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La conscience à l’épreuve de l’éveil PDF

431 Pages·2018·22.77 MB·French
by  Lavis
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AAlleexxiiss LLaavviiss LLAA CCOONNSSCCIIEENNCCEE ÀÀ LL’'ÉÉPPRREEUUVVEE DDEE LL’'ÉÉVVEEIILL LLeeccttuurree,, ccoo1mnmmeennttaaiirree eett ttrraadduuccttiioonn dduu BBooddhhiiccaarryyaâvvaattëâirraa ddee SSaânnttiiddeevvaa PPrrééffaaccee ddee MM.. BBIîtTbBoOlL SSaaggeesssseess dd''AAssiiee LLEESS ÉÉDDIITTIIOONNSS ODUU CCEERRFF Table des matières Table des matières................................................................................................333 PRÉFACE....................................................................................................................6 CHAPITRE 1 SÂNTIDEVA ET LE BODHICARYÂVATÂRA ..........................................................18 I - Présentation de l’auteur.........................................................................................19 II - Présentation du Bodhicaryâvatâra........................................................................30 CHAPITRE 2 LE BODHICAR YÂVA TARA COMME TEXTE DU MAHÂYÂNA............................................................................36 I - L’origine du Grand Véhicule et ses originalités......................................................38 Il - Le Mahâyâna comme radicalisation du non-Soi, du non-Ego (anâtman)...............................................................................................43 III - Les Visages du Mahâyâna DANS LE ViMALAKÎRTINIRDESA-SÜTRA...............................................................50 CHAPITRE 3 SÂNTIDEVA, REPRÉSENTANTDE L’ÉCOLE MADHAYMAKA.......97 I - Présentation du Madhyamaka.............................................................................102 II - Ni «ÊTRE», NI «NON-ÊTRE», NI «ÊTRE ET NON-ÊTRE»,NI «NI ÊTRE NI NON-ÊTRE».............................................................................................................108 III - Les deux ordres de la «vérité»...........................................................................129 CHAPITRE 4 LA CONSCIENCE À L’ÉPREUVE DE L’ÉVEIL ....................................................156 IV - LE DÉPLOIEMENT DE BODHICITTA AU SEIN DU MAHÂYÂNA et du Bodhicaryâvatâra............................................................................................207 CHAPITRE 4 LA CONSCIENCE À L’ÉPREUVE DE L’ÉVEIL...............................157 I - Le Bodhicaryâvatâra entendu comme Bodhi (citta)CARYÂVATÂRA...........157 Il - Que signifie citta dans l’expression bodhicitta?Comment la traduire?......162 III - Le paradoxe de l’expression bodhi-citta......................................................191 IV - LE DÉPLOIEMENT DE BODHICITTA AU SEIN DU MAHÂYÂNA et du Bodhicaryâvatâra.........................................................................................207 CHAPITRE 5 LA PRATIQUE DES PÂRAMITÂ......................................................228 1 - Signification et portée du terme pâramitâ...........................................................228 II - Dâna-pâramità; le gué du don.............................................................................241 III - SîLA-PÂRAMITÂ: LE GUÉ DE LA DISCIPLINE................................................246 IV - KSÂNTI-PÀRAMITÂ: LE GUÉ DE LA TOLÉRANCE.........................................255 V - VÏRYA-PÂRAM1TÂ\ LE GUÉ DE LA VAILLANCE.............................................261 VI - Dhyâna-pâramitâ: le gué de la veillance............................................................274 VII - Prajnâ-pâramitâ LE GUÉ DU DISCERNEMENT OU DE LA LUCIDITÉ.............................................280 CONCLUSION.........................................................................................................288 Bibliographie..........................................................................................................294 Table des matières................................................................................................333 Avertissement.............................................................................................................2 Je viens de lire la traduction allemande de la majeure partie des Écrits Sacrés du Bouddhisme réalisée par Karl Eugen Neumann. Une fois commencée cette lecture, et malgré des tâches urgentes, je n 'ai plus pu m 'en détacher. Quel merveilleux trésor, en effet, se voit ajouté à la littérature allemande traduite. L'Editeur vient de rendre un service exceptionnel en entreprenant cette réédition en tout point parfaite et réalisé avec grand soin de l’oeuvre immortel de K.E. Neumann à laquelle il a consacré sa vie. Œuvre qui est probablement la plus haute fleur de la religion indienne ; une religion qui semble intérieure tant dans sa vision que sa pratique - laquelle, je dirais, n 'est pas « transcendante » mais « transcendantale » -, et qui entre désormais dans l'ho­ rizon de notre conscience religieuse et éthique et pour tout dire philosophique de telle sorte qu 'elle est sans aucun doute destinée à influer effectivement sur les contours d'une telle cons­ cience. La perfection linguistique de cette re-création des écrits canoniques du bouddhisme offre la chance parfaite d'expéri­ menter à neuf et avec une véritable entente, une manière de voir le monde qui est à l'extrême opposé de la nôtre, de nous la donner à connaître, de prendre véritablement position par rapport à elle, dépasser sa forme éthico-religieuse en vue de l’expérience et ainsi la comprendre, elle et son efficience toute vivante. Pour nous et pour tous ceux qui, dans cette période d’effondrement de notre culture - culture devenue superficielle et décadente - regardent avidement autour d'eux où trouver une forme de pureté spirituelle et d’intégrité, ce paisible dépasse­ ment du mondain est une grande expérience. Car, pour tout lecteur bienveillant, il doit devenir bientôt clair que le boud­ dhisme, en tant qu 'il nous parle à travers ses sources originales et pures, a à voir avec une méthode éthico-religieuse de la plus haute dignité pour la purification spirituelle et la pacification ; une méthode portée et traversée par une consistance interne, une énergie et une noblesse d’esprit presqu 'incomparables. Le bouddhisme ne peut être mis en parallèle qu 'avec les plus hautes formations de l’esprit philosophique et religieux de notre culture européenne. A partir de maintenant, notre destin sera de mêler la voie de la pensée indienne, laquelle est encore toute neuve pour nous, avec celle qui nous est ancienne mais qui, par cette confrontation reprendra vie et s'en trouvera renforcée. Grâce à la richesse de cette tradition confirmée, le Bouddha lui-même et ses disciples les plus éminents deviennent concrets dans les présents écrits d'une façon des plus palpables, comme représen­ tants d'un nouveau type de «sainteté » humaine. [...] Ces magnifiques reproductions Neumaniennes sont à coup sûr ines­ timables à quiconque participe au renouveau éthique et philo­ sophique de notre culture... Edmund Husserl, « Sur les traductions de Karl Neumann du Suttapitaka », 1925. Prenons l’exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigée) en fonction de la forme de l'entaille laissée dans le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux- cerveau-muscle-cognée-coup-arbre : et c 'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l’esprit immanent. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conver­ sions de différences ; et une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d’information. Mais ce n 'est pas ainsi qu 'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l’abattage de l’arbre. Il dira plutôt : «J’abats !'arbre » et il ira même jusqu ’à penser qu 'il y a un agent déter­ miné, le «soi», qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé. Le parlé courant exprime l'esprit à l'aide du pronom personnel, ce qui aboutit à un mélange de mentalisme et de physicalisme qui renferme l'esprit dans un sujet et réifie l’arbre en un objet. Finalement, l'esprit se trouve réifié lui-même car, étant donné que le « soi » agit sur la hache qui agit sur l'arbre, le « soi » lui-même doit être une « chose ». Mais si on interroge alors qui que ce soit sur la localisation et les limites du «soi », les confusions font tout de suite tache d'huile. L 'homme se trouve pris dans un réseau de prémisses épistémo­ logiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité et à une fausseté ultime, se présentent à ses yeux (du moins en partie) comme se validant elles-mêmes, qui règle son rapport à lui- même et à son environnement et à partir desquelles il « inter­ prète » son expérience. Or parmi ces prémisses en existe un groupe qui sous-tendent le concept occidental du «soi» et qui sont susceptibles d'être corrigées afin d’éviter à l'avenir les importantes erreurs qui se rattachent à ce concept ; car au fond l’épistémologie de la «maîtrise de soi» est en elle-même monstrueuse. Si nous continuons à opérer selon ce dualisme sujet contre objet, esprit contre matière, immanence contre transcendance... Nous continuerons à percevoir le monde sous la forme d autres dua­ lismes encore: Dieu contre homme, élite contre peuple, race supérieure contre les autres, nation contre nation et pour finir, homme contre environnement. 1l est douteux qu’une espèce puisse survivre, qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde. Gregory Bateson, A Step to an Ecology of Mind (1-5) PRÉFACE Le livre d’Alexis Lavis est précieux, et il arrive à point nommé. Il entreprend, à partir d’une traduction et d’un commentaire, la profonde reconfiguration de notre civilisation par son tout autre. À l’heure qu’il est, nous avons derrière nous un siècle et demi de réception intellec­ tuelle du bouddhisme1. Et nous avons tenté depuis une cinquantaine d’années d’inscrire dans nos vies certaines de ses pratiques centrales, comme la méditation. Pourtant, en lisant ce livre, on s’aperçoit que nous n’avons encore presque rien compris à cette «spiritualité» venue d’ail­ leurs. Nous nous sommes contentés d’imiter certaines de ses formes, de les acclimater à notre ethos religieux et philosophique, sans vraiment nous ouvrir à sa logique interne et encore moins à son être-au-monde associé. Nous avons été victimes de malentendus engendrés par de fausses résonances culturelles qui nous ont amenés à faire du boud­ dhisme une sorte de christianisme sans Dieu. Or, comme le montre Alexis Lavis avec une acuité sans équivalent, les deux univers culturels, les deux voies religieuses, et les deux fonds philosophiques sont profondément différents, si l’on excepte certains fruits de leur inclination éthique. Chaque fois qu’il analyse un mot du sanskrit bouddhique et qu’il en déploie ses étymologies, avec un souffle qui évoque Heidegger corrigé d’un surcroît de rigueur, il produit un effet de sens qui fait trembler nos préjugés sur leurs bases. Il nous ouvre ainsi à une pensée à laquelle nous croyions avoir accès, mais qui nous restait en fait inaccessible, masquée par les connotations communes des termes que nous utilisions faute de mieux pour traduire sa langue. Une chose laisse transparaître cette longue incompréhension anté­ rieure; une chose relevant des postures plutôt que de l’intelligence. En assistant aux exposés de quelques enseignants occidentaux du boud­ dhisme, j’ai été frappé par des manières d’être et de se mouvoir qui s’accordaient mal avec le message qu’ils prétendaient transmettre. Leur 1. R.-P. Droit, Le culte du néant, Seuil, 2004. 14 LA CONSCIENCE À L’ÉPREUVE DE L’ÉVEIL attitude était souvent grave, compassée, raidie, restreinte, moralisatrice. Cela contrastait complètement avec les attitudes qu’on observe chez bon nombre d’enseignants issus d’une tradition asiatique plus ancienne. Chez ces derniers, l’être-au-mondc est aux antipodes de la componction cléricale ; à la gravité se substitue le rire ou le demi-sourire, à la raideur la légèreté, à la restriction l’aisance du mouvement (reflet de la grande «liberté naturelle» dont parle le maître tibétain Longchenpa’), au ton moralisateur une évidence incarnée de l’éthique. Avant même la parole, c’est la gestuelle, c’est le style d’inscription dans l’espace, qui témoigne d’une compréhension ou d’une incompréhension du sens du « Bouddha- dharma ». Or, à travers la remontée aux origines du vocabulaire du «dharma», Alexis Lavis rend raison des étranges maladresses posturales que je viens d’évoquer, et il nous fait mesurer la distance qu’il faut parcourir en nous-mêmes pour nous mettre en mesure de percevoir une concep­ tion aussi «étrangère» que celle-ci. Il nous ouvre pleinement à l’au­ thentique altérité du Bouddha-dharma ; non pas une altérité re-fabriquee à partir de notre corpus de présupposés, mais une altérité vraie capable de secouer nos pesanteurs culturelles, une altérité si profonde qu’elle nous rend «vacants» (au sens de la sünyatâ bouddhiste), stupéfaits, interdits, et prêts à renaître sous des formes inanticipées. Ainsi, Alexis Lavis nous rend-il possible le grand mouvement historique que Fran­ cisco Varela appelait de ses vœux, un mouvement qu’il appelait notre «seconde renaissance1 2». La renaissance, c’est une époque où des cadres civilisationnels trop étroits craquent de toutes parts sous la pres­ sion d’un influx de textes et de pensées venant d’un autre temps ou d’un autre lieu, avec le pouvoir de les corroder de l’intérieur et de déboucher sur l’inouï. Alexis Lavis réussit en somme, pour la pensée indo-bouddhique, une opération semblable à celle qu’a illustrée l’œuvre de François Jullien dans le domaine de la pensée chinoise. Comme François Jullien, avec une élégance, une puissance visionnaire, et une étendue intellectuelle comparable à la sienne, Alexis Lavis nous donne accès à un ailleurs de notre propre façon d’être et de voir, sans perdre pour autant la leçon de notre ici culturel. En nous transportant subtilement dans un point de vue étranger au nôtre, il nous fait comprendre par contraste ce qu’ont de biaisé nos présupposés les plus partagés, ce que comportent de contin­ gent celles des certitudes indiscutées qui sous-tendent nos philosophies 1. Longchenpa, La liberté naturelle de l esprit, Éditions du Seuil, 1994. 2. F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, L'inscription corporelle de l’esprit, Seuil, 1993, p. 51. PRÉFACE 15 ayant accompagné l’âge de la science. Mais, d’autre part, sa démarche est suffisamment ancrée dans nos philosophies de référence pour nous signifier l’altérité bouddhique en des termes que nous pouvons saisir. Le problème, comme l’a remarqué François Jullien, est que «dé­ ranger la philosophie» par la confrontation à son autre, ou par la recherche dans la philosophie des ressources marginalisées qui sont susceptibles de donner accès à cet autre, s’avère une entreprise risquée. Les auditoires occidentaux doutent de l’extériorité radicale de la pensée présentée, et les traducteurs occidentaux naviguent entre deux écueils tout aussi dommageables l’un que l’autre pour la compréhen­ sion. Le premier écueil consiste à ne pas traduire, à laisser les termes de l’autre langue (ici, le sanskrit) en l’état, admettant implicitement par là que ces termes recouvrent une conceptualité incommensurable à la nôtre; une conceptualité étrangère que nous devrions simplement adopter sans réflexion à la manière d’une greffe hétérogène. Le deuxième écueil consiste à rechercher systématiquement l’effet de fami­ liarité ou de complicité, à espérer une compréhension immédiate et facile par le choix d’une terminologie relevant de la vie courante ou des idées reçues de notre civilisation ; tout cela en se prévalant d’une expertise philologique qui demeure elle-même (sans qu’elle puisse le reconnaître) tributaire de ces idées reçues. La première option nous laisse désemparés, et la deuxième option nous égare dans une fausse connivence. Alexis Lavis a fait pour sa part un choix infiniment plus audacieux, plus prometteur, et plus fécond. Celui d’une traduction de part en part philosophique, après avoir recherché parmi nos philoso­ phies celle qui a ouvert l’horizon le plus homogène à celui des arts contemplatifs de l’Inde. Il en résulte des éclairages d’une valeur excep­ tionnelle, dont je choisis un petit nombre d’exemples. Considérons d’abord le célèbre terme tathatâ. De quoi s’agit-il? Peut-on se contenter de le conserver tel quel, en admettant qu’il exprime un aboutissement contemplatif ineffable? Ou doit-on le tra­ duire terme-à-terme comme «ainsi-té», en laissant le lecteur français devant une énigme verbale dont il risque de ne pas savoir quoi faire? Alexis Lavis opte pour «il y a», avec pour justification lexicale la communauté de fonction démonstrative de « ainsi » et de « y », mais surtout avec pour motif intellectuel de donner au terme tathatâ une caisse de résonance philosophique dans certains passages de l’œuvre d’Emmanuel Levinas. Par ce choix, nous brisons la vitre terminolo­ gique. Nous accédons à un univers de pensée et d’expérience assez proche de nous pour que nous puissions y accéder, mais assez élaboré pour nous interdire toute facilité analogique et toute juxtaposition culturelle. 16 LA CONSCIENCE À L’ÉPREUVE DE L’ÉVEIL Qu’en est-il par ailleurs du ternie tathâgata, qui désigne le Bouddha d’une manière descriptive de son état plutôt que de son identité? La traduction la plus immédiate, parce qu'apparemment mot-à-mot, est «ainsi-ailé». Mais ne s’agit-il pas d’une solution trop facile combinant, une fois de plus, la fausse familiarité et l’opacité? Alexis Lavis montre (et j’ai moi-même commencé à le faire) que d’autres options sont possibles, et plus convaincantes. Il propose «celui qui est allé vers (ou qui vient de) l’il y a ». Pour ma part, j’avais suggéré «celui qui sc tient dans “c’est ainsi”1 ». Ces traductions alternatives ont l’avantage de nous faire accéder au sens existentiel de la condition d’éveillé (de Bouddha) : savoir reconnaître l’expérience anté-prédicative et anté-subs- tantivante de Γ/7y a, ou du c’est ainsi, ininterprété. Quant au long développement d’Alexis Lavis sur le mot Karuna, qu’on traduit habituellement par «compassion», il est l’un des plus éclairants que j’aie lu sur ce sujet. C’est seulement par sa mise en résonance avec son partenaire sünyatâ2 que ce terme prend tout son sens. L’affection généralisée n’est pas celle de quelqu’un pour quel­ qu’un d’autre, mais elle suppose le déroutement de la construction égotique, et finalement la «vacance» prête à recevoir la plénitude des autres comme celle du monde. Et il y a encore tant d’aperçus fulgurants. Comme sur les Klesa qui ne sont pas des « perturbations », mais des « entraves », des « carcans » ; ou bien encore sur Duhkha, traduit par «més-existence», «més-ouver- ture», plutôt que par l’habituel «souffrance». Par ces traductions-interprétations-conceptualisations Alexis Lavis induit un effet bienvenu qui est à la fois clarifiant et libérateur; clarifiant de l’autre culture, et libérateur de nos propres virtualités philosophiques jusque-là confinées dans un «carcan» inaperçu. J’ai dit plus haut qu’Alexis Lavis a choisi comme principal point d’ancrage de son œuvre de passeur celle de nos philosophies qui a le plus d’affinités avec les disciplines contemplatives de l’Inde. C’est avec la phénoménologie qu’il a systématiquement mis le bouddhisme en parallèle. Tout invite à rapprocher ces deux disciplines, malgré leur différence d’orientation qu’Alexis Lavis signale à juste titre lorsqu’il qualifie le bouddhisme de «phénoménologie prescriptive », par contraste avec la phénoménologie husserlienne et post-husserlienne qui est avant tout une «phénoménologie descriptive». Ce qui les rap­ proche avant tout c’est Vépochè, partielle et progressive dans la phéno­ 1. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine?, Flammarion, 2014, p. 197. 2. Ce terme sanskrit habituellement traduit par « vacuité », avec de fausses connotations de vide ou de néant, est traduit «ouverture» ou «vacance» par Alexis Lavis. PRÉFACE 17 ménologie, radicale et parfois subite dans le bouddhisme. Entre répoc/zè que Husserl emprunte au scepticisme pyrrhonien, et la nirodha bouddhique à laquelle Pyrrhon a peut-être été initié lors de son voyage en Inde, il y a la signification commune d’une «cessation», d’une « suspension ». Une cessation qui est d’abord celle des jugements, puis des pulsions intentionnelles et des pré-formations perceptives. Remarquer et développer cette convergence avec la phénoménologie sera, dans un futur proche, un facteur décisif dans la réception occiden­ tale du bouddhisme, et l’occasion d’un profond renouveau philoso­ phique. Des pistes en vue de ce rapprochement sont déjà tracées dans la philosophie japonaise de l’école de Kyoto \ et elles ont commencé à être suivies en Europe1 2. Pourtant, jusque-là, la métabolisation culturelle du bouddhisme s’est opérée sur d’autres plans que la phénoménologie. Dans le domaine philosophique, on a surtout esquissé des comparaisons entre le boud­ dhisme et le stoïcisme ou le scepticisme. Dans le domaine pratique, la comparaison s’est effectuée sous l’égide du présupposé naturaliste qui a envahi notre pensée contemporaine. On a concentré l’attention sur les corrélats neurobiologiques des pratiques méditatives, en laissant com­ plètement de côté la suspension du jugement que supposent ces prati­ ques, la pensée déconstructrice et anti-métaphysique qui les gouverne, ainsi que la perspective dite «sotériologique» qui ouvre leur horizon. On a évité de parler de l’écart abyssal qui subsiste entre la pensée à la fois intentionnelle et discriminatrice d’une science comme la neurobio­ logie, et la quête bouddhique pré-intentionnelle et non-discriminantc de la «tathatâ» (c’est-à-dire de l’« il y a3»). On a également signalé des analogies entre le bouddhisme et la physique contemporaine, en les basant sur un double malentendu : à propos du statut des théories issues des révolutions scientifiques du vingtième siècle, et à propos de certains concepts bouddhiques comme celui de pratîtyasamutpâda (co-production en dépendance4). Les deux, bouddhisme et physique quantique, sont déclarés être des voies complémentaires d’approche «de la réalité», sans tenir compte de leurs acceptions antinomiques du terme «réalité5»; les deux se voient attribuer des «visions du 1. K. Nishitani, Qu'est-ce que la religion ?, Cerf, 2017. 2. F. Midal, Conférences de Tokyo, Cerf, 2012. 3. H. Clerc, Les choses comme elles sont, Gallimard, 2011. 4. M. Bitbol, De l'intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Flammarion, 2010. 5. Dans l’ambiance parménidicnne et platonicienne de la science occidentale, la «réalité» est dcscriptible par une forme (mathématique) aussi universelle que possible. Selon les pensées les plus avancées du bouddhisme, en revanche, la «réalité» s’atteint 18 LA CONSCIENCE À L’ÉPREUVE DE L’ÉVEIL monde» soi-disant convergentes, alors que l'aboutissement mâdhya- mika du bouddhisme consiste en une critique généralisée des «visions du monde», et que l’on continue à chercher (sans succès) une interpré­ tation ontologique consensuelle de la physique quantique. Il est étonnant qu’on se satisfasse de ces similitudes superficielles et de ces télescopages intellectuels, alors que la phénoménologie est mani­ festement le lieu le plus adéquat de la rencontre entre nous et le boud­ dhisme. La phénoménologie n’est-elle pas l’héritière lointaine d’un certain néo-platonisme, lui-même partiellement forgé par un contact culturel avec l’Inde upanishadique? Qu’il s’agisse bien là du lieu adéquat de la rencontre est d’ailleurs rendu plus que plausible par un sens de la reconnaissance mutuelle entre phénoménologie et boud­ dhisme. Du côté de la phénoménologie, Alexis Lavis cite en exergue de son livre une préface que Husserl a écrite pour une traduction alle­ mande des Sutta-pitaka bouddhiques. Dans sa préface, Husserl exprime son admiration pour cette «plus haute fleur de la religiosité indienne», qui, à l’instar de la phénoménologie, n’est pas «transcendante, mais transcendantale». Réciproquement, du côté du bouddhisme, j’ai eu l’occasion d’introduire brièvement le Dalaï-Lama à la phénoménologie, lors d’une conférence à l’université de Strasbourg en septembre 2016. Sa réaction a été frappante. Il a remarqué immédiatement, avec le joyeux enthousiasme qu’on lui connaît, une convergence de méthodes, d’orientation réflexive, et de critique de la métaphysique, entre le boud­ dhisme et la phénoménologie. De cette immense mobilisation des ressources de deux cultures résulte une enquête passionnante, à la fois érudite et vibrante, qui ne m’a pas laissé en repos, me forçant à lire chaque phrase de ce livre avec toute l’attention dont je suis capable. Et à en ressortir incroyablement enrichi. Je souhaite la même expérience de renouveau à tous ses lec­ teurs. Michel Bitbol, 31 janvier 2018 en adhérant à l’absolue singularité d’un moment d’expérience. Ces deux définitions de la «réalité» manifestent l’écart entre le général et le particulier, entre un réalisme des universaux et un nominalisme extrême, entre une abstraction et une adhésion.

Description:
Le Bodhicaryavatara de Santideva ou, selon sa version française, L'Exposition des pratiques d'Eveil, est sans doute l'un des plus beaux fleurons de ce qu'on appelle le Bouddhisme du Grand Véhicule. Mais de quoi l'Eveil est-il exactement le nom ? C'est ce qu'essaie de dévoiler Alexis Lavis dans ce
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