Josiane Boulad-Ayoub L’ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE L’abbé Grégoire Médaillon en bronze de David d’Angers, Paris, Musée Carnavalet Le pasteur Oberlin, qui a rencontré Grégoire alors âgé de trente- cinq ans, pendant un voyage en Suisse, fait de lui ce portrait, à la Lavater : «Voici donc ce que je crois entrevoir dans votre silhouette : le front, le nez : très heureux, très productifs, ingénieux ; le front : haut et renversé avec le petit enfoncement : un jugement mâle, beaucoup d’esprit, point ou guère d’entêtement, prêt à écouter son adversaire; idées claires et désir d’en avoir de tout. Le nez : witzig... spirituel, mais bien impérieux. L’acquisition de la profonde et cordiale humilité évangélique vous fera un peu de peine ; elle sera en vous vertu acquise etc. ; le tout : un homme peu tranquille qui, par son activité et capacité, peut faire beaucoup de bien à la société» (R. Peter, « Le pasteur Oberlin et l’abbé Grégoire» dans Bull. Soc. Hist. du Protestantisme français, CXXVI, 1980, 297-325). L’ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE © Josiane Boulad-Ayoub Josiane Boulad-Ayoub L’ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE À ma fille, Christine PREMIÈRE PARTIE L’AMI DE L’HUMANITÉ Grégoire vu par Raffet Gravure d’Hopwood (Paris, Musée Carnavalet) Si l’on persécutait une secte quelconque, à l’instant, et par principe de conscience, je reprendrais la plume pour plaider ses droits ; il m’est doux de pouvoir invoquer ma conduite passée pour garantir cette assertion. (Grégoire) INTRODUCTION Grégoire s’était fait deux divinités : le Christ et la démocratie, qui, dans son esprit, se confondaient en une seule, puisqu’elles étaient censées incarner, à ses yeux, l’une et l’autre le même idéal d’égalité et de fraternité. (Michelet, Histoire de la Révolution) Il est difficile de ne pas être soi-même à son tour apologète de l’abbé Grégoire, dès qu’on commence à le rencontrer. C’est que cette figure admirable sous tant d’aspects joue un peu comme la conscience morale et politique de la Révolution. On n’a qu’à brandir son inlassable défense des droits des minorités ou encore à faire état de son action au sein du Comité d’Instruction publique, quelques-uns parmi ses nombreux combats, pour faire reculer les détracteurs des révolutionnaires, ou plus précisément des prétendues — parfois réelles — exactions de ces derniers. Et pourtant l’abbé Grégoire n’est pas le miroir inversé de Robespierre. Les deux hommes ont beau avoir été des adversaires, après avoir été néanmoins ensemble aux Jacobins, on pourrait presque dire, du point de vue de Sirius, que le prêtre laïc et le prêtre assermenté sont inséparables. Leurs positions sont proches sur plusieurs plans : la souveraineté du peuple, la mission universelle de la République, l’amour du bien public, la moralité comme essence du patriotisme, l’établissement des institutions culturelles révolutionnaires, et, au premier chef, l’instruction publique, comme instruments de gouvernement ; surtout l’idée que pour tous deux, idée rendue effective par chacun à sa manière, bien sûr, la politique devient pour la première fois indissociable de la morale, et va le rester pendant tout le XIXe siècle, sans compter ses insidieuses résurgences actuellement. C’est aussi ce que nous devons aux amis de Grégoire, les Idéologues, héritiers en cela non pas tellement des Lumières que de l’esprit de la Révolution et facteurs pratiques de son évolution. Je voudrais dans ce petit livre suivre un fil argumentatif peut-être insolite mais que je crois assez heuristique pour relire à nouveaux frais l’immense travail de cet homme, prêtre, patriote, député, sénateur, et en dégager les enjeux politiques et polémiques. En même temps chrétien sincère et républicain convaincu, Michelet, le premier, l’a bien souligné, on ne s’est toutefois pas encore demandé, du point de vue de l’analyse idéologique et philosophique des représentations, du moins à ma connaissance1, pourquoi l’abbé Grégoire n’a jamais vécu ni pensé ce mixte comme incompatible, bien au contraire. 1 Les travaux remarquables de Bernard Plongeron et de Rita Hermont-Belot, ainsi que de Dale Van Kley dans le monde anglo- saxon, examinent les relations plus larges entre politique et religion à l’époque des prêtres patriotes et chez Grégoire lui-même ainsi que les influences du jansénisme sur le projet de la « chrétienté républicaine ». Régis Bertrand, dans le tout récent collectif
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