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Contact : [email protected] LIENS Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 122. 4 Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 335.2- L 335.10 http://www.cfcopies.com/V2/leg/leg_droi.php http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm Université de Nancy 2 Faculté des Lettres et des Sciences humaines Département des Lettres modernes Giovanni BERJOLA « Je saisis la plume » Isidore Ducasse et l’acte créateur VOLUME I Thèse de doctorat présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en Lettres modernes Sous la direction du professeur Christian CHELEBOURG Nancy 2013 1 Mes remerciements vont tout naturellement à M. Christian Chelebourg, mon directeur de recherche, ainsi qu’à mes maîtres, M. Serge Meitinger, Mme Françoise Sylvos, M. Jean-Michel Racault, M. Patrice Uhl, Mme Myriam Kissel et Mme Chantale Meure. Je remercie également l’Université de la Réunion pour m’avoir formé et l’Université de Nancy pour m’avoir accueilli en cours de route. Mes remerciements vont également au personnel de la Bibliothèque Universitaire de l’Université de la Réunion, et plus particulièrement à son précieux PEB. Je dédie ce modeste travail à mes parents, à ma fratrie, à mes amis des quatre coins du monde et du net, et surtout à mon impeccable lectrice, mon indéfectible Baronne, qui se reconnaîtra. 2 3 Introduction générale E lle ne fait pas partie des chefs-d’œuvre, ni des classiques. Et pourtant, l’œuvre d’Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, demeure, aujourd’hui encore, l’une des plus déroutantes, des plus discutées et des plus mystérieuses de la littérature française. La vie de leur auteur, surtout, est l’image de ce mystère : raconter l’histoire d’Isidore Ducasse, c’est peu ou prou retracer le singulier destin d’une œuvre tout aussi singulière. L’homme et l’œuvre Dans un ouvrage simplement intitulé Lautréamont (1966), Philippe Soupault écrit : « Lautréamont ne sera jamais un personnage historique. Il est en dehors de l’histoire littéraire et de l’histoire des mœurs. »1. Cette idée n’a plus lieu d’être aujourd’hui, et malgré les lacunes de sa biographie, l’auteur fantomatique des Chants de Maldoror a peu à peu pris forme humaine.2 Isidore Ducasse (1846-1870) Isidore-Lucien Ducasse naît le 4 avril 1846 à Montevideo, capitale d’un Uruguay alors en pleine guerre civile. Son père, François Ducasse, émigré depuis 1839, est chancelier du consulat. Sa mère, Jacquette Céleste Davezac, a rejoint son futur mari en 1842 : le mariage aura lieu le 21 1 Philippe SOUPAULT, Lautréamont, Paris, Seghers, « Poètes d’Aujourd’hui », 1966, p. 9. 2 Les biographies d’Isidore Ducasse sont nombreuses et de qualités inégales. On peut néanmoins citer François Caradec, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Paris, NRF/Gallimard, « Idées », 1975, Jean-Jacques LEFRÈRE, Le Visage de Lautréamont : Isidore Ducasse à Tarbes et à Pau, Paris, Pierre Horay Éditeur, 1977 et J.-J. LEFRÈRE, Isidore Ducasse, Paris, Fayard, 1998. Ce dernier ouvrage, sans doute le plus abouti à ce jour, sera la principale référence de cette thèse en termes d’informations biographiques. 4 février 1846, soit deux mois avant la naissance de leur fils. La mère d’Isidore meurt en 1847, trois semaines après le baptême. La cause de sa mort reste une énigme, mais la thèse du suicide a souvent été évoquée. Jacquette Ducasse ne figure nulle part dans les registres de décès de Montevideo et sa tombe demeure introuvable. Ces circonstances pour le moins troublantes n’ont pas manqué d’alimenter la légende ducassienne et d’influencer par la suite un certain nombre de lectures critiques, notamment les interprétations d’inspiration psychologiste et psychanalytique. En 1859, le futur Comte de Lautréamont a treize ans lorsque son père l’envoie en France. Il entre en sixième comme interne au lycée impérial de Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées, région d’origine de ses parents. Le jeune garçon progresse assez vite : il a deux ans de plus que ses camarades. Élève d’abord moyen, il devient par la suite très bon. En 1862, alors en quatrième, il obtient le premier accessit d’excellence. C’est durant ces quelques années qu’Isidore Ducasse fait la connaissance d’Henri Mue, l’un des dédicataires des Poésies, et du fils de son correspondant à Tarbes, Georges Dazet, qui deviendra par la suite un avocat de renom mais aussi l’un des théoriciens du Parti socialiste de Jules Guesde. Georges Dazet apparaît dans l’édition de 1868 du chant I des Chants de Maldoror, mais il est réduit à son seul patronyme. En 1870, son nom et son prénom figureront en tête de la dédicace de Poésies. On ne sait rien des activités de Ducasse durant l’année 1863. On suppose qu’il suit des cours privés afin de rattraper ses deux ans de retard scolaire. Il réapparaît en 1864 comme interne au lycée impérial de Pau, où il fait sa rhétorique. En 1865, c’est la classe de philosophie. Ses résultats sont moyens. On ignore s’il a obtenu son baccalauréat, ni même s’il s’est présenté à l’examen. Le jeune homme disparaît une nouvelle fois d’août 1865 à mai 1867. Le 25 mai 1867, il s’embarque à Bordeaux sur le Harrick, un voilier qui le mènera à Montevideo. Il revient en France à la fin de 1’année 1867 et s’installe à Paris, dans un hôtel, au 23, rue Notre-Dame-des-Victoires. Le banquier Darasse sert d’intermédiaire financier entre Ducasse et son père, qui verse à son fils une pension mensuelle et lui accorde des fonds selon toute vraisemblance destinés à financer la publication de ses œuvres. En 1868, Ducasse entre en relation avec Alfred Sircos et Frédéric Damé, directeurs de petits journaux du Quartier Latin. En août, le chant Ier est publié chez Balitout, Questroy et Cie. Le texte a pour titre : Les Chants de Maldoror, Chant premier, par ***. Cette première publication passe à peu près inaperçue. Le 5 septembre, un compte-rendu critique paraît dans le numéro 5 de La Jeunesse, bimensuel dirigé par Alfred Sircos. L’article est signé « Épistémon », sans doute le pseudonyme de Sircos lui-même. En novembre, Ducasse envoie des exemplaires de sa brochure 5 à une vingtaine de critiques, en vain. Comme tout jeune homme de lettres de son époque, il ne manque pas d’écrire à Victor Hugo1. En 1869, une nouvelle version du Chant premier paraît dans une anthologie poétique intitulée Parfums de l’âme, publiée à Bordeaux par un homme de lettres touche-à-tout, Évariste Carrance. Le texte est toujours signé par ***, mais plusieurs modifications y ont été apportées, dont la plus connue et la plus commentée est la réécriture de « Dazet » en « D*** ». L’éditeur de Victor Hugo, Albert Lacroix, accepte d’imprimer Les Chants de Maldoror à compte d’auteur. Le numéro de janvier de la Revue populaire de Paris annonce « Les Chants de Maldoror, Chant premier, par *** ». Durant l’été, Les Chants de Maldoror sont imprimés chez Lacroix et Verbœckhoven à Bruxelles. Le 25 octobre, le Bulletin trimestriel des publications interdites en France imprimées à l’étranger annonce l’ouvrage, mais on apprend en fin de numéro que l’imprimeur s’est résolu à n’en pas livrer les exemplaires. En janvier 1870, Les Chants de Maldoror, par le comte de Latréaumont (sic) sont annoncés au dos du recueil poétique Fleurs et Fruits, publié par Évariste Carrance. Le prix ainsi que le nom de l’éditeur de l’ouvrage ne sont pas indiqués. En mars, Ducasse déménage au 15, rue Vivienne. À la mi-avril, une brochure intitulée Poésies I et signée Isidore Ducasse est déposée au ministère de l’Intérieur. Le texte est imprimé par Balitout et porte la mention « Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25 » : c’est aussi l’adresse de L’Union des Jeunes de Sircos. En juin, le fascicule de Poésies II est déposé au ministère de l’Intérieur. Le « gérant » est « I.D. rue du Faubourg-Montmartre, 7. » Les initiales font songer à Isidore Ducasse : on peut donc supposer qu’il a déménagé depuis la rue Vivienne à cette nouvelle adresse. En juillet, la Revue populaire de Paris annonce Poésies II et révèle que Ducasse est « l’auteur de Maldoror ». L’adresse de l’auteur est identique à celle qui est mentionnée en tête du premier fascicule. Le prix proposé est « ad libitum ». La guerre franco-prussienne éclate le 19 juillet. Le 2 septembre, Napoléon III signe sa reddition à Sedan. Gambetta et Trochu créent un gouvernement de Défense nationale, mais Paris est assiégé le 19 septembre. Le référendum du 3 novembre plébiscite le gouvernement de Défense nationale. Le 12 novembre, les célibataires et les veufs sans enfant âgés de vingt-cinq à trente-cinq ans sont envoyés au front : Ducasse, qui n’a que vingt-quatre ans, échappe à la mobilisation. Mais le 24 novembre, on constate son décès à huit heures du matin, à son domicile du Faubourg-Montmartre. Les causes de sa mort demeurent inconnues. Il est inhumé le 25 novembre au cimetière du Nord, dans une concession temporaire. Au mois de janvier 1871, dans 1 Cette lettre, retrouvée en 1980 dans la maison de Victor Hugo à Guernesey, a été publiée pour la première fois en 1983 dans le Bulletin du Bibliophile (cf. Jacqueline LAFARGUE, François CHAPON, « Une Lettre de Lautréamont à Victor Hugo », pp. 13-22, dans Bulletin du Bibliophile, n°1, 1983). 6 le numéro annuel du recueil Littérature contemporaine, Évariste Carrance annonce « Poésies, par Isidore Ducasse. Prix : 1 F». Le 20 janvier, le corps de Ducasse gagne une autre concession du cimetière, désaffectée celle-là, et qui sera reprise par la municipalité en 1880. Les restes de cette concession sont transférés à l’ossuaire de Pantin. Comme par un fait exprès, le nom d’Isidore Ducasse est absent du registre de l’ossuaire. Les Chants de Maldoror et Poésies Après sa mort, l’œuvre de Ducasse semble à jamais perdue. Mais c’est sans compter avec le libraire-éditeur Rozez, originaire de Tarbes et fixé à Bruxelles, qui rachète en 1874 l’édition de 1869 des Chants de Maldoror parmi le fonds de Lacroix et qui la broche sous une nouvelle couverture. Rozez fait don d’un exemplaire à Max Waler, chef de file d’un groupe de jeunes écrivains belges, la Jeune Belgique. Séduites, ces jeunes plumes adressent le livre à quelques écrivains français de leur connaissance, dont Huysmans, Péladan et Léon Bloy. Ce dernier cite Les Chants de Maldoror dans un roman de 1887, Le Désespéré, puis publie dans La Plume du 1er septembre 1890 un article intitulé « Le Cabanon de Prométhée ». C’est par le biais de cet article que les symbolistes découvrent Isidore Ducasse. Cette même année 1890, un éditeur belge établi à Paris, Léon Genonceaux, publie une nouvelle édition des Chants de Maldoror, agrémentée cette fois d’une préface, de deux lettres de Ducasse et de quelques menus renseignements. La communauté littéraire commence alors à s’intéresser à cet obscur écrivain. Rémy de Gourmont met au jour les deux premières versions du Chant premier, l’acte de décès de son auteur et découvre en 1891 l’unique exemplaire connu des Poésies. De Gourmont fréquente Alfred Jarry, qui adopte naturellement Ducasse. Par son entremise, Léon-Paul Fargue puis Valéry Larbaud le découvrent à leur tour. La fin de la Première Guerre mondiale marque la véritable naissance littéraire de l’œuvre ducassienne. Les surréalistes lui vouent un culte qui confine au fanatisme religieux : Les Chants de Maldoror sont un texte sacré, et Ducasse un ancêtre idéal, le prophète annonciateur de la révolution surréaliste. André Breton copie les Poésies à la Bibliothèque Nationale et les deux fascicules sont publiés dans la revue Littérature en avril et mai 1919. En 1920, les Poésies sortent en volume au Sans Pareil, tandis que Les Chants de Maldoror sont réédités aux éditions La Sirène. Lentement, mais non pas sûrement, l’œuvre ducassienne accède à la reconnaissance. Les Chants de Maldoror sont toutefois plus fameux que les Poésies. Longtemps, les préjugés de la critique traditionnelle, pour ne pas dire bien-pensante, ont rangé Isidore Ducasse parmi les plumitifs dégénérés, au même titre qu’Arthur Rimbaud. Des décennies durant, les manuels scolaires ont 7 parlé des Chants de Maldoror comme d’une diabolique épopée inachevée, maladroitement écrite par un jeune homme de génie drogué au café, qui se prenait pour un comte et qui est mort fou, dans un cabanon, à l’âge de vingt-quatre ans. Peu à peu, cependant, Ducasse-Lautréamont a conquis le public, ou plutôt son public. La critique ducassienne On peut distinguer deux grandes périodes dans l’histoire de la critique ducassienne : la première, qui débute avec l’article de Léon Bloy et se prolonge jusqu’aux années 1970 avec l’apparition de la Nouvelle Critique, est dominée par la critique essayiste ; la seconde, qui va des années 80 jusqu’à nos jours, où la critique universitaire s’impose peu à peu. La critique essayiste et la Nouvelle Critique Dans sa thèse intitulée La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre (1994), Martha Mohamed souligne l’importance fondatrice des écrivains, des philosophes et des intellectuels pour la connaissance de l’œuvre ducassienne. Ainsi, avec « Le Cabanon de Prométhée » (1890), Léon Bloy inaugure la légende d’un Ducasse fou et détraqué, en marge de toute société. Cette image sert de palimpseste à la plupart des lectures du siècle suivant : « La consécration de ces résultats a été assurée […] par un certain nombre d’intervenants notoires. Ils se nomment Breton, Aragon, Éluard, Soupault, Blanchot, Bachelard, Camus, Artaud, Gide, Ponge. Bref, tous ceux que nous avons qualifiés de “hauts lecteurs”. »1. Par la suite, les surréalistes, avec à leur tête Breton, ont contribué au succès de Ducasse en faisant de son œuvre l’emblème de leur idéologique, de leur esthétique et de leur poétique. Et paradoxalement, cette fétichisation aura pour conséquence de stimuler l’intérêt pour cette œuvre : « Breton fait acte d’une réception particulière […] parce qu’en même temps qu’il interdisait à Lautréamont d’entrer dans l’histoire, […] il lui ouvrait les voies de la lecture et de la critique. »2. Du reste, P. Soupault amorce la diffusion publique des écrits de Ducasse avec la publication de ses premières Œuvres complètes en 1927, ce qui lui vaut les récriminations de Aragon, Breton et Éluard, qui lui répondent la même année avec Lautréamont, envers et contre tout. En 1929, Léon-Pierre Quint publie Le Comte de Lautréamont et Dieu, le premier ouvrage consacré à la place du créateur dans l’œuvre de Ducasse. 1 Martah MOHAMED, La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre, thèse de doctorat, sous la direction de Nicole Celeyrette-Pietri, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 1994, p. 276. 2 M. MOHAMED, La Réception critique de Lautréamont et de son œuvre, op. cit., p. 277. 8
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