugais (Portkiz, auraient péri exterminés par les musulmans » Portikzi) troglodytes, est répandue […] par- (1930, planche 41). Plus que de tourner le tout dans l’Atlas et dans les autres régions dos à un passé non assumé, eu égard à une berbères du Maroc » (2003, p. 171). L'allu- certaine orthodoxie religieuse, puisque em- sion à ces anciens peuplements se fait sans preint de paganisme, travestir ce qui est précision de repères chronologiques ou eth- ancien en chrétien, de la gravure à la ruine niques et le mythe fait référence à des faits récente, permet de se défausser du poids historiques reconnus mais le plus souvent de l’autochtonie et de valoriser la conquête anachroniques. La désignation brtgz sert musulmane comme modèle d’inscription à nommer d'antiques chrétiens, groupes de dans le sol. Toute cette composition et inter- pécheurs venus de l’Océan à une époque prétation du paysage forment la trame d’un imaginaire où celui-ci mouillait les mon- discours dominant sur l’occupation du sol tagnes de l’Atlas [Simenel, 2010, p. 102], et véhiculé principalement de manière offi- renvoie en même temps à la conquête por- cielle par les officiants religieux (fqih, tlba) tugaise des côtes marocaines entre le 15ème et les hommes de religion (chorfa). La réfé- et le 18ème siècle. D’après de nombreux ré- rence aux chrétiens comme premiers occu- cits mythiques, les tribus berbères ne sont pants, de manière plus ou moins prononcée arrivées à occuper ces territoires qu'à des suivant les régions du Maroc, fait du jihad époques postérieures, guidées pour la plu- mené par les saints musulmans le prin- part par les saints conquérants musulmans cipe légitime d’appropriation territoriale [Simenel, 2010, p. 103]. [Simenel, 2010, p. 104]. La terre devient ainsi Par ailleurs, à l’échelle locale, un peu par- un juste dû au regard des actions héroïques tout dans le monde rural marocain, dans le des conquérants. Cette tendance à évincer Sud agraire (Monde tachelhit : Atlas occi- l’ancienneté de l’occupation du sol au pro- dental, Anti Atlas et Souss), comme dans fit de la valorisation de l’allochtonie dans des régions qualifiées de pastorales (Monde la manière de s’ancrer dans le sol, se re- tamazight du Maroc central), l’Occident ou trouve aussi dans les Aurès où l’on remarque le monde chrétien est fortement représenté « quelque chose du refus ou du malaise dans le paysage. De nombreuses ruines d’ha- des montagnards envers l’autochtonie » bitations ou d’infrastructures agraires en [Colonna, 1987, p. 249]. En Tunisie aussi ruines (greniers, cabanes en pierres sèches, où « les hommes du Jérid refusent d’imaginer fours à chaux, terrasses) de construction qu’ils puissent être les descendants d’autoch- locale et datant d’à peine quelques siècles, tones, ce rejet s’exprime à travers la prégnance sont aussi considérées comme étant l’œuvre du modèle d’une origine “conquérante”, 62 produisant des récits d’une ressemblance voirs surhumains sur la nature [Aderghal, si remarquable qu’on ne saurait douter de 1993, p. 107 ; Simenel, 2010, p. 69]. Dans leur caractère structural » [Dakhlia, 1990, d’autres exemples comme celui des Irguiten p. 102]. Cette conception de la fonda- du Haut Atlas [Mahdi, 2007] ou des issuqin tion basée sur l’allochtonie est propre au du Souss (population noire non descendante Maghreb et diffère de celles que l’on peut d’esclaves), une communauté humaine an- rencontrer dans d’autres aires culturelles ciennement installée peut être affublée d’une « voisines », méditerranéennes ou africaines. origine chrétienne. Bien souvent, ces mêmes Cette absence de référence à l’autochtonie communautés sont réputées pour détenir des transparaît dans de nombreuses recherches pouvoirs particuliers sur l’environnement ou ayant eu pour objet le rapport entre sociétés ru- le corps humain. L’autochtonie est ainsi le rales marocaines et environnement. D’un point plus souvent exprimée en termes de ce qui de vue historique et géographique, le déni de vient d’ailleurs et qui finit par maîtriser la l’autochtonie se comprend aisément par : nature d’ici, c’est-à-dire l’allochtonie. 1) la diversité des origines géographiques Non seulement l’histoire du Maroc est ca- des peuplements et le va-et-vient inces- ractérisée par les incessants mouvements du sant des nomades et semi-nomades Néolithique jusqu’au 19ème siècle de groupes 2) la relative ouverture des structures fami- venus de l’Est et du Sud vers l’Ouest et le liales et tribales à l’étranger. Nord, mais en plus l’organisation sociale et Comme dans nombre de tribus au Maroc, politique des tribus impulse une circulation chez les Zaïan et les Zemmour, confédéra- individuelle, notamment des hommes. La tions occupant un territoire se situant à che- circulation des hommes et la perméabilité val entre le Moyen Atlas de Khénifra et la des groupes au Maroc a toujours été moti- plaine de la Maamora, on a l’impression en vée par la pratique de l’exil. La plupart des abordant l’étude du peuplement dans sa di- territoires des tribus du Maroc servaient de mension historique mais aussi dans le dis- zone d’exil pour les autres dans le cadre cours local, « que les premières populations d’un accord coutumier. C’est le cas des tri- qui l’occupèrent n’ont fait que transiter, sans bus du massif d’Oulmès jusqu’à la fin du y laisser de traces ni sur le sol, ni dans la 19ème siècle [Aderghal, 1993, p. 104] et des composition ethnique des populations ac- tribus Aït Ba’amran de l’arrière-pays de Sidi tuelles » [Aderghal, 1993, p. 103]. L’histoire Ifni jusqu’à aujourd’hui [Simenel, 2010]. du Maroc est faite de mouvements incessants Si l’exil était pratique courante entre tribus, des tribus entre plaines et montagnes, entre l’intégration de bannis (imzouagen) permet- Sud et Nord, si bien que de nombreuses tri- tait la reproduction des groupes dans des bus se sont succédé sur un même territoire. situations démographiques ou de parenté Il est toutefois possible, comme le défendent difficiles à gérer [Simenel, 2010]. Malgré des historiens et géographes, que certaines l’existence de territoires tribaux aux fron- régions du Maroc à l’image des montagnes tières bien limitées et souvent immuables, littorales décrites par Xavier de Planhol caractéristiques du système segmentaire, la aient connu des peuplements autochtones4. composante humaine et démographique des Mais la plupart des localités connues pour tribus, elle, n’a cessé d’évoluer. Les noms être anciennement habitées s’avèrent être des tribus eux-mêmes n’ont pas de consis- des lieux saints formés autour d’un mara- tance en ce qui concerne la continuité d’oc- bout aux origines extérieures et aux pou- cupation du sol par un même peuplement. 4 « D’après X. de Planhol, plusieurs documents attes- engendré de civilisation agraire similaire à celle léguée tent l’existence d’un paléopeuplement forestier dans par les paléomontagnards des montagnes sèches de la les montagnes littorales de l’aire arabo-musulmane frange intérieure » [Aderghal, 1993, p. 105]. du Maghreb à l’Iran, mais ces peuplements n’ont pas 63 Par exemple, les Zemmour et les Zaïan du sa tente un étranger qui prenait en charge temps de Moulay Ismail ne sont pas ceux les travaux agricoles et d’élevage [Aderghal, du 21ème siècle. Les groupes s’enrichissent 1993, p. 123]. Comme on peut le dire pour d’éléments nouveaux et s’appauvrissent les tribus Zemmour et Zaïan, la tribu maro- en perdant leurs familles souches, mais les caine, dans bien des cas, est un simple ré- noms persistent. Les noms des tribus reflè- ceptacle d’éléments humains disparates dont tent une réalité démographique changeante l’origine ne se ramenait pas toujours à un mais aussi une structure sociale élastique ancêtre commun. [Aderghal, 1993, p.121]. Le dénigrement de La référence aux chrétiens et aux saints per- l’autochtonie est ainsi aussi lié à la relative met ainsi de camoufler l’ancienne présence ouverture des structures familiales envers d’autres tribus au sein du territoire. Et le fait l’étranger [Aderghal, 1993, p. 122]. Et cela de geler toute revendication d’autochtonie d’autant plus dans certaines tribus du Moyen en imputant le passé lointain aux chrétiens, Atlas où la coutume donnait droit à la femme permet d’affirmer une certaine ouverture de seule, divorcée ou veuve, d’accueillir sous la société à l’étranger ou au nouveau venu. 2. LES PRÉMICES DE L’AUTOCHTONIE BERBÈRE : L’AMBIVALENCE DE LA POLITIQUE COLONIALE À la mosaïque sociale et culturelle carac- Maroc d’échapper aux clivages ethniques, téristique du Maroc, correspondait jusqu’à notamment entre Berbères et Arabes. Les l’arrivée des Français, une organisation leff, groupes d’alliance inter-confédéra- segmentaire et décentralisée dont le seul tions de l’Anti Atlas et du Haut Atlas5, pivot centralisateur résidait dans la fonc- regroupaient ainsi des tribus d’origine eth- tion symbolique du Sultan [Gellner, 2003 ; niques diverses [Montagne, 1930]. Quant Jamous, 1981]. Depuis toujours fortement au pouvoir symbolique central, vis-à-vis des régionaliste, la société marocaine était Berbères, il s’est toujours inscrit dans un po- structurée en confédérations de tribus dont sitionnement religieux, défendant les valeurs le pouvoir se limitait, le plus souvent, aux de l’islam. La distinction faite par le pou- territoires qu’elles occupaient. Les tribus voir central entre les populations berbères étaient elles-mêmes formées de fractions et les autres composantes de la société ma- constituées de douars habités par des li- rocaine, notamment arabe et urbaine, n’in- gnages différents, chacune des unités gar- tervenait qu’en cas d’opposition et de non dant une certaine indépendance politique à participation de ces populations au système l’égard de celles qui les englobent, un peu politico-religieux incarné par le Makhzen, à la manière de poupées russes qui s’em- et le processus d’exclusion s’appuyait alors boîtent tout en restant autonomes. Chaque sur un dénigrement de leur culture et la niveau de ces espaces gigognes était relié condamnation de leur façon de pratiquer à d’autres espaces plus ou moins lointains, l'islam [Lafuente, 1999, p. 36]. Le critère au gré des alliances et des solidarités écono- ethnique, tout en fondant une certaine ma- miques et politiques. Les grandes alliances nière de gouverner du Makhzen, n’avait pas politiques entre différentes tribus ou frac- la consistance politique qui lui sera donnée tions ont toujours permis dans l’histoire du par le Protectorat. 5 D’après Mohamed ben Lahcen, le phénomène du leff dans les confédérations Zaian et Zaier (1991, p. 87) est moins présent dans le Moyen Atlas, notamment où il n’aurait jamais existé. 64 Jusqu’à l’arrivée du Protectorat, l’autoch- ses débuts furent « la reconnaissance aux tri- tonie n’a jamais été un principe imposé par le bus berbères d'être régies par leurs lois et cou- pouvoir royal aux tribus. Parmi la somme de tumes propres » (dahir du 11 septembre 1914), documents historiques relatant la politique la création des « djemaa judiciaires7 » (dahir des Sultans à l’égard des tribus, on ne trouve de 1915), la mise en place d’assemblées lo- pas de trace de traitement de l’autochtonie cales avec des prérogatives administratives sur la base d’un projet politique de fixa- placées sous l'autorité d'un caïd8 (niveau de tion des identités tribales. Tout au plus les la tribu) ou d'un « cheikh »9 (niveau de la Sultans développaient, dans un vaste jeu fraction) (dahir du 21novembre 1916)10. La d’alliances, une politique du coup par coup nouveauté stratégique de l'arsenal juridique aidant telle ou telle tribu à assurer sa main- mis en place par le Protectorat était de re- mise sur tel territoire aux dépens des autres. connaître des particularités d'ordre ethnique La raison principale en résidait dans l’im- et judiciaire aux populations Berbères tout possibilité d’articuler l’autochtonie sur un en fixant les entités tribales dans des unités même territoire étant donné la grande mo- administratives délimitées. La tribu mise en bilité des tribus précoloniales. Par mobilité, district, et l'ethnie mise en avant dans la re- il faut entendre non seulement les déplace- connaissance de la primauté d'appartenance ments et les nomadisations continues ou sai- territoriale et d'accès à la ressource fut une sonnières d’une partie des tribus marocaines politique généralisée à l'ensemble du Maroc d’un territoire à l’autre, mais aussi la mobili- rural par le Protectorat. Les réactions susci- té au sein des tribus de par l’intégration d’in- tées par le dahir berbère de 1930 sont par- dividus ou de groupes d’étrangers. Un phé- ties des villes en s’appuyant sur des consi- nomène migratoire d’ailleurs revendiqué, dérations religieuses reposant sur le danger voire amplifié, par le discours identitaire gé- de « désislamisation » des Berbères, d’in- néralisé des tribus ou des individus se reven- dépendantisme territorial voire de partage diquant d’ailleurs. Dans ces conditions, il du pays. D'ailleurs, les lieux de cultes, mos- était difficile pour le pouvoir central de s’im- quées et médersas de Fès et de Marrakech, miscer dans les questions identitaires des tri- se sont rapidement imposés comme les bus. Toutefois, un changement apparaît sous principaux foyers d'opposition. Les élites le règne d’Hassan 1er car ce dernier chercha urbaines, sensibilisées par des courants sa- à contrôler les parcours de nomadisation, à lafistes et nationalistes orientaux, plaçaient fixer les identités tribales et à fonctionnariser le problème à l’échelle de la nation arabe les chefs locaux [Bourquia, 1988]. Tout au et de la umma islamique11. Selon le général plus peut-on dire qu’avec l’effort de fixation Catroux, collaborateur de Lyautey, ce dahir des tribus, Hassan 1er a participé à renforcer n'avait fait que mettre le pied à l'étrier au le sentiment d’enracinement à la terre dans nationalisme marocain. Même si le « Dahir l’identité tribale. berbère » n’a jamais pu véritablement être Le « Dahir6 berbère » du 16 mai 1930 est mis en place, nous verrons qu’il a eu une avant tout un outil destiné à faire participer grande influence dans l’émergence des les populations berbérophones au projet co- revendications amazighes. lonial. Il s'inscrit dans la continuité de « la po- Là où le Protectorat eut un impact sur le rap- litique berbère du Protectorat depuis 1912 » port des tribus à la terre, c’est bien et surtout [Lafuente, 1999, p. 141]. Les dispositions par le biais de la politique forestière et celle prises alors même que la pacification était à des terres collectives. De manière générale, 6 Dahir : décret royal. 10 Ces dahirs recevaient une double légitimité, par le 7 Les djemma judiciaires étaient des organes d’arbitrage sceau et la signature du Sultan suivie de celle du Résident traditionnel devenues véritables juridictions en 1915. représentant de la France au Maroc. 8 Chef militaire dans les pays arabes. 11 Communauté des croyants musulmans. 9 Chef de tribu arabe. 65 on constate dans la politique du Protectorat contractée entre une tribu d’accueil et un un mélange de genre entre la notion d’ayant groupe d’étrangers cherchant à bénéficier droit et celle d’autochtone, car pour elle, d’un accès aux pâturages collectifs. L’inté- c’est le degré d’enracinement dans le sol gration au groupe d’accueil était célébrée qui dicte la distribution des droits d’usage par une collactation symbolique scellant dans une ignorance du droit de propriété, une parenté artificielle avec le groupe l’individu n’étant perçu qu’au travers de son étranger [Ben Lahcen, 1991, p. 88]. appartenance à un groupe « ethnique » terri- À rebours de l’ouverture dont font preuve torialisé [Lesne, 1959 ; Lecoz, 1964 ; Tozy les structures territoriales des tribus berbères & Mahdi, 1990]. Le cas le plus significatif et du Maroc, dans le cadre des remembrements dramatique est sans conteste celui des par- de territoire et de distribution des droits cours collectifs. d’accès aux parcours collectifs par les au- Au Maroc, la terre collective était perçue torités coloniales, « c’est la nature de la re- par les tribus comme une réserve foncière lation au groupe ethnique qui détermine les qu'on allotissait en fonction des besoins conditions d’accès au droit d’usage » [Tozy économiques du moment et de la pres- & Mahdi, 1990]. La terre collective est vue sion démographique. Les tribus restaient par le Protectorat comme une chance qui lui ouvertes à l’incorporation de nouveaux permettait de mener une politique foncière à éléments, individus ou groupes, et aucune double objectif : forme d'organisation communautaire de 1) profiter de l'ambiguïté du statut de ces travail n'existait « en dehors de l'applica- terres héritées de la période précoloniale tion de la vaine pâture sur les chaumes, de pour disposer de réserves foncières mo- l'utilisation en commun des parcours asyl- bilisables au profit de la colonisation vatiques et forestiers, ou par occasion de terrienne ; la Touiza12 » [Aderghal, 1993, p. 150]. La 2) pouvoir maintenir la cohésion tribale démarche d’exploitation des terres collec- et préserver les cadres sociaux qui ser- tives était en grande partie individualiste et vaient à l'intégration des individus au le travail sur le lot issu d'un terrain collectif sein de leur communauté, pour empê- revenait à une famille devant disposer d'un cher l'exode massif vers les villes et attelage pour rendre son exploitation effec- contrôler les mobilités pastorales vers le tive. C'est à une autre forme d'organisation territoire de la tribu. à laquelle étaient soumis les parcours sur En identifiant des communautés originelles ces mêmes terres. Les parcours collec- pour les reconnaître comme ayants droit des tifs constituaient un stock de ressources terres collectives, l'administration coloniale pastorales partagées à l'échelle tribale qui mit fin à la pratique d'adoption d'éléments rendait possible les mouvements du se- étrangers et introduisit en même temps une mi-nomadisme et/ou de la transhumance, source de discorde entre groupes ancien- donnant au territoire la signification d'un nement établis et nouveaux arrivants. Des système spatial ouvert sur d'autres groupes, problèmes qui ressurgiront bien longtemps pas forcément de la même appartenance après, et qui auront pour incidence la mise en « ethnique ». L’institution de la tada chez avant par certains du privilège de l'antériorité les pasteurs du Moyen Atlas illustre à elle pour asseoir une primauté sur le territoire seule la dimension intégrative des struc- (assli), donc de l'autochtonie, matérialisé par tures territoriales des tribus marocaines. le statut d'ayant droit sur les terres collectives Dérivé du terme ettedh qui signifie « téter » [Tozy & Mahdi, 1990, p. 224]. C’est la po- en tamazight, la tada signifie l’alliance sition qu’adoptèrent par exemple les ayants 12 La Touiza consiste en des travaux menés de manière prétés comme une corvée lorsqu’ils sont réalisés au collective (labour, moisson, irrigation et autres), inter- profit d'un chef local. 66 droit des Aït Arfa du Guigou faire valoir des dont le territoire est riche en ressources droits aux ressources par l’ancienneté de pro- forestières soumises au parcours et ouvert priété légitimée par l’affiliation parentale, à l’exploitation sylvicole, les tribus subi- face à l’intrusion du droit moderne, et no- rent le rouleau compresseur de l’adminis- tamment de la Constitution et du Code des li- tration coloniale en termes de remembre- bertés publiques auxquels se réfèrent des non ment et de redistribution des terres. Là où ayants droit (et notamment nombre de gros les ressources sont plus rares et non consi- éleveurs) pour faire valoir de leur côté leur dérées comme stratégiques pour l’éco- droit de citoyen à jouir du territoire national nomie coloniale, comme dans le Souss [Tozy & Mahdi, 1990, p. 223]. où le système sylvo-agro-pastoral séden- Au final, des différences sont donc notoires taire correspond mieux à l’idée d’un ter- entre les régions concernant l’impact du ritoire paysan stable chère au Protectorat, Protectorat sur le rapport des tribus maro- le rapport des tribus à la terre et au terri- caines à la terre. Là où les parcours sont les toire fut moins l’objet d’un investissement plus présents, le Moyen Atlas par exemple administratif. 3. LA REPRISE EN MAIN DE L’AUTOCHTONIE PAR LES MILITANTS AMAZIGHS L’autochtonie au Maroc devient une forme D’autant que la mobilité récente liée à de revendication identitaire en rapport avec l'exode rural a permis à des populations l'émergence sur la scène politique des as- issues de régions berbérophones de contri- sociations militantes amazighs [Pouessel, buer à la construction de nouvelles urbanités 2010]. Ces revendications émanent de nou- et de participer au renouveau culturel des veaux réseaux de jeunes militants scolarisés, villes marocaines. Et dans le sens inverse, bien souvent totalement déconnectés des le monde rural s'est ouvert à des flux de milieux ruraux et des valeurs ancrées dans capitaux et de personnes, issus des mondes la culture des sociétés berbérophones. Les urbains sources de nouvelles ruralités. militants ont tendance à appliquer la philo- L'émergence du mouvement amazigh, qui sophie du tout autochtone comme leitmotiv verse dans une revendication des droits des de leurs revendications, non par conviction peuples premiers, ne fait pas véritablement culturelle, mais pour se mettre au diapa- écho aux dynamiques qui sont en train de se son des normes de la lutte pour les droits dérouler dans le monde rural berbérophone. des peuples autochtones dans le monde et Ce monde de montagne est traversé par des devenir, par opportunité, porte-parole de revendications liées à la justice sociale et leur communauté d’origine, une communau- au droit d'accès aux ressources territoriales té non limitée à celle de leur origine et qui ne exprimées par des populations très peu au correspond pas à un territoire matérialisé par fait des principes moraux relatifs à l'autoch- des repères culturels. Le seul critère d’iden- tonie. Les injustices auxquelles les popu- tité invoqué est l'amazighité étendue à l'aire lations de ces régions sont confrontées relè- linguistique entachée de discontinuité dont vent de politiques gouvernementales de mar- le territoire ainsi formé correspondrait au ginalisation menées avec l'appui des élites Tamazgha (ensemble géographique amazigh) locales, régionales et nationales issues de dans sa profondeur historique et… mytho- ces mêmes régions. Les revendications du logique. Or les leçons de l’histoire coloniale monde berbère ne datent pas d'aujourd'hui, nous ont appris à quel point il est hasardeux elles donnèrent lieu dans les années 1960 et au Maroc de faire correspondre une ethnie 1970 à des émeutes rurales dans les régions ou un groupe linguistique à un territoire. montagneuses et furent interprétées comme 67 « une protestation contre les insuffisances jusqu’à cet Ouest du bout du Monde qu’a été de l'allocation gouvernementale de valeur de tous temps et est toujours le Maghreb. Par d'usage (emploi, équipement collectifs) » ailleurs, au Maroc, les Berbères ne consti- [Camau, 1996, p. 88]. Pour Geertz, ces évé- tuent pas une minorité ethnique à propre- nements dénotent que « chez ces populations ment parler. Leur spécificité tient à la langue périphériques, l'hostilité à la culture urbaine parlée par une proportion importante de la et la résistance à une autorité centrale étaient population du Maroc et aux composantes relayées par la crainte de ne se voir octroyer de la culture agraire et institutionnelle qu'on au sein d'un ordre étatique moderne, qu'une retrouve aussi chez des tribus arabophones, citoyenneté de seconde zone » [Camau, op. dont certaines ont perdu l'usage de la langue cit.]. L'émeute rurale des premières décen- berbère. La composante berbère du Maroc nies de l'indépendance n'était pas le fait des a aussi fortement influencé la culture maro- seules régions berbérophones, elle eut lieu caine dans son ensemble, et la langue darija aussi dans les régions arabophones comme comporte nombre d’emprunts aux trois le Rharb dans les années 1970, et dans les variantes (tarifit, tamazight et tachelhit) de villes, comme à Casablanca en 1965. Plus la langue berbère. Quand à la marginalisa- récemment, l'émeute rurale comme soulève- tion, même s’il est certain qu’un manque ment désespéré contre les injustices marque d’affirmation de la forte composante berbère différentes régions du pays et a pour prin- dans l’identité marocaine est prégnant, peut cipal facteur déclencheur les éternels pro- être un peu moins depuis la dernière consti- blèmes d’accès aux ressources en terre, en tution, la situation reste incomparable avec eau, en parcours, en opportunité d'emploi ou celles des peuples premiers, et cela tant du en équipement. point de vue de la discrimination (accès à Au départ, parmi les militants amazighs, l’enseignement, aux services publics, au certains ont repris à leur compte l'idée d'au- pouvoir politique…), que de la reconnais- thenticité du peuple berbère et de son anté- sance (de la langue et de la culture). riorité culturelle et politique, soit une réfé- Néanmoins, certains chercheurs occiden- rence, implicite ou même explicite, au dahir taux ont participé de manière militante à berbère. Le discours sur l'amazighité au gré construire le mythe de l’autochtonie des des conjonctures politiques est aussi parti de Berbères. À partir de données d’anthropo- références et d'emprunts à une littérature sur logie physique et de linguistique, G. Camps l'autochtonie relative aux Indigenous People situe les origines des Berbères chez les Proto- principalement d’Amérique et d’Australie, méditerranéens capsiens dont l'arrivée au qui n'a aucun rapport avec le contexte his- Maghreb a précédé le Néolithique, faisant torique et la réalité sociale changeante du d’eux des « autochtones » [Camps, 1981]. Maroc. Les causes relatives aux Indigenous En mettant l’accent sur l’« extraordinaire » People concernent avant tout des peuples capacité de survivance et de résistance de la qui étaient là avant l’arrivée des Européens culture et de l’identité berbères, G. Camps et qui sont aujourd’hui minoritaires et for- a milité pour une reconnaissance du statut tement marginalisés. Le monde berbère, ou de peuple autochtone des Berbères au sein Tamazgha comme l’appellent les militants du monde méditerranéen, et cela, au risque amazighs, a, de par sa situation géogra- de les essentialiser. Cette revendication fut phique, toujours été soumis à des migrations d’ailleurs reprise de concert par les mouve- et une forte mobilité de population. Même ments associatifs amazighs, dès les années si l’on peut substituer l’arrivée des Euro- 1980, prônant le principe du primat cultu- péens pour les Indiens d’Amérique à celui rel par l’autochtonie. Aujourd’hui, les Ber- des Arabes pour les Berbères, que dire alors bères sont aussi connus sous le chromosome de l’influence des Romains, des Phéniciens, Y E3b2 (m81) en tant qu’entité génétique et de toutes les populations venues de l’Est propre, et l’enjeu n’est plus de savoir d’où 68 ils sont venus mais plutôt jusqu’où ils sont manque d’arguments tangibles fondés sur arrivés à s’implanter, en essayant de retra- une connaissance de la réalité des identités cer les divers déplacements expansifs de ce territoriales marocaines. Du coup, l’autoch- peuple autochtone enclin à l’émigration13. tonie comme valeur politique défendue par Aujourd’hui, les militants et certains au- les revendications militantes, s’oppose tota- teurs qui portent leur parole, ont un regard lement à l’allochtonie, si propre à la manière critique sur la production anthropologique dont les sociétés berbérophones s’inscrivent consacrée aux populations berbères car leur dans le territoire [Gellner, 2003 ; Jamous, autochtonie n’aurait été que trop peu argu- 1981 ; Simenel, 2010]. Faire de l’autochto- mentée. La critique porte souvent sur des nie le dogme de la revendication identitaire motivations politiques qui détermineraient amazighe ? Certains auteurs voient dans les les axes de recherches menées sur les tribus revendications d’autochtonie amazighes, le berbères du Maroc les déviant de la question renouveau de la territorialité des identités de l’autochtonie : reconnaître l’autochtonie ethniques au Maroc. Néanmoins, on voit du peuple amazigh au Maroc encourrait un mal comment la mobilisation de l’autoch- risque fort d’ethnicisme. À l’inverse de ces tonie permettrait la territorialisation des accusations, la raison principale pour la- identités amazighes, si ce n’est par des ca- quelle les chercheurs ne se sont pas intéressé tégories généralisantes imposées par le haut à la question de l’autochtonie réside tout et ayant trait à des modèles de gouvernance simplement dans le fait qu’elle ne fait pas (société civile du cru), de développement sens ethnologiquement parlant, elle ne ren- rural (produits de terroir et patrimoine) voie pas à des principes locaux d’inscription et d'animation des territoires marginaux dans le sol contrairement à d’autres sociétés (moussems14 et festivals). de par le monde. Dans ce carrousel des points de vue sur l’au- Si l’on s’en tient au discours des organisa- tochtonie, un dialogue de sourds s’annonce tions militantes amazighes, ce sont elles qui entre communautés rurales et acteurs du ont inventé le rapport au sol des sociétés développement au niveau des concepts, berbérophones marocaines. Leur discours comme celui de terroir, de langue et d’identité. 4. ET L’ÉTAT MAROCAIN CRÉE SON AUTOCHTONE : LE PAYSAN BERBÈRE MONTAGNARD Lors de la période de modernisation et La région rurale est pourvoyeuse de ressources d’émancipation nationale, l’État marocain pour les plaines et la ville : des soldats pour entama un jeu pervers avec les tribus au- l’armée, des circuits pour le tourisme, tour du principe d’autochtonie. D’un côté, le des fidèles dévoués lors des passages du fellah (paysan) est vu comme un soutien au Sultan. D’un autre côté, malgré leur impor- trône dans le cadre d’une mise en avant des tance, les zones rurales apparentées aux élites rurales par rapport aux mouvances de zones tribales, subissent une politique de gauche et salafistes urbaines [Leveau, 1985]. marginalisation de la part de l’État, tant d’un C’est l’époque de la création du mouvement point de vue économique (absence de pro- populaire qui s’appuie sur une base mili- grammes de développement), que politique tante en majorité paysanne et berbérophone. (destitution des derniers pouvoirs locaux et 13 Lucotte G., Gerard N., Mercier G., 2001, “North 14 Le moussem désigne, au Maghreb (principalement au African genes in Iberia studied by Y-chromosome DNA Maroc et dans l’Ouest algérien), une fête régionale. haplotype 5”, Human Biology n°73, pp.763-769.
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