ebook img

INFO-ABM PDF

20 Pages·2012·1.47 MB·French
by  
Save to my drive
Quick download
Download
Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.

Preview INFO-ABM

INFO-ABM Vol 19 No 1 • JUIN 2012 La lecture à voix haute Sylvie Payette Lire à voix haute nous ramène à l’histoire de la lecture car si on lit souvent in silencio, on lit aussi pour entendre les mots, ne serait-ce parfois que pour soi-même. À ce sujet, Laurent Jenny écrit : « Sans doute dans l’Antiquité la lecture silencieuse n’est-elle pas tout à fait igno- rée, mais c’était un phénomène marginal. La lecture silencieuse est peut-être pratiquée dans l’étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement. Mais les écrits (scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformant en mots (verba). L’écriture littéraire –au sens vaste du terme, qui comprend aussi bien poésie, philosophie, historiographie, traités philosophiques et scientifiques– est composée en fonction de son oralisation. Elle est destinée à une lecture expressive «modulée par des changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style» (Cavallo et Chartier, 1997). » Laurent Jenny ajoute : « La période La lecture à haute voix fut et demeure du haut Moyen Âge en Europe sera une manière de partager plaisir, con- marquée pour sa part par le passage de naissances, informations. » 1 la lecture à voix haute à la lecture mur- Il ajoute : « Un historique de la lecture murée ou silencieuse. […] La vie com- à haute voix a contribué dans nos aires munautaire des institutions religieuses, culturelles à réduire sinon l’analpha- où la lecture se pratique le plus souvent, bétisme, du moins l’appréhension que oblige à parler à voix basse, murmurée, la majorité des gens manifestaient de- comme un bourdonnement d’abeilles. vant l’écrit. Ce qui est et constitue le […] Mais de même que le monde anti- début d’un lent et continu mouvement que a connu çà et là la lecture silencieu- siècles ; lecture collective, disputatio, d’apprentissages sommaires puis peu se, le monde médiéval n’ignore pas non lectures publiques littéraires ou philo- à peu plus complets des actes de lectu- plus la lecture à voix haute : on la prati- sophiques, etc. Son influence aura été re, dans les villes mais également on le que pour les textes liturgiques ou d’édi- déterminante sur l’histoire de la lec- sait dans les campagnes où la rudesse fication, à l’église, dans les réfectoires ture et le cours de l’Histoire. de la vie quotidienne rendait désira- des communautés, ou encore comme Jean mentionne aussi comment tous, bles les veillées conviviales de contes, exercice scolaire, et peut-être même à enfants, adolescents et adultes peu- et parfois de lecture à haute voix. […] titre individuel comme exercice monas- vent en tirer profit. Il écrit : « La lecture L’histoire des pratiques culturelles et tique. La lecture publique à voix haute à haute voix, et c’est là tout son intérêt, de la lecture en particulier aide à pren- semble enfin avoir été pratiquée dans peut prendre une multitude de formes dre conscience de la complexité que le cas des narrations historiques. » et se module en fonction de différen- présentent les actes de lecture. C’est tes situations : lecture d’enfants entre en parlant du rôle de la lecture à voix Longtemps la norme eux, du maître ou du professeur à ses haute chez les Grecs puis chez les Ro- Dans l’essai La lecture à haute voix, pu- élèves, lecture de la mère ou du père mains et de ses aspects, que nous pour- blié par le poète et linguiste Georges de famille à un enfant, le soir, lectures rons tracer l’évolution en même temps Jean, l’auteur analyse la manière dont conjugales, lecture de son propre tex- que la permanence d’un mode de lec- ce type de lecture a historiquement te par un auteur, lectures conviviales, ture qui, tout en cédant peu à peu à la dominé pendant longtemps. En fait, dans un salon, ou aujourd’hui au cours lecture silencieuse et individuelle n’en bien que non-exclusive, la lecture à d’un atelier d’écriture, club de lecture, voix haute a été la norme pendant des lecture pour les non-voyants, etc. […] SUITE EN PAGE 2 Info-ABM • Juin 2012 demeure pas moins jusqu’au 19e siècle mots ont besoin de vie ! […] L’homme ne n’avait exécuté une manière de lire d’apprendre à lire ». qui lit de vive voix s’expose absolu- pour moi ce tour de Jean précise : « La lecture à haute voix ment. S’il ne sait pas ce qu’il lit, il est magie. […] Puisque dans les sociétés grecque et latine lé- ignorant dans ses mots, c’est une misè- je pouvais transfor- gitime l’écrit, et la lecture silencieuse re, et cela s’entend. S’il refuse d’habiter mer des traits nus “pour tous”, telle que nous la souhai- sa lecture, les mots restent lettres mor- en réalité vivante, tons aujourd’hui, doit beaucoup à ces tes, et cela se sent. S’il gorge le texte de j’étais tout-puissant. pratiques anciennes. » sa présence, l’auteur se rétracte, c’est Je savais lire. » un numéro de cirque, et cela se voit. Puis il nous fait Un droit selon Pennac S’il lit vraiment, s’il y met son savoir part du plaisir qu’il Daniel Pennac, dans son ouvrage Com- en maîtrisant son plaisir, si sa lecture éprouvait enfant lorsque sa gouvernan- me un roman, présente les dix droits est acte de sympathie pour l’auditoire te lui faisait la lecture. « Je m’installais imprescriptibles du lecteur. Parmi comme pour le texte et son auteur, s’il […] bien calé contre une pile d’oreillers ceux-ci : le droit de lire à haute voix. Il parvient à faire entendre la nécessité pour écouter ma nurse me lire les terri- présente le témoignage d’une femme d’écrire en réveillant nos plus obscurs fiants contes de fées de Grimm. Parfois, qui lui explique qu’elle aime bien lire à besoins de comprendre, alors les livres sa voix m’endormait : parfois, au con- voix haute à cause de l’école qui inter- s’ouvrent grand, et la foule de ceux qui traire, elle me rendait fiévreux d’exci- disait de le faire. se croyaient exclus de la lecture s’y en- tation et je la sommais de se dépêcher « Rentrée à la maison, je relisais tout gouffre derrière lui. » afin d’en savoir plus, de savoir ce qui à voix haute. Pourquoi ? Pour l’émer- se passait dans l’histoire plus vite que veillement. Les mots prononcés se Écouter lire l’auteur ne l’avait voulu. Mais la plu- mettaient à exister hors de moi, ils Écrivain romancier et essayiste ar- part du temps je me contentais de sa- vivaient vraiment. Et puis, il me sem- gentin Alberto Manguel, a publié Une vourer la sensation voluptueuse de me blait que c’était un acte d’amour. Que histoire de la lecture chez Actes Sud, laisser emporter par les mots, et j’avais c’était l’amour même. J’ai toujours eu ouvrage pour lequel il s’est mérité le l’impression, en un sens très physique, l’impression que l’amour du livre passe prix Médicis. Grand amoureux du li- d’être réellement en train de voyager par l’amour tout court. Je couchais mes vre et de la lecture, il s’est intéressé vers un lieu merveilleusement lointain, poupées dans mon lit, à ma place, et je à la lecture à haute voix. Il livre dans un lieu auquel j’osais à peine jeter un 2 leur faisais la lecture. » cet essai un témoignage de sa propre coup d’œil à la secrète et dernière page Ce témoignage ne fait que raviver l’im- expérience en plus de nous fournir de du livre. Plus tard, j’avais neuf ou dix portance que revêt aux yeux de Pennac nombreuses références historiques et ans, le directeur de mon école m’as- la lecture à haute voix. Il écrit : « Étran- culturelles. D’entrée de jeu, il partage sura que se faire lire des histoires ne ge disparition que celle de la lecture avec ses lecteurs le précieux souvenir convenait qu’à de petits enfants. Je à voix haute. Qu’est-ce que Dostoïe- du moment où il se rend compte qu’il le crus, et abandonnai cette pratique vski aurait pensé de ça ? Et Flaubert ? sait lire. « J’avais quatre ans lorsque –en partie parce que j’en éprouvais un Plus le droit de se mettre les mots en j’ai découvert que je pouvais lire. J’en- plaisir énorme, et qu’à l’époque, j’étais bouche avant de se les fourrer dans la tendais dans ma tête ces traits noirs tout à fait prêt à croire que tout ce qui tête ? Plus d’oreille ? Plus de musique ? et ces espaces blancs métamorphosés donne du plaisir est en quelque sorte Plus de salive ? Plus de goût, les mots ? en une réalité solide, sonore, pleine de malsain. » […] Nos mots ont besoin de corps ! Nos sens. J’avais fait cela tout seul. Person- Info-ABM Le bulletin Info-ABM est publié trois fois l’an Coordination Les articles peuvent être reproduits à con- par Les Amis de la Bibliothèque de Montréal Sylvie Payette dition d’en mentionner la source. (ABM). Tiré à 1 000 exemplaires, il se veut un outil d’information sur les activités de Collaboration Prix de vente : 2 $ l’association ainsi que de liaison avec ses Claude Lemire, Agusti Nicolau Coll, membres et le réseau des bibliothèques pu- Micheline Therrien, Stéphane Wimart Dépôt légal bliques de Montréal. Il offre une informa- Bibliothèque nationale du Québec, 2012 tion complémentaire à la documentation Correction d’épreuves Bibliothèque nationale du Canada, 2012 existante dans le domaine de la lecture et Francine Tremblay ISSN 1705-5526 des bibliothèques. L’Info-ABM est destiné aux membres des Mise en page et montage 3565, rue Jarry Est, 4e étage Amis de la Bibliothèque de Montréal, au JPP Communications Montréal (Québec) Canada H1Z 0A2 personnel des bibliothèques publiques de Tél : 514 872-9228 Montréal, à leurs usagers ainsi qu’à toute Impression [email protected] personne ou groupe intéressé. Copie Rapide www.ville.montreal.qc.ca/biblio Info-ABM • Juin 2012 Lire à voix haute au fil du temps 1- Dans l’Antiquité constituer une langue spécifique. L’écri- ture est une mémoire ; elle conserve Georges Jean écrit : « Il apparaît en ef- l’oralité, elle préserve la faculté qu’a fet clairement que, durant l’Antiquité toute lecture à haute voix de redonner gréco-latine, pour m’en tenir à notre vie et souffle à une parole enfouie et qui passé culturel indo-européen, la lec- semble morte. Dans une culture qui va- ture à voix haute […] a été majoritaire- lorise la parole au point où l’ont fait les ment la seule pratique de lecture. Ma- Grecs, l’écriture n’a d’intérêt que si elle Bon pour santé ! joritairement mais pas exclusivement. est vocalisée. L’écriture n’existerait pas Et cela dépend en partie de contextes sémantiquement en dehors de l’orali- historiques, sociologiques, culturels, sation qui la fait vivre ; c’est-à-dire que Dans son essai La bibliothèque au sens anthropologique de ce der- la lecture à haute voix chez les Grecs la nuit, Alberto Manguel men- nier terme. La pratique de la lecture est la seule forme de lecture propre à tionne que « le maître huma- à voix haute, très longtemps majori- reconnaître du sens sous et dans les si- niste Battista Guarino, fils du taire en effet, ne saurait faire oublier gnes de leur articulation syntaxique. » célèbre humaniste Guarino da que la lecture silencieuse est elle aussi « Ce n’est qu’avec l’invention de l’écri- Verona, enseignait que les lec- très ancienne ; mais pour des raisons ture silencieuse peut-être avant la fin teurs ne devaient pas lire la effectivement culturelles, elle restait du 6e siècle avant J.C. que l’écriture est page en silence ni marmonner dès l’Antiquité le privilège de gens ins- susceptible de devenir la représenta- tout bas, car il arrive si souvent truits. Significative est à ce sujet une ré- tion de la voix : désormais les lettres à quelqu’un qui ne s’entend flexion de saint Augustin [354-430] qui peuvent parler directement à l’œil sans s’étonnait de l’aptitude du moine saint intervention de la voix. Il s’agita alors pas de sauter plusieurs cou- Ambroise à lire silencieusement : “Ses d’une lecture intérieure, d’une lecture plets comme s’il était ailleurs. yeux, écrit Augustin, couraient sur la “dans la tête”. Jasper Svenbro dans son Lire à haute voix constitue pour page dont son esprit perçoit le sens, sa Anthologie de la lecture dans la Grèce la compréhension un bénéfice 3 voix et sa langue se reposant”. » antique écrit : « Pour celui qui lit en non négligeable car, bien sûr, « À l’origine, la culture grecque classi- silence comme Thésée dans l’Hyppo- ce que l’on entend comme une que est une culture de la parole “orale”. lyte d’Euripide, les lettres parlent, elles voix extérieure résonne dans nos oreilles comme un cinglant L’écriture est une mémoire ; elle conserve l’oralité, elle pré- rappel à l’attention de notre intelligence. Selon Guarino, le serve la faculté qu’a toute lecture à haute voix de redonner vie fait de prononcer les mots va et souffle à une parole enfouie et qui semble morte. Dans une jusqu’à favoriser la digestion culture qui valorise la parole au point où l’ont fait les Grecs, du lecteur, car cela accroît la l’écriture n’a d’intérêt que si elle est vocalisée. chaleur et fluidifie le sang, cure les veines et ouvre les artères, et ne laisse aucune humidité Ainsi, dans les assemblées politiques à crient, chantent ; l’œil voit le son. » superflue stationner dans ces Athènes, les orateurs ne recouraient « A Rome, le statut de la lecture en gé- vaisseaux qui absorbent et di- pas à l’écrit. Et les poèmes homériques néral et de la lecture à haute voix en gèrent les aliments. La diges- eux-mêmes furent transmis de bouche particulier est à peu près semblable tion des mots aussi ; je me fais à oreille, la langue dans sa forme poé- […] à une nuance près cependant : souvent la lecture à haute voix tique constituait une véritable mné- le développement lent et constant de dans mon coin de la bibliothè- motechnique [méthode permettant de la lecture silencieuse qui apparut jus- que, là ou nul ne m’entend, mémoriser] présentant des repères qu’aux dernières années de l’Empire, pour le plaisir de mieux savou- phonétiques, formels, rhétoriques, se comme une curiosité. rer le texte, pour me l’appro- fixant plus facilement dans la mémoi- […] La lecture silencieuse existait prier davantage encore. » re. » depuis longtemps ; mais comme une « L’écriture dans ces débuts en Grè- pratique quasi “magique” et dont on ce ne semble pas comme les écrits ne percevait pas bien l’avenir. » aujourd’hui avoir pour fonction de SUITE EN PAGE 4 Info-ABM • Juin 2012 2- Au Moyen Âge célèbres petits livres de la «Bibliothè- l’officiant et ses aco- que bleue de Troyes. » La Bibliothèque lytes lisent à voix Dans son ouvrage Lire au Moyen Âge, bleue de Troyes désigne une série de haute ou/et murmu- Armando Petrucci explique qu’en livres populaires (almanachs, contes, rée les textes de la « ce qui concerne le haut Moyen Âge, etc.) édités à Troyes, sous une cou- messe […]. Les cé- la situation est bien plus complexe verture bleue et distribués dès le 17e lébrants d’ailleurs qu’il ne paraît à première vue. Il est siècle par les colporteurs. psalmodiaient plus en effet possible de distinguer trois Manguel écrit d’ailleurs à ce sujet : « Se qu’ils ne lisaient. techniques de lecture largement dif- réunir pour écouter lire devint aussi Les officiants finis- fusées et utilisées sciemment dans une pratique nécessaire et répandue saient par savoir les textes par cœur des perspectives différentes : la lec- mais ne devaient ture silencieuse, in silencio, la lecture à aucun prix ne Si on lisait pendant le repas, ce n’était pas pour à voix basse appelée “murmurée” ou pas regarder le rumination qui servait de support à la détourner l’attention des joies du palais ; au livre. Et ce type méditation et d’instrument à la mémo- de lecture psal- contraire, c’était pour agrémenter celles-ci d’un risation ; enfin la lecture prononcée à modiée n’est pas voix haute qui exigeait comme dans divertissement de l’imagination, pratique qui seulement pro- l’Antiquité une technique particulière pre à la religion remontait à l’Empire romain. et se rapprochait beaucoup de la pra- catholique. […] tique de la récitation liturgique et du Précisément, chant.» et l’expression Georges Jean ajoute pour sa part que dans le monde laïque du Moyen Age. dit bien ce qu’elle veut dire dans les « dans toute l’Europe médiévale, les Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, “religions du livre”, la Torah chez les élites cultivées, c’est-à-dire ceux des peu de gens savaient lire et les livres juifs, le Coran chez les musulmans, hommes et des femmes (en moins demeuraient la propriété des riches, sont lus et psalmodiés à haute voix. grand nombre) qui connaissaient le le privilège d’une poignée de lecteurs. Dans chaque cas le livre demeure le 4 Ce qui n’empêchait support visuel de la lecture à haute pas que « […] dans voix. L’exemple des “récitations lues” les cours, et par- de versets du Coran dans les écoles Dans l’ensemble, la lecture à haute voix était fois aussi dans de coraniques est bien connu. » une lecture “reçue” par un groupe de moines, plus humbles de- Manguel explique : « Vers 529, Benoît d’étudiants, de collégiens, et plus tard de gens meures, on lisait fonda un monastère au mont Cassin. des livres à haute Il avait composé pour ses frères une du peuple auxquels, à la ville comme dans les voix à la famille et série de règles où Benoît décréta que campagnes, étaient lues les pages des alma- aux amis dans le la lecture serait une part essentielle but de se distraire de la vie quotidienne du monastère. » nachs ou des célèbres petits livres de la «Bi- aussi bien que de Parmi ces règles monastiques, la Rè- bliothèque bleue de Troyes. » s’instruire. Si on gle des Moines, prescrit très souvent lisait pendant le les instructions concernant la lecture repas, ce n’était qui se fait, dans la majorité des cas à pas pour détour- haute voix. À ce sujet, Manguel ajoute : code écrit, lisaient le plus souvent ner l’attention des joies du palais ; au « La prière adressée à Dieu pour lui de- à haute voix ou à voix “murmurée”. contraire, c’était pour agrémenter cel- mander d’ouvrir les lèvres du lecteur Comme s’ils se lisaient le texte à eux- les-ci d’un divertissement de l’imagi- plaçait la lecture entre les mains du mêmes pour s’assurer qu’ils le lisaient nation, pratique qui remontait à l’Em- Tout-Puissant. Pour saint Benoît, le effectivement. […] Dans l’ensemble, pire romain. » texte –le Verbe divin– se situait au- la lecture à haute voix était une lec- D’autre part, Jean souligne l’impor- delà du goût personnel, voire de la ture “reçue” par un groupe de moines, tance de la lecture rituelle des écritu- compréhension. Le texte était immua- d’étudiants, de collégiens, et plus tard res et des prières du culte catholique ble et l’auteur (ou Auteur), l’autorité de gens du peuple auxquels, à la ville romain. « Dans ces usages religieux, la suprême. » comme dans les campagnes, étaient lecture à voix haute du latin prit dif- lues les pages des almanachs ou des férentes formes : au cours des offices, SUITE EN PAGE 5 Info-ABM • Juin 2012 Pendant qu’on lit, la possession d’un livre prend parfois valeur de talisman « Pendant qu’on lit (ou qu’on interprè- moins personnelle que tenir le livre te, ou qu’on récite), poursuit Manguel, et découvrir le texte de nos propres la possession d’un livre prend parfois yeux. Le fait de nous en remettre à la valeur de talisman. Dans le Nord de la voix du lecteur – sauf lorsque la per- France, aujourd’hui encore, les con- sonnalité de l’auditeur est prépondé- teurs villageois se servent de livres rante – nous prive de la capacité d’at- « En même temps, le fait comme d’accessoires ; ils connaissent tribuer au livre une certaine allure, un de lire à haute voix de- le texte par cœur, mais font preuve ton, une intonation unique pour cha- d’autorité en affectant de lire dans le cun. […] En même temps, le fait de vant un auditeur atten- livre, même s’ils tiennent celui-ci la lire à haute voix devant un auditeur tif oblige le lecteur à se tête en bas. Il y a quelque chose, dans attentif oblige le lecteur à se montrer la possession d’un livre – un objet pou- plus scrupuleux, à lire sans sauter de montrer plus scrupuleux, vant contenir en nombre infini fables, passages ni retourner en arrière, en à lire sans sauter de pas- paroles de sagesse, chroniques des fixant le texte par le biais d’un certain sages ni retourner en ar- temps passés, anecdotes comiques et formalisme rituel. » révélations divines –, qui prête au lec- « Dans les monastères bénédictins, rière, en fixant le texte teur le pouvoir de créer une histoire et dans les auberges ou les cuisines de la par le biais d’un certain donne à l’auditeur le sentiment d’être Renaissance comme dans les salons et présent au moment de la création. » les manufactures de cigares du 19e siè- formalisme rituel. » « Écouter lire dans le but de se puri- cle – et aujourd’hui encore, lorsqu’en fier le corps, écouter lire pour le plai- parcourant les autoroutes on écoute sir, écouter lire afin de s’instruire ou […] un acteur lire un livre – la céré- 5 Références : Cavallo, Guglielmo et Roger Chartier. Le « Écouter lire dans le but de se purifier le corps, écouter lire Moyen Âge : de l’écriture monastique à la pour le plaisir, écouter lire afin de s’instruire ou d’accorder aux lecture scolastique. www.expositions.bnf.fr/lecture/arret/01_ sons la primauté sur le sens, tout cela enrichit et réduit à la 4.htm fois la lecture. Au début du 19e siècle quand l’image d’une fem- Jean, Georges. La lecture à voix haute, Les Éditions de l’Atelier, 1999. me instruite était encore mal considérée en Grande-Bretagne, Jenny, Laurent. Histoire de la lecture. Métho- l’écoute d’une lecture faite à haute voix était devenue l’une des des et problèmes, Département de français moderne – Université de Genève, 2003. manières acceptables d’étudier. » www.unige.ch/lettres/framo/enseigne- ments/methodes/hlecture/hl021100.html Manguel, Alberto. Une histoire de la lec- ture, Actes-Sud, Babel, 1998. d’accorder aux sons la primauté sur le monie de la lecture à haute voix prive Manguel, Alberto. La bibliothèque la nuit, sens, tout cela enrichit et réduit à la assurément l’auditeur d’une partie Actes Sud, 2006. fois la lecture. Au début du 19e siècle de la liberté inhérente à la lecture (le Pennac, Daniel. Comme un roman, Galli- quand l’Image d’une femme instruite choix du ton, l’importance accordée à mard, 1992. était encore mal considérée en Gran- tel détail, la possibilité de revenir à un Petrucci, Armando. Lire au Moyen de-Bretagne, l’écoute d’une lecture passage favori) mais elle confère éga- Âge.,Éditions Perrin, 1988. faite à haute voix était devenue l’une lement au texte versatile une identité Svenbro, Jasper. Anthologie de la lecture des manières acceptables d’étudier. » respectable, un caractère d’unité dans dans la Grèce antique, Éditons La Décou- « Permettre à autrui de prononcer le temps et d’existence dans l’espace verte, 1988. pour nous les mots lus sur une page qu’il possède rarement entre les mains constitue une expérience beaucoup capricieuses d’un lecteur solitaire. » Info-ABM • Juin 2012 Faire la lecture à Borges Dans sa jeunesse, lorsqu’il travaillait en librairie, Alberto Manguel a rencontré Jorge Luis Borges, alors devenu aveugle, qui lui demanda s’il voulait lui faire la lecture à la maison. Manguel accepta. Son expérience qui dura quelques 6 années est relatée dans son livre chez Borges dont nous citons ici quelques extraits. Son expérience avec Borges est aussi racontée dans son essai Une his- toire de la lecture. Si vous n’avez encore rien lu de cet homme, précipitez-vous à votre bibliothèque de quartier. Son œuvre est vaste, sa plume est habile et ses propos sont empreints d’une grande sensibilité. Il vous plaira sûrement. Il va sans dire que la même recommandation tient aussi pour Borges. Borges et Manguel sont nés tous les le directeur, Jorge Luis Borges entra ferais volontiers. » deux à Buenos Aires mais ce der- dans la librairie, accompagné de sa « Trois ou quatre fois par semaine, nier a passé sa petite enfance en Israël mère qui était âgée de quatre-vingt- je rendis visite à Borges dans le petit où son père y fut le premier ambassa- huit ans. Il était célèbre mais je n’avais appartement qu’il partageait avec sa deur d’Argentine. Aux côtés de sa gou- lu de lui que quelques rares poèmes et mère. […] La femme de chambre m’in- vernante tchèque, il y apprit l’anglais nouvelles et je ne me sentais pas em- troduisait, par un vestibule drapé de et l’allemand, ses langues maternelles ballé par sa littérature. Bien qu’il fût rideaux, dans le petit salon où Borges en quelque sorte. Il fera l’apprentissa- alors presque totalement aveugle, il venait m’accueillir en me tendant une ge de l’espagnol plus tard, à l’âge de 8 refusait d’utiliser une canne, et il pas- main douce. Il n’y avait pas de prélimi- ans, lorsque ses parents retourneront sait la main sur les étagères comme si naire ; il s’asseyait sur le canapé, plein en Argentine. ses doigts pouvaient voir les titres. Il d’impatience, et suggérait d’une voix Manguel a toujours été passionné par cherchait des livres susceptibles de légèrement asthmatique, la lecture du les livres. Il écrit dans Une histoire de l’aider dans l’étude de l’anglo-saxon, jour. […] Je découvrais un texte en la lecture : « Je voulais vivre parmi les devenue sa dernière passion. […] le lisant à haute voix, tandis que Bor- livres. A seize ans, en 1964, j’ai trouvé Enfin, il se tourna vers moi et me de- ges se servait de ses oreilles comme un emploi, après l’école, à la libraire manda si j’étais occupé le soir parce d’autres de leurs yeux pour parcourir Pygmalion, l’une des trois librairies qu’il avait besoin (il disait cela comme la page à la recherche d’un mot, d’une anglo-allemandes de Buenos Aires. en s’excusant) de quelqu’un pour lui phrase, d’un paragraphe confirmant […] Un après-midi, au retour de la faire la lecture, sa mère se fatiguant un souvenir. Pendant que je lisais, il Bibliothèque nationale, dont il était vite désormais. Je répondis que je le m’interrompait pour commenter le Info-ABM • Juin 2012 texte afin (je crois) d’en prendre note conscience de l’énorme privilège que doigts avec des li- mentalement.» j’ai eu. » vres qu’il n’a jamais « Faire la lecture à ce vieil homme Dans son récit Chez Borges, il expli- ouverts, quelque aveugle fut pour moi une expérience que : « Ma tante, qui vouait à Borges chose comme une curieuse, car même si je me sentais, une admiration immense, était quel- intuition d’artisan non sans quelque effort, maître du que peu scandalisée par ma noncha- lui dit quel est le ton et de la cadence de lecture, c’était lance et me pressait de prendre des livre qu’il touche néanmoins Borges, l’auditeur, qui de- notes, de tenir un journal de nos ren- et il est capable de venait le maître du texte. J’étais le contres. Mais, pour moi [..] ces soi- déchiffrer des titres conducteur, mais le paysage, le dé- rées chez Borges ne représentaient et des noms qu’il ploiement de l’espace appartenaient pas vraiment quelque chose d’extra- ne peut certainement pas lire. […] Je à celui qui était conduit, pour qui il ordinaire, elles ne me paraissaient peux en témoigner, il existe entre ce n’existait d’autre responsabilité que pas étrangères au monde des livres, vieux bibliothécaire et ses livres, une celle d’appréhender le territoire vu que j’avais toujours considéré comme relation que les lois de la physiologie par les fenêtres. Borges choisissait le le mien. […] Les conversations avec considéreraient comme impossible. » livre, Borges m’arrêtait ou me priait Borges, par contre, étaient ce qu’à « Il y a une histoire d’Evelyn Waugh de continuer, Borges m’interrompait mon avis devaient être toutes les con- dans laquelle un homme, après avoir pour faire des commentaires. Borges versations : elles traitaient de livres été secouru par un autre au milieu de laissait les mots venir à lui. Je restais et de l’horlogerie des livres, de la dé- la jungle amazonienne, se trouve obli- invisible. […] L’évolution de mes lec- couverte d’auteurs que je n’avais pas gé par son sauveteur à lire Dickens tures ne suivait jamais le déroulement encore lus et d’idées qui ne m’étaient à haute voix pendant le restant de conventionnel du temps. Par exemple, encore jamais venues à l’esprit ou que ses jours. Je n’ai jamais eu l’impres- le fait de lui lire à haute voix des tex- je n’avais qu’entraperçues de façon sion de m’acquitter d’une obligation tes que j’avais déjà lus seul modifiait hésitante, à demi intuitives et qui, par quand je lisais pour Borges ; l’expé- le souvenir que j’en avais, me faisait la voix de Borges, brillaient et étince- rience ressemblait plutôt à une sorte percevoir ce que je n’avais pas perçu laient dans toute leur splendeur gé- de captivité heureuse. J’étais ravi, non alors mais que j’avais à présent, par néreuse et, d’une certaine manière, seulement des textes qu’il me faisait l’effet de sa réaction, l’impression de évidente. Je ne prenais pas de notes découvrir (et dont beaucoup ont pris 7 me rappeler. » parce que, ces soirs-là, je me sentais place parmi mes préférés), mais sur- trop comblé. » tout de ses commentaires, qui étaient « J’étais le mur sur lequel rebon- Borges lui a confié : “ Vous savez […], d’une érudition immense quoique dis- dissait la balle de ses pensées » j’aime faire semblant que je ne suis crète, très drôles, parfois cruels, pres- Lors d’un entretien avec le journaliste pas aveugle et que j’ai des livres le que toujours indispensables. J’avais Olivier Le Naire, Manguel explique le même appétit qu’un homme dont la l’impression d’être l’unique posses- contexte de ces lectures. « J’avais 16 vue est bonne. Je suis avide de nou- seur d’une édition annotée avec soin, ans lorsque je l’ai connu, en 1964, et velles encyclopédies. J’imagine que compilée exclusivement pour moi. je n’avais pas conscience que, quatre je peux suivre le cours des fleuves Bien entendu, je n’étais rien de tel ; fois par semaine, je faisais la lecture à sur leurs cartes et trouver des choses j’étais simplement (comme beaucoup un génie. […] Nous ne parlions pres- merveilleuses dans leurs nombreux d’autres) son bloc-notes, un aide-mé- que que de littérature, et c’était un articles. ” moire dont le vieil homme avait be- monologue. J’étais le mur sur lequel Manguel poursuit en écrivant : « Par- soin pour rassembler ses idées. Je me rebondissait la balle de ses pensées. Il fois, il choisit lui-même un livre sur prêtais volontiers à cet usage. » mettait les textes en abyme, en paral- une étagère. Il connaît, bien entendu, lèle, inventait des références imaginai- la place du moindre volume et il s’y Références : res, explorait les sens cachés ou con- dirige sans hésitation. Mais parfois, il Fessou, Didier. Alberto Manguel : le plaisir traires des apparences. Il me montrait se trouve en un lieu où les rayonnages de lire à Borges. La Presse, 9 octobre 2010. www.lapresse.ca/le-soleil/arts-et-specta- qu’un livre, une œuvre, n’existe que ne lui sont pas familiers, dans une li- cles/livres/201010/08/01-4330938-alberto- par ce que ses lecteurs en font. » brairie inconnue, par exemple, et là se manguel-le-plaisir-de-lire-a-borges.php Au journaliste Didier Fessou, Man- passe une chose inexplicable. Borges Le Naire, Olivier. Entretien. «Mon Borges», guel ajoutera : « Les adolescents sont passe les mains sur les dos des livres, par Alberto Manguel. L’Express, 3 avril très arrogants et moi, le p’tit jeune, comme s’il se repérait à tâtons sur 2003.www.lexpress.fr/culture/livre/mon- borges-par-alberto-manguel_818698.html je croyais que j’aidais un vieux mon- la surface irrégulière d’une carte en Manguel, Alberto. Chez Borges, Actes Sud, sieur aveugle. Pour moi, c’était moins relief et, même s’il ne connaît pas le 2003. un maître que quelqu’un de très in- territoire, sa peau semble en lire pour Manguel, Alberto. Une histoire de la lec- telligent. C’est plus tard que j’ai pris lui la géographie. Au contact de ses ture, Arles, Actes-Sud, Babel, 1998. Info-ABM • Juin 2012 El lector de la tabaquería (Le lecteur de l’usine de tabac) Voici une incursion dans l’univers cubain des usines de tabac où la lecture à haute voix a été pré- sente pendant des décennies (et l’est toujours d’ailleurs). Mais nous voulons d’abord souligner l’ouvrage Les Femmes qui lisent sont de plus en plus dangereuses, dont Micheline Therrien nous offre en page 12 un compte-rendu, et qui présente une toile peinte en 1928 par l’artiste russe Evgeni Alexandrovich Katsman intitulée The Lace Makers of Kalyazin. Ce très beau pastel illustre une scène du monde du travail qui a pratiquement disparu. On y voit des dentellières de Kalja- sin, petite ville russe de la haute Volga, écoutant avec recueillement la lectrice. Jusqu’alors, le métier de dentellière était un travail délicat, silencieux, répétitif. Il se prêtait bien à la présence d’une lecture qui allégeait peut-être le poids de la monotonie. À partir de la seconde moitié du 19e siècle, la production artisanale de dentelle cédera progressivement la place à la production industrielle. On comprend facilement que suite à l’industrialisation du travail, la présence d’un lecteur ne fait plus de sens dans un milieu hautement bruyant. Il est possible de retracer ailleurs dans le sujet : qui étaient ces lecteurs, que lisaient- monde quelques témoignages d’exemples ils, qui choisissait les titres? En 2001, Araceli similaires, notamment dans des ateliers de Tinajero se rend à Cuba pour visiter les usi- tailleurs britanniques. Pour sa part, la trans- nes de tabac et interviewer des lecteurs. Une formation du tabac exige principalement un grande émotion l’envahit au moment de les 8 travail manuel. Il y a donc une similitude en- rencontrer, témoins vivants d’une tradition si tre le travail des dentellières et celui néces- marquante. Les usines sont souvent immen- saire à la fabrication artisanale des cigares ses, divisées en plusieurs départements où qui demande concentration et dextérité tout The Lace Makers of Kalyazin l’on peut retrouver facilement une centaine en permettant l’écoute de lectures à haute de personnes travaillant ensemble, silencieu- voix. Le lecteur y est donc une personne dont du College of New York and The Graduate Cen- sement, tous faisant le même travail. Ce sont la fonction est de lire des journaux, des revues ter (CUNY). souvent des hommes, mais parfois aussi des et de la littérature aux ouvriers pendant que La lecture dans les usines de tabac est une femmes. Pour Tinajero, le silence qui remplit ces derniers vaquent à leurs tâches habituel- institution qui a débuté au 19e siècle à Cuba, ces ateliers bondés est presque insupportable. les de cigariers. Ce lecteur est la plupart du alors colonie espagnole. Il n’existe pas d’autres Elle comprend l’importance que revêt le rôle temps rémunéré sur le propre salaire de ses lieux dans le monde où de façon aussi signi- du lecteur. Elle nous présente plusieurs té- camarades. La lecture de journaux, d’ouvra- ficative on a retrouvé des exemples de lecture moignages dont celui de Santos Segundo qui ges historiques, de récits didactiques et de à haute voix dans des usines, si ce n’est grâce a été lecteur dans une usine de tabac durant romans d’aventures est particulièrement ap- à la diaspora cubaine qui a fait en sorte que 65 ans. Il raconte qu’enfant, il accompagnait préciée par les ouvriers. cette tradition a essaimé aux États-Unis, au sa mère qui vendait de la crème glacée près Ce texte souligne l’importance historique et Mexique, en République Dominicaine, en d’une usine de tabac. C’est ainsi qu’il a pu en- culturelle de la lecture à voix haute dans les Espagne et à Porto Rico. Il s’agit d’un phé- tendre, posté à l’extérieur, une personne lire usines de tabac à Cuba en présentant princi- nomène unique, témoin et aussi acteur des à haute voix. Cela lui a plu tout de suite. Il a palement le travail de la chercheure mexicaine diverses périodes parfois très dures qui ont compris qu’il aimerait la lecture et c’est par Araceli Tinajero qui a publié à ce sujet le livre marqué l’évolution sociale et politique des Cu- plaisir qu’il est devenu plus tard lecteur dans El lector de la tabaquería, dont il n’existe mal- bains, son nationalisme et sa quête de liberté. une usine de tabac. heureusement pas de traduction en français. Les usines de cigares ont longtemps constitué Selon l’écrivain et essayiste cubain Antonio Nous vous en présentons certains passages un des secteurs économiques importants de José Ponte : « En 1865, La Havane comptait qui vous transporteront dans cet univers qui Cuba. La lecture à haute voix y a joué un rôle à plus de 500 manufactures de tabac où s’affai- aura marqué la vie de ces travailleurs cubains la fois éducatif, politique, culturel et ludique. raient environ 15 000 artisans. […] Depuis le et peut-être même influencé la destinée de Toujours présente à Cuba, elle se fait aussi 19e siècle, à Cuba, les ouvriers des fabriques leur île. Araceli Tinajero est professeure asso- encore en République dominicaine. de cigares écoutent des romans en travaillant. ciée au département des Langues étrangères Très peu d’information a été consignée sur le Une tradition unique au monde, véritable Info-ABM • Juin 2012 caisse de résonance des évolutions politiques fonction. « Jaime Partagas, le propriétaire, a toujours été liée à un de l’île. […] Le lecteur de manufacture de jugea bon d’examiner ce qu’on allait écouter refus du progrès social cigares est l’un des êtres lisant les plus énig- dans son entreprise : un ouvrage intitulé Las des ouvriers de la part matiques qui soient. Il s’apparente au moine Luchas del siglo (Les luttes du siècle), décrit de certains dirigeants chargé de la lecture au réfectoire, à celui qui dans l’hebdomadaire La Aurora, comme “une d’usine ou de politi- lit les textes sacrés du haut de sa chaire, au œuvre dont la doctrine tendait à diriger les ciens. maître dans sa classe, à la famille réunie peuples vers un objectif digne des nobles as- Il est vrai que le mi- autour de l’âtre pour écouter une histoire… pirations des classes ouvrières de tout pays lieu des cigariers se Il ressemble à une créature de Dickens, et son civilisé”. Un mois plus tard, Partagas faisait positionnera rapide- personnage invite à replonger dans l’imagi- don d’une tribune pour le lecteur, qui fut ment contre le régime naire littéraire du 19e siècle. » dressée au milieu de l’atelier. Une tradition colonial et le rôle du lecteur dans les usines La première lecture se déroula en 1865 dans était née, une nouvelle figure prenait place sera capital dans la sensibilisation aux lut- l’atelier El Figaro, à La Havane. Elle fut donnée dans les manufactures de tabac cubaines. Les tes ouvrières. Ponte explique : « Les lectures par Saturnino Martinez, cigarier, rédacteur propriétaires autorisaient cette nouveauté, il publiques dans les usines de tabac furent en d’un hebdomadaire, ouvrier et employé à la bi- leur arrivait même de présider telle ou telle effet interrompues lors de la première guerre bliothèque publique de la Société économique cérémonie d’inauguration. Mais ils ne rému- d’indépendance ou Guerre de dix ans (1868- des amis du pays. L’idée de cette forme de lec- néraient pas le lecteur : les travailleurs s’en 1878) de crainte de voir les lecteurs diffuser ture à haute voix serait venue du poète et di- chargeaient. Les premiers lecteurs se re- un discours révolutionnaire. Il fallut attendre plomate espagnol Jacinto de Salas y Quiroga et layaient entre eux à chaque demi-heure. Les la fin des hostilités pour que la toute nouvelle aurait été reprise par l’écrivain cubain Nicolás autres ouvriers compensaient financièrement Corporation des ouvriers du secteur des ta- de Azcárate. Mais Araceli Tinajero propose une le temps “perdu” à lire. ». En effet, le salaire bacs ne les rétablisse en 1880. Le poste de lec- autre origine possible, expliquant que dans les versé par les autres ouvriers se fait sur une teur cessa alors d’être occupé par des artisans années 1860, il était d’usage de lire des textes base volontaire. Le lecteur doit lui-même se qui lisaient à tour de rôle, pour devenir un de morale à la prison de La Havane. charger de réclamer sa paie. Une fois par métier à part entière. Un comité d’ouvrier fut En effet, dans les prisons cubaines, les lectures semaine, il s’installe sur une chaise près de chargé de sélectionner les titres. On instaura bibliques étaient obligatoires et supervisées la sortie de l’usine et collecte son argent. Il des examens pour les candidats au poste. [… avec l’espoir qu’elles exerceraient une bonne pouvait aussi être payé en cigares. Une con- ] Quand la deuxième guerre d’indépendance influence spirituelle sur les prisonniers. Les tribution est suggérée mais bien des ouvriers éclata (en 1895) et que les lectures furent de 9 prisons étaient aussi vues comme une sorte donnent moins. Certains même ne paient pas nouveau bannies, l’interdiction fut accueillie d’école de travail manuel. Les prisonniers de- sous prétexte qu’ils n’ont pas aimé la lecture. par une menace de grève. Les patrons, qui ne vaient donc y apprendre à travailler tout en Mais en général, les ouvriers sont de grands craignaient rien tant que de voir un conflit so- écoutant des lectures religieuses et souvent admirateurs des lecteurs et apprécient tel- cial compromettre la production, intervinrent leur tâche était de fabriquer des cigares. Une lement la lecture à haute voix que plusieurs auprès des autorités en faveur de la poursuite part de leur “salaire” servait d’ailleurs à ré- refusent de travailler dans des usines où il n’y des lectures. On tint compte de leur requête, munérer le lecteur et à payer les livres ache- a pas de lecteur. mais en exigeant d’eux une surveillance tés. Dans les usines de tabac de La Havane, Cette forme de lecture connut donc un succès étroite de chaque lecteur. » les propriétaires appliquaient aussi des règles immédiat et se répandit rapidement à travers et une discipline similaires aux couvents ou l’île. Mais tous les propriétaires ne partagent Exil à Key West même, jusqu’à un certain point, aux prisons : pas l’enthousiasme de M. Partagas. À Cuba Ces deux guerres provoquèrent aussi une contrôle des horaires d’entrée et de sortie, ac- comme ailleurs où l’on retrouvera plus tard vague d’émigration vers les États-Unis. Plu- tivités très réglementées, silence, respect des des usines de tabac, une méfiance face à une sieurs cigariers et lecteurs s’exilèrent durant bonnes manières, supervision continuelle, baisse de productivité inquiète certains diri- cette période. En 1868, les premiers cigariers etc. Même si on n’a jamais lu de textes bibli- geants. Le temps démontrera au contraire une cubains débarquent à Key West où l’on retrou- ques ou religieux dans les usines de tabac, on augmentation de la productivité et du niveau ve une humidité et une température idéales y retrouve pas moins une ambiance monacale d’attention chez les cigariers où il y a présence pour la feuille de tabac. Des propriétaires ha- avec un horaire fixe de lecture et aussi avec la d’un lecteur. La pratique de la lecture à haute vanais y transfèrent leurs ateliers afin de trai- présence d’une chaire d’où s’exprime le lec- voix eut aussi ses détracteurs et la crainte ter la matière première importée de Cuba. Le teur. La référence à la chaire est en lien avec d’une éventuelle mobilisation des ouvriers cigare roulé à Key West ne tarde pas à devenir les origines de la fonction du lecteur dans la devint une préoccupation telle que la lecture célèbre. Le lecteur, souvent un enseignant ou tradition catholique. Les monastères servirent sera parfois interdite pendant plusieurs an- un journaliste de formation, devient pour sa en quelque sorte de modèle pour la mise en nées et en certains lieux, carrément abolie. part un personnage public de premier plan, place de règles disciplinaires dans les prisons, La presse conservatrice mettait en garde con- organisant des activités de loisir et sportives, les écoles, les hôpitaux et les usines. tre le risque de la lecture en milieu ouvrier. recrutant des musiciens et des artistes, jouant Antonio Ponte raconte le début des lectures La peur d’éduquer les masses via la lecture à le rôle de maître de cérémonie, collectant des à haute voix à l’usine Partagas, toujours en haute voix et de créer une conscience sociale SUITE EN PAGE 10 Info-ABM • Juin 2012 fonds pour la lutte indépendantiste ou pour Porto Rico dition de la lecture s’est des œuvres caritatives. Il traduit de l’anglais Il existe peu d’information sur la lecture à rapidement perdue pour à l’espagnol les nouvelles locales et interna- haute voix dans les usines de tabac de Porto être finalement rem- tionales. Par son rôle, il éduque et rallie à une Rico. On pense que la lecture y débute au dé- placée par la radio. La cause commune les Cubains exilés qui sou- but du 20e siècle. Durant une époque où il y censure de la lecture fut frent de l’éloignement et de leurs conditions avait très peu de femmes lectrices, la portori- systématique, faisant de vie difficile. Le lecteur jouera un rôle dé- caine Luisa Capetillo, éditrice de la revue La écho à des mesures terminant dans l’émergence d’une conscience Mujer, ouvrière, écrivaine et leader de mou- politiques exprimant sociale et d’une vitalité culturelle et linguis- vements ouvriers, sera une des premières lec- une crainte excessive à tique. Bien qu’il soit dorénavant recruté à trices à travailler dans des usines de tabac de l’égard de l’éducation et l’extérieur de l’usine, le lecteur continue à Porto Rico, Tampa (Ibor City) et New York. du développement d’une conscience sociale n’être payé que par les cigariers, en échange chez les ouvriers. Même la radio fut interdite d’un droit de regard sur les œuvres à lire. La New York dans les usines de tabac (jusqu’aux années question de la sélection des œuvres se com- Concernant la lecture à New York, elle devient 50) pour les mêmes raisons. plexifiera d’ailleurs au fil du temps et donnera courante vers les années 1910-1920, dans lieu parfois à des affrontements spectacu- les usines où il y des hispanophones. On y République dominicaine laires entre ouvriers et aussi entre cigariers lit des journaux, des œuvres littéraires, phi- « J’écoutai pour la première fois le lecteur, hommes et femmes d’une même usine, allant losophiques et politiques et notamment des en cachette, sous une table. Lorsque je com- occasionnellement jusqu’à la grève. ouvrages de Gustave Le Bon, Luis Buchner, mençai à travailler à l’usine, je n’étais pas Darwin, Marx, Engels, Bakounine, Zola, Du- encore cigarier parce qu’à ce moment-là, on Les usines de tabac à Tampa mas, Hugo, Dostoïevski, Gogol, Gorki, Tolstoï. n’acceptait pas les enfants. J’ai commencé à Suite entre autres à des grèves et à la montée Les livres étaient achetés par les ouvriers travailler à l’âge de 13 ans. [...] C’est ainsi d’idéologies anarchistes, certains propriétai- qui les donnaient par la suite au Cercle des que j’écoutais le lecteur qui lisait dans un res d’usines quittent Key West pour s’installer Travailleurs de Brooklyn. Tinajero explique coin de l’atelier. C’était en 1951. » Le témoi- à Tampa où les conditions climatiques sont que des travailleurs possédaient même des gnage de ce cigarier dominicain qui devait tout aussi favorables. Une de ces usines ap- dictionnaires et des encyclopédies près d’eux se cacher pour ne pas “se faire prendre” par partient à Vicente Ibor Martinez qui donnera pour consultation après avoir entendu les lec- les inspecteurs, nous permet de saisir jusqu’à son nom à un nouveau quartier de la ville : Ibor tures. Mais là comme ailleurs aux États-Unis, quel point le métier de lecteur fut apprécié en 10 City. Quant à la partie ouest de Tampa, elle la situation économique difficile conjuguée à République dominicaine. On ne sait toutefois sera longtemps nommée Pino City ou Cuba l’industrialisation de la transformation du ta- pas exactement quand a commencé la lecture City. Tout comme à Key West, les lecteurs doi- bac font en sorte que les usines déménagent à haute voix. Disparue pendant plusieurs an- vent souvent traduire oralement les journaux dans d’autres états américains. C’est la fin de nées, elle fut réintroduite et est encore pré- qu’ils lisent jusqu’à ce qu’apparaissent cer- la lecture à haute voix à New York. sente aujourd’hui, sans jamais avoir obtenu tains journaux locaux hispanophones ; ce qui toutefois la même popularité qu’à Cuba. ne tarde jamais longtemps, souvent grâce à En Espagne l’implication directe des lecteurs qui ont aussi En Espagne, les usines de tabac commencent Un personnage clé besoin d’autres occupations pour vivre et en leurs activités au début du 18e siècle. Elles de sa communauté deviennent les éditeurs. recrutent essentiellement de la main d’œu- La lecture à voix haute dans le milieu ouvrier A Tampa, la peur de l’influence communiste vre féminine dont la plus célèbre sera Car- constitue un apport significatif dans l’évolu- se fait sentir après la Première guerre mon- men, l’héroïne de Prosper Mérimée dans son tion culturelle de Cuba durant son époque co- diale, ce qui entraînera la suspension de lec- œuvre parue en 1847. Selon Tinajero, durant loniale. Un de ses impacts positifs fut la créa- tures dans les usines, au même moment où la Guerre de dix ans, beaucoup de Cubains tion d’écoles pour les familles des artisans un déclin marque ce secteur de l’économie. s’exilèrent aussi en Espagne, ce qui pourrait et la présence de bibliothèques qui offraient Au début des années 20, il n’y a presque plus sans doute expliquer la présence de la lecture des heures d’ouverture permettant leur fré- de lecteur et tranquillement mais sûrement la à haute voix. Mais cette tradition ne dure pas quentation en soirée. En ce qui concerne les radio fait son entrée dans les usines de tabac. car avant même que cette pratique s’enracine œuvres de fiction qui seront lues, elles sont Plusieurs usines déménagent dans le nord vraiment, les ateliers qui fonctionnaient sur la choisies par vote. Les livres soumis provien- des États-Unis et s’industrialisent, passant du base d’un travail artisanal passeront là aussi nent des bibliothèques publiques et privées même coup à la production de cigarettes. Au rapidement à l’industrialisation. environnantes. Dans les villes ou villages ou début des années 30, la lecture devient inter- il y avait peu de bibliothèques publiques, les dite à Tampa. La radio vient définitivement se Au Mexique bibliothécaires faisaient la promotion de la substituer aux lecteurs. Certains d’entre eux La lecture y débute durant la Guerre de dix lecture en mettant en place des mini-biblio- deviennent alors animateurs de radio. ans, suite à l’immigration de Cubains et thèques mobiles qui circulaient entre autres d’Espagnols fuyant l’île de Cuba. La plupart près des usines de tabac et des résidences s’installent dans la région de Veracruz. La tra- pour personnes âgées. C’est ainsi que plu- Info-ABM • Juin 2012

Description:
Lire à voix haute nous ramène à l'histoire de la lecture car si on lit souvent in silencio, on lit aussi pour entendre les mots, ne serait-ce parfois que pour soi-même. de versets du Coran dans les écoles .. l'ouvrage Les Femmes qui lisent sont de plus en plus dangereuses, dont Micheline Therr
See more

The list of books you might like

Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.