i L’ESPRIT D’ALBERTINE : LE PERSONNAGE DE ROMAN À L’ÈRE DE LA VITESSE MODERNE par François Masse Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises décembre 2010 © François Masse, 2010 ii Résumé Cette thèse de doctorat a pour objet le personnage de roman à l’heure où se met en place la vitesse moderne, soit entre la révolution des transports enclenchée vers le milieu du XIXe siècle et le premier tiers du XXe siècle. L’hypothèse posée ici est que les transformations que connaît la vitesse au cours de cette période donnent lieu à de nouveaux « types » de personnage – tels le passant, le passager, l’individu pressé ou perdu au milieu de quelque lieu de transit – qui semblent moins enclins à s’installer dans l’espace du roman qu’à simplement le traverser. Pour mener cette réflexion, nous recourrons à un personnage qui « incarne » en lui-même toutes les questions que l’introduction de la vitesse moderne dans le roman vient soulever. Ce personnage est celui d’Albertine Simonet, la « jeune fille en fleurs » de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Albertine occupe en effet une place des plus stratégiques en regard de notre sujet de réflexion. Prenant place dans cette œuvre « entre deux siècles » qu’est À la recherche du temps perdu (ainsi que l’a qualifiée Antoine Compagnon), elle tire à elle toute la modernité dévoilée par Balzac et Baudelaire – celle de la passante, de la foule, de l’anonymat au sein des grandes villes, qui sont toutes des manifestations de la vitesse moderne avant même que les moyens qui la rendront concrète n’apparaissent –, tout en étant pleinement de son temps, contemporaine des inventions techniques marquantes de son époque et auxquelles elle est constamment associée dans le roman de Proust. En aval ou en parallèle, Albertine, qui agira comme guide à notre réflexion, annonce les iii personnages de voyageurs d’Octave Mirbeau, de Paul Morand et de Valery Larbaud, dont le propre est de voir leur aventure se dissoudre dans son propre mouvement. Summary The subject of this thesis is the novel character during the emergence of modern speed, that is to say between the transportation revolution, which began around the mid-nineteenth century, and the first third of the 20th century. Our hypothesis is that the transformations affecting speed during this period gave rise to new types of characters – such as the passer-by, the passenger, the individual in a hurry or lost in some transit area – whose presence in the novel is in passing. In developing this idea, we use a character which, in itself, embodies all of the issues raised by the introduction of modern speed in novels. This character is Albertine Simonet, the “budding girl” of À la recherche du temps perdu by Marcel Proust. Albertine indeed hold a highly strategic position for our subject matter. In the “inter-century” work that is À la recherche du temps perdu (as described by Antoine Compagnon), she draws to herself the modern elements revealed by Balzac and Baudelaire – the modernity of passers-by, crowds and anonymity in large cities, which were all outward signs of modern speed before the means to make it a reality even appeared –,while truly being a woman of her time, as a contemporary of significant technical inventions, to which she is continually associated in Proust’s novel. Whether used as an introduction or as a means of comparison, Albertine is a guide for our analysis and preludes the iv traveler characters of Octave Mirbeau, Paul Morand and Valery Larbaud, whose peculiarity resides in that their adventure dissolves in its own movement. v Remerciements Sous le titre de cette thèse, devrait apparaître au côté de mon nom celui de ma directrice de recherche, Isabelle Daunais, tant la poursuite et l’achèvement de cette entreprise ont dépendu en grande partie de ses encouragements et de sa bienveillance. Notre collaboration remonte déjà à un certain nombre d’années. Chacune d’elles a été marquée par des discussions toujours fructueuses, par une complicité toujours palpable, et ce même à distance, tandis que je me trouvais à Paris où mes recherches et la vie m’ont appelé plus d’une fois au cours des dernières années. Je vous suis également reconnaissant pour m’avoir soutenu financièrement tout au long de ces cinq années, en renouvelant mon engagement à titre d’assistant de recherche au sein du Groupe de travail sur les arts du roman (TSAR), l’équipe de chercheurs enfoncés dans la pensée souvent embrouillée des romanciers sur leur pratique, et dont il ne tiendrait qu’à votre absence pour qu’elle s’y égare. Pour avoir contribué, en un mot, à faire de cette thèse une belle aventure, soyez assurée, chère Mme Daunais, de ma reconnaissance profonde. Ma reconnaissance va également à Christophe Pradeau, qui m’a accueilli lors d’un stage que j’ai effectué à l’Université Paris 13 à l’automne 2007. Les ouvrages qu’il m’a conseillés de lire, les discussions que nous avons eues vi ensemble m’ont chaque fois orienté vers des pistes de réflexion stimulantes, et dont certaines se sont avérées capitales pour mon étude. Je ne peux passer sous silence l’appui de mes parents. De les voir ne jamais douter de mes capacités ni même paraître déroutés vis-à-vis de mon entreprise a toujours été pour moi une source de réconfort. Un merci tout spécial à la famille Vernet : Henri, Simone et leur fils Matthieu, qui m’ont pris sous leur aile durant cette dernière année de rédaction, m’ayant notamment permis de séjourner durant un mois dans leur charmant mas niché au fond du Gard, où j’ai rédigé un chapitre et laissé une dent. Enfin, je tiens à exprimer ma gratitude envers le Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, qui m’a entre autres donné la chance d’aller passer une année à l’École Normale Supérieure de Paris. Cette recherche n’aurait pu voir le jour sans l’apport financier du Fonds FQRSC et du Décanat des études supérieures et postdoctorales de l’Université McGill, lequel m’a octroyé les bourses « Philip F. Vineberg » et « Max Stern » pour mener ma recherche. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. vii Table des matières Page de titre .............................................................................................................. i Résumé .................................................................................................................... ii Summary ................................................................................................................ iii Remerciements ......................................................................................................... v Table des matières ................................................................................................. vii Liste des abréviations ............................................................................................. ix Introduction .......................................................................................................... 11 Chapitre 1 - L’énigme Albertine ........................................................................ 37 1.1 Des yeux qui font voyager ............................................................................... 38 1.2 L’être de fuite, l’être de vitesse ........................................................................ 43 1.3 La vie en transit, l’espace de « l’entredeux » ................................................... 46 1.4 Les ruses de l’être de fuite. Portrait d’Albertine en soldat moderne ............... 53 1.5 Albertine : un personnage représenté « comme pour être vu de profil » ......... 57 1.6 D’où vient Albertine ?...................................................................................... 64 Chapitre 2 - Le défilé : prélude à la vitesse moderne ....................................... 67 2.1 Naissance de la foule........................................................................................ 68 2.2 Les Goncourt et l’art du défilé ......................................................................... 74 2.3 L’esthétique du « splendide isolement », ou quand l’art du défilé s’avère un art de la disparition .................................................. 88 2.4 L’Éducation sentimentale : l’interminable défilé............................................. 98 2.5 Albertine, le défilé en soi ............................................................................... 110 2.6 Comment s’individualise un passant. L’exemple d’Une double famille de Balzac .................................................. 115 2.7 Albertine, une incarnation de la Passante, ou l’amour impossible de la passante ........................................................... 122 2.8 « La fuite innombrable des passantes » : un mouvement truqué ................... 134 viii Chapitre 3 - L’inertie : destination de la vitesse moderne ............................. 141 3.1 Le roman à l’ère du modernisme, ce nouvel anachronisme qu’est l’homme ....................................................... 142 3.2 Le voyage moderne : l’insouciance de la destination, « l’ivresse d’être seul », quelle aventure ? .................................................... 151 3.3 Le glissement, ou le degré zéro de la friction/fiction ..................................... 157 3.4 Le cadre du glissement, le véhicule moderne au service du regard ............... 161 3.5 L’automobile [nous met-elle] en communication directe avec le monde ? De nouvelles formes de lointain ................................................................... 165 3.6 « Les voyages d’aujourd’hui ne sont plus des voyages mais des raids ! » : la faim/fin de l’horizon ................................................................................. 179 3.7 L’Homme pressé, la vie à zéro ....................................................................... 186 3.8 Quand nomadisme et sédentarité se confondent, le centre comme « pôle d’inertie » ................................................................ 198 3.9. Les pratiques ou jeux d’espace de Valery Larbaud : quand l’immobilité n’est pas synonyme d’inertie ........................................ 203 3.10 La « conversion après la procession », la « vie d’hôtel », le luxe de la lenteur ......................................................... 210 Chapitre 4 - Disparition d’Albertine ................................................................ 220 4.1 L’accident, ou l’amour sous le signe de la menace........................................ 221 4.2 Le rapt d’Albertine ......................................................................................... 228 4.3 L’envie de vitesse de Marcel et l’accident d’Albertine : un transfert de châtiment ................................................................................ 236 4.4 Disparition d’Albertine : le personnage en liberté ......................................... 244 4.5 Disparition d’Albertine : le personnage en liberté (suite et fin) .................... 257 Conclusion .......................................................................................................... 265 Bibliographie ...................................................................................................... 281 ix Liste des abréviations L’édition d’À la recherche du temps perdu que nous employons pour ce travail est celle publiée en sept volumes (« Folio ») chez Gallimard (Paris), entre 1987 et 1992. Nous y référerons au moyen des abréviations suivantes : DCS Du côté de chez Swann AJF À l’ombre des jeunes filles en fleurs CG Le Côté de Guermantes SG Sodome et Gomorrhe LP La Prisonnière AD Albertine disparue TR Le Temps retrouvé Vu la fréquence à laquelle certaines œuvres de Larbaud, Mirbeau et Morand sont convoquées, nous les communiquerons également à l’aide des abréviations suivantes : AB A.O. Barnabooth (Valery Larbaud) JBB Jaune bleu blanc (Valery Larbaud) LS La 628-E8 (Octave Mirbeau) HP L’Homme pressé (Paul Morand) x À la mémoire de ma grand-mère, Rolande Lemoine Ton « bonhomme » ne t’oublie pas
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