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Isabel et les eaux du diable PDF

152 Pages·1980·0.56 MB·French
by  Eliade
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Mircea Eliade Isabel et les eaux du diable roman Traduit du roumain par Alain Paruit Titre original : Isabel si apele diavolului A Mihail, un frère, et à l’aveugle Lalu, mendiante dans Babu Street, je dédie ce livre. Avril-août 1929, au Bengale. I Jeunesse sans vieillesse… Je ne connais pas mon âge. Je ne me souviens pas de mon enfance. J’ai oublié la langue de mon peuple. Je suis né dans un pays du Nord. Il y avait une ville, je le sais encore, où certains passants s'approchaient de moi pour me parler. Une jeune fille au nom étranger, je le sais aussi, mais ce nom, je l’ai oublié. J’ai tout oublié. La ville ne me plaît pas. Elle est trop silencieuse pour ma jeunesse. On n’y entend que les voix des hommes au travail, or les voix m’attristent. Le labeur est dur, il est rude. Pourquoi devoir rester dans une chambre anonyme et pauvre, dans un hôtel désert? Six heures encore, rien que six heures. J’ai vu le bateau sur le canal. Il est grand, il est noir. Il est beau - puisque mon cœur a battu plus fort à sa vue. Hôtel de la Poste… Quel nom stupide! Je vais et je viens dans la chambre. Que faire d’autre? Le couvre-lit insinue une nuance nuptiale. La jeune fille de mon pays aura trouvé un mari… Je m’ennuie. Écrire ne m’amuse plus. Pourquoi écrire? Port-Saïd est une ville inutile. * Moi, je suis « docteur » - elle, elle est « Fraulein Roth ». Moi, je suis « docteur » - elle, elle est « Fraulein Roth ». Le même itinéraire? Nous avons de la chance, intellectuels et jeunes. L’Inde? L’Inde? Pourquoi A-t-elle tant ri? Elle me dit ne la connaître, hélas! que trop. Pendant huit ans professeur d’histoire de l’art à l’université de Calcutta. La nouvelle qu’elle m’apprend ne me démoralise pas. Le bateau a une demi-journée de retard, le canal n’étant pas libre. Il n’y a malheureusement rien à voir ici, à Port-Saïd. Elle connaît la ville : la plage est étriquée, les rues sont sales sans être pittoresques, les gens pauvres et ignares, le souk et le quartier chaud médiocres. Qui a lu Roland Dorgelès ne doit plus jamais s'arrêter à Port-Saïd. - Oui, mais moi je ne l’ai pas lu, Fraulein Roth, moi je n’ai rien lu. et Port-Saïd me plaît. Ça sent le bois pourri, le charbon mouillé et l’huile rance, la seule odeur que j’aime depuis que j’ai quitté Le Pirée. La plage n’est pas propre, parce que nous ne sommes pas au Danemark, mais avouez que ce tonneau crevé est le plus beau tonneau que vous ayez jamais vu. Les Arabes ne sont pas comme ceux du désert, et pourtant je les préfère, parce que les autres ont tous été filmés. Quant aux prostituées, permettez-moi, Fraulein Roth, de vous dire qu’elles sont superbes. -Docteur! - Oh! Fraulein Roth, je vais vous faire le plus humiliant des aveux : je suis jeune, jeune, tandis que vous, excusez-moi, Fraulein… Quel âge avez-vous? Un âge avancé, très avancé. Comment pouvez-vous encore vivre? Moi, je n’ai que vingt-cinq ans. Je voyage dans le monde pour la première fois et c’est maintenant que je perds ma vraie virginité. - Oh! Docteur! - N’ayez pas peur. Je parle lentement et beaucoup. Mais je suis inoffensif… - Pourtant, ce que vous m’avez dit… - Pourquoi avez-vous lu Roland Dorgelès? Voulez-vous revoir Port-Saïd avec moi ? - Ce serait une fatigue inutile… - Pourquoi ne connaissez-vous pas le roumain? Je vous aurais raconté un très beau conte : Tinerete fàrà bàtrînete… [Jeunesse sans vieillesse. jeunesse sans vieillesse et vie sans mort est le titre d'un conte du folklore roumain (N.d.T.)]. C’est tout. Je ne vous le traduis pas, ce titre. Permettez-moi d’écrire dans votre carnet - quel beau carnet!… - juste ces trois mots. Vous pourrez les chercher dans un dictionnaire. Mais é tout ez comme Ils sont parlants : Ti-ne-re-te… -Ti-neu-rè-dzé… Docteur, Mais é tout ez comme Ils sont parlants : Ti-ne-re-te… -Ti-neu-rè-dzé… Docteur, vous êtes un sentimental. * Nous nous sommes promenés ensemble. Je lui ai avoué que j’étais ressuscité des morts, que mon démon m’avait gouverné pendant des années, puissant et cruel. - Ce démon était la femme? - Non, Fraùlein Roth, non. Le diable, une créature ayant des ailes et des pieds fourchus, et un esprit dont j’ai senti le souffle. Et moi je me battais, Fraulein, je me battais : je me tourmentais, je me bridais, je me consumais. - Vous l’avez vaincu? - Non. Je me suis réveillé, c’est tout, je me suis réveillé. Un homme de bien m’a aspergé d’eau vive de la vie. Le démon est parti, il s'est envolé. Quand je me suis réveillé, j’ai su qu’il n’existait pas, que c’était une chimère ou un concept. - Et maintenant ? - Maintenant je suis jeune, je suis vivant, je suis moi, Fraulein. Laissez-moi vous dire que je suis jeune. Fatigant, n’est-ce pas? Mais la joie est si grande pour moi… Je ne sais comment vous dire… Imaginez que vous naîtriez en ce moment avec votre âme et votre intelligence actuelles. Qu’éprouveriez-vous en sentant et comprenant que vous naissez ? Non, non, ma comparaison est stupide. - En avez-vous d’autres ? Quelle question idiote… * Qui suis-je ? Pourquoi ai-je commencé un nouveau cahier avant d’avoir fini les autres? Pourquoi ai-je abandonné les pensées grâce auxquelles j’étais moi-même jusqu’ici? Sensation neuve et heureuse du changement de nom : je suis devenu docteur, je suis docteur, je ne suis plus moi, qui avais un nom et un prénom, je suis docteur. Le reste se perd. Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique. Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique. Dans les bras du mot nouveau, croît un être nouveau. * Fraulein Roth n’est pas belle. Je crois qu’elle a les yeux noirs, bien qu’elle soit viennoise. Elle rit beaucoup, elle connaît beaucoup de choses, mais elle évite de se confier. Sans elle, j’aurais trouvé insupportable le dîner dans la salle à manger de l’hôtel désert. Je me suis pourtant fâché. Pourquoi n’existerais-je qu’à travers les livres que j’ai lus? - Mon Dieu! vous ne me comprenez pas, docteur… Pour une femme, tous les hommes ont leur personnalité. Mais Ils ne savent pas tous manger des écrevisses ou des œufs mollets, ils ne savent pas tous s'habiller en évitant la mode et le grotesque, ils ne savent pas tous lire et ils n’ont pas tous le courage de mener une idée jusqu’au bouc. - Voyons! Fraulein, vous vous trompez complètement… Alors, je serais différent d’un matelot seulement parce que je ne vous brise pas les membres, ou d’un snob parce que je collectionne les estampes et que je lis des livres au lieu de gaspiller ma vie au lit et dans les bars ? - Non, non. Vous êtes différent du matelot parce que vous avez perdu un instinct primaire; et du snob parce que vous en avez acquis un autre, inutile pour l’existence et par conséquent parfait. L’intéressant, ce sont les instincts, non les formes de vie empruntées. Vous passeriez votre vie parmi les matelots, que vous n’auriez jamais l’audace de violenter une inconnue ni la cruauté de la frapper. - Oh! Fraulein Roth… Elle a repris, mi-souriante, mi-rêveuse : - D’ailleurs, pour un certain génie féminin, la cruauté savoureuse est un aliment indispensable. - Glissons, Fraulein, autrement nous aurions trop à dire sur certaines femmes, sur les péchés de tels génies… Elle a souri. Comme la nuit tombait, le port devenait beau. Nous attendions l’un et l’autre l’heure du départ. Lequel me paraissait pareil à une secousse prométhéenne. Elle, elle se contentait de sourire, heureuse à l’idée de retrouver sa villa, sa bibliothèque, deux amis, peut-être beaucoup d’amis. * Nous prenons le même canot, nous montons ensemble la passerelle étroite suspendue à des filins. L’officier de bord examine nos passeports et nos billets. Fraulein Roth voir les miens, stupéfaite. Elle me rend la main avec précipitation, sans doute gênée qu’on voie son geste. Elle s'en va à gauche, par une coursive aux grandes lampes blanches. Derrière elle, des porteurs chargés de lourdes malles. Moi, je vais à droite, suivi d’un seul porteur. Je descends quelques marches et je rejoins mes compagnons de troisième classe… Fraulein Roth a réservé une cabine de première. * Passent les jours, passent les nuits. Je suis toujours aussi gai, aussi jeune. Le soleil me hâle sur le pont. Fraulein Roth ne quitte pas les premières. Elle ne veut pas se souvenir de moi. Elle ne s'amuse certainement pas, avec tous ces jeunes gens qui fument des cigarettes chères et cherchent à la radio des informations sportives. Mais le chemin jusqu’à moi est si périlleux… Non, les pensées et les sensations que je ramène du pont n’ont pas leur place dans ce cahier. Je l’ai commencé comme le cahier d’une vie libre. Je ne puis y consigner des notes issues de mon âme passée ou liées à elle. De nouveau je m’angoisse, de nouveau je me demande si j’ai ou non une âme et de nouveau ses limites m’effrayent. Je suis libre, voilà qui me suffit. Victorieux, parce que j’ignore et méprise les anciens moules qui emprisonnaient ma vie, ma pensée, tout, tout. Je devrais répondre à cette question : suis-je nouveau, suis-je un autre? Suis-je véritablement libéré du diable et de l’Inquisition ? Mais, si je répondais, je me contredirais. Ma vie si brève, je l’ai dissipée jusqu’ici en tentant d’élucider des questions intimes. intimes. Je n’ai rien élucidé du tout. Je me bornais à me forger une armure et - parce qu’elle blessait mon corps, le faisait saigner - je la croyais née de mon sang, de ma poitrine. Je ne me plains pas, je ne regrette rien. Je ne me maudis pas. Je n’étais pas aveugle - j’étais envoûté. Je rêvais. Mais aujourd’hui je me réjouis. Au commencement, une joie stridente, sauvage, insensée. Je m’étais intoxiqué en avalant le nœud de bois enduit de goudron, mais cela attestait ma liberté. Au commencement, je m’épanchais, je hurlais. Aujourd’hui, ma joie est calme. Je tâche de la stimuler, mais en la dissociant des instincts. Une liberté authentique, pas une liberté engendrée par les vapeurs du sang. Je répéterais mes insupportables analyses et discussions casuistiques si je prolongeais l’examen de la question. Je suis un peu masochiste : je traîne mes chaînes avec moi. Une icône, quelques photos, un vieux journal inquisitorial. Je souffrais à chaque page que j’écrivais. Pourquoi le faisais-je? Pour me prouver que la folie et le rêve étaient préférables à la santé. Non : qu’elles étaient plus belles. Mais la beauté me desséchait l’âme. J’en étais stérile et transparent. Je serais inconsolable si j’apprenais que ma liberté est une conséquence du travail et des grincements de dents dus à ce cruel registre inquisitorial. Je ne le vexe pas - je ne le déchire pas. Il voyage avec un nouveau maître. Telle est la seule vengeance digne du sang perdu. * Me pencher sur cette femme avec amour ou avec haine, ce serait trop peu et ce serait ennuyeux. Depuis quelques jours, je suis une autre voie, j’obéis à un instinct aveugle et doux. La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur, La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur, indifférent au fruit. Mon chemin a croisé celui de la vaniteuse Viennoise. Je suis libre de l’oublier - ou de m’en approcher à nouveau. Nous nous reverrons : nous habiterons la même ville. Étrange, une cérébrale qui garde des préjugés idiots… Je dois avouer que cette histoire m’obsède encore. Elle concerne d’ailleurs ce que j’aime pardessus tout : ma liberté. J’ai agi librement, spontanément, sincèrement. Je lui ai confié des secrets, sans réticence, parce que je le voulais. Mais je me suis attaché à elle, je me suis attaché, or elle m’ignore. Je n’ai pas de chagrin, c’est vrai, mais la situation doit changer. Je le veux. Ce refrain m’obsédait autrefois. Bon ou mauvais, il a porté ses fruits, beaucoup de fruits. La volonté demeure, instrument sûr et froid. Autrement orientée, elle viserait d’autres buts. Mais je veux quoi ? Pourquoi ne pas avouer que je veux me venger? Bêtement, parce qu’au fond je n’y tiens pas. Je suis indifférent, comme je l’ai toujours été. Je retourne à mes lectures indochinoises. J’ai annoté, sur le pont, une étude ennuyeuse sur les temples de Bangkok. Mais, par ailleurs, j’ai découvert dans la joaillerie javanaise un charme nouveau. Que de travail, que de choses à voir! Je le répète, je le répète : c’est parce que je le veux. * Aujourd’hui, nous nous sommes revus. Elle est beaucoup plus belle en maillot de bain. Elle fumait, en lisant un roman acheté à Port-Saïd. La piscine était pleine de Hollandaises. J’ai dénudé mon corps. Pourquoi l’ignorais-je jusqu’ici? Il est grand, les os larges, la chair ferme. Les regards de mademoiselle le professeur d’histoire de l’art ne m’ont pas vaincu, n’ont pas fait monter le rouge à mon front. Fraulein Roth, Miss Roth, combien de fois ne vous ai-je pas étranglée à cette heure-là! Elle était seule, je me suis approché. heure-là! Elle était seule, je me suis approché. Elle m’a serré la main d’un air gêné, et elle s'est sauvée. Les autres passagers ont savouré la scène. Pendant quelques instants, la tête m’a tourné. Mais j’ai remarqué que le jeune homme au sourire le plus ironique avait les genoux difformes. Les autres, qui les épaules étroites, qui la poitrine creuse ou le ventre rond. J’ai plongé. Je nageais avec une souplesse, une cadence étonnantes, la nuque tendue, à peine hors de l’eau. Je suis remonté devant le groupe des jeunes gens. Je les ai arrosés en m’ébrouant et, loin de m’excuser, je me suis esclaffé. Une nouvelle volupté : humilier, être mufle. À cette minute-là, je ressemblais aux adolescents du port. Je plongeais, je crachais, je ressortais devant les jeunes gens, je les arrosais comme par mégarde. Ils faisaient mine d’en rire, d’un air de surprise méprisante. Alors j’ai exécuté divers mouvements de gymnastique, des exercices qui ont figé les rires sur leurs lèvres. J’y prenais un malin plaisir. Je crois que l’un d’eux s'est plaint au steward. Moi, j’ai tranquillement continué ma baignade. Par la suite, je n’y suis pas retourné. Fraulein Roth lisait sur le pont. * Le vent, l’horizon. Je n’ai pas regardé l’île aux rivages de craie et de basalte, car un évadé ne regarde pas les îles. Recueillement avec ma grammaire annamite. J’ai décidé d'apprendre l’annamite, précisément parce que le connaître ne me servira pas à grand-chose. Je prends des notes dans Sonia Karpèles, une étude faible qui donne des traductions de trois versions bouddhiques : en sanskrit, en pali et en tibétain. Mais, malgré mes efforts, je ne réussis plus à m’appliquer. Le rivage approche. Je navigue depuis combien de temps?

Description:
Mircea Eliade avait tout juste vingt-deux ans quand il se lança. dans l'écriture de ce roman. Elle témoigne donc logiquement des tâtonnements métaphysiques et existentiels du jeune homme - « Si je comprenais tout ce que j'écris, pourquoi écrirais-je ? » - mais aussi, déjà, de certains des
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