Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 La pluralité humaine comme essence du politique : Hobbes et Hannah Arendt Guillaume Gaston Nguemba Université de Maroua, Cameroun Résumé La théorie politique de Hobbes énonce un principe, celui de l’ordination de la multitude. Elle montre que le présupposé le plus général de l’Etat est que la multitude soit toujours ordonnée à la volonté d’un seul. Bien qu’ayant vu la profondeur de la pensée politique de Hobbes, Hannah Arendt ne se gardera pourtant pas d’y apporter des objections. Elle pense que le libéralisme politique classique dans sa version anglaise a construit une théorie politique qui aboutit à une instrumentalisation de l’Etat en vue de la protection des droits individuels, ce qui fait de l’artificialisme de Hobbes une théorie politique de l’individualisme. Or, si Hannah Arendt a critiqué la philosophie politique moderne, c’est pour montrer comment celle-ci a manqué l’essence du politique par la disqualification de la pluralité. L’intérêt de cet article consiste à montrer comment le concept de pluralité, saisi dans sa double dimension phénoménologique et volontariste, aboutit chez Hannah Arendt à l’idée d’une pensée politique humaniste. Mots-clés : Pluralité, politique, liberté, action, désir de reconnaissance, intersubjectivité, État, état de nature, individualisme. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 633 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 Abstract Hobbes’s political theory states a principle that of, the ordination of the multitude. It portrays that the most general presupposition of the State is that the multitude be always ordered by the will of an individual. Although Hannah Arendt has seen the depth of Hobbes’ political thought, she does not, however, always refrain from opposing it. She thinks that classical political liberalism in its English version has built a political theory leading to the instrumentalisation of the State for the protection of individual rights, that is, what makes Hobbes’s artificialism a political theory of individualism. Therefore, if Hannah Arendt has criticized modern political philosophy, it is to show how this philosophy has missed the essence of politics by disqualifying pluralism. The interest of this article consists in showing how the concept of plurality, taken into its double dimension phenomenological and voluntaristic, results to the idea of a humanist political thought for Arendt. Keywords: Plurality, politics, freedom, violence, gratitude desire, inter-subjectivity, State, state of nature, totalitarism. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 634 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 Introduction Cornelius Castoriadis, dans son deuxième volet des Carrefours du labyrinthe, commence son propos sur « La polis grecque et la création de la démocratie »1 par ces questionnements : « Comment peut-on s’orienter dans l’histoire et la politique ? Comment juger et choisir ? » (1986 : 325). C’est dans la contextualisation de ces interrogations que nous situons notre réflexion sur le concept de « pluralité » comme principe constitutif du politique chez Hannah Arendt et Thomas Hobbes. En contrevenant à toutes les conceptions ancienne et moderne du politique et particulièrement à la légendaire formule d’Aristote selon laquelle « l’homme est par nature un animal politique » (1989 : 28/1252a)2, Hannah Arendt développe une conception déroutante de l’action politique qui, selon elle, se démarque de toute représentation solitaire ou individualiste de l’œuvre humaine. Elle différencie conceptuellement agir et faire en reprenant à son compte la distinction aristotélicienne de la praxis (l’action) et de la poïèsis (la fabrication). L’action politique, qui se réfère aux principes de souveraineté, de gouvernementalité et de procéduralité, trouve exclusivement son fondement et sa finalité dans la pluralité humaine. En quoi donc le déni du concept de pluralité a-t-il gravement désorienté la philosophie politique moderne et provoqué le dépérissement de la politique ? Quel jugement Hannah Arendt porte-t-elle particulièrement sur l’artificialisme antinaturaliste de Hobbes ? Autrement dit, quel statut Hobbes accorde-t-il à la pluralité humaine, s’il conjoint paradoxalement à ce concept l’idée d’une nature humaine ? Hobbes serait-il contrevenu à son projet initial qui était d’informer la multitude au moyen d’un contrat? L’objectif de cet article est de procéder à une analyse critique du concept de pluralité en philosophie politique moderne. Nous examinerons tout d’abord la thèse de Hobbes pour comprendre le sens qu’il donne à ce concept dans sa théorie politique. Nous montrerons ensuite les limites et les insuffisances que Hannah Arendt trouve aux idées de Hobbes qui, selon elle, transforment la pluralité humaine en une multitude d’hommes dont seul le « dieu mortel » (Hobbes, 2000 : 288) peut en garantir la paix et la sécurité, ce qui constitue à ses yeux une dérive de la pensée politique. Nous procéderons enfin à la critique de cette critique pour examiner, si possible, d’autres horizons susceptibles de conduire à des interprétations plus nuancées du concept de pluralité. 1. Hobbes et la pensée de la multitude Hobbes a développé d’une manière tout à fait originale l’idée de multitude. Pour parvenir à la déduction du principe d’unité, qui constitue le présupposé le plus général du corps politique, Hobbes pense la multitude comme ce qui est au fondement de toute réflexion sur la constitution de l’ordre civil. Le principe de l’Etat est donc l’ordination de la multitude, soit par la volonté d’un seul, soit par la volonté de tous. 1 Texte d’une conférence prononcée le 15 avril 1982 à New York, lors de l’un des « Hannah Arendt Memorial Symposia in Political Philosophy » organisés par la New School for Social Research, et portant sur « L’origine de nos institutions » 2 Nous référons ainsi les œuvres anciennes (après l’année d’édition, nous référons la page et puis le numéro du fragment.) http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 635 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 1.1. Le concept de pluralité Selon Hannah Arendt, toute pensée politique authentique doit partir de la pluralité humaine pour déduire les caractéristiques de l’ordre social et politique. Ce qui signifie que toute philosophie politique digne de ce nom doit se départir de toute présupposition anthropologique ou sociale fondée sur l’idée d’une nature humaine. La pluralité des hommes est la seule chose qui soit empiriquement donnée et dont il faut tenir compte dans la déduction ou la définition de ce qui justifie la nécessité d’un ordre politique volontairement consenti. C’est ce qui fait de Hobbes l’une des grandes figures de l’artificialisme moderne, même si Hannah Arendt va penser qu’il n’est pas resté fidèle à son principe de départ. 3 Ce qui est important chez Hobbes, comme nous l’avons dit, c’est l’idée que la politique se fonde sur l’ordination de la multitude (Mairet, 1987 : 6). Ainsi, les hommes, parce qu’existant naturellement comme multitude, auront des sentiments d’envie et de haine les uns envers les autres, se verront obligés de se confier à l’Un qui se chargera de veiller sur leur vie et leur sécurité. Ainsi, comme le pense Hobbes, « la multitude ainsi unie en une personne est appelée un État, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense.»4 L’idée qui se dégage de cette pensée est que l’État comme Corps politique artificiel naît de la multitude des hommes unifiée en une seule personne. « On dit qu’un État est institué quand les hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun… » (Ibid. : 290). Il convient cependant de noter que chez Hobbes, la pluralité ou encore la multitude ne se limite pas au seul nombre, elle renvoie tout également à la diversité. Contrairement à ce que l’on peut croire, Hobbes n’exclut pas la diversité de sa conception de la multitude. Comme le rappelle Arendt, les hommes ne doivent pas être de simples reproductions d’une essence générique. La pluralité n’a de sens véritablement politique que si elle s’ajuste à la diversité. C’est pour cette raison que l’anthropologie hobbesienne est une anthropologie de la diversité, puisque l’uniformité, tout comme l’hostilité, peuvent conduire à des dérives totalitaires. Les chapitres VI (traité des passions), VIII (traité de l’esprit) et X (traité des valeurs) du Léviathan attestent de l’importance que Hobbes accorde à la diversité des hommes. Il faut dire que l’une des thèses que développe majestueusement la philosophie politique de Hobbes est que la diversité des constitutions humaines est un fait irréductible. Il existe une variabilité des comportements et des attitudes parce qu’il y a une variabilité des hommes. La nature humaine n’est pas perçue chez Hobbes comme une réalité constante. Elle se dilue dans la diversité des passions et des affects. Chaque individu s’investit selon ses intérêts. Mais il faut toutefois noter que cette diversité des passions n’exclut pas pour autant la similitude des comportements, c’est ce qui est affirmé à la fin de l’introduction du Léviathan : (…) par la similitude même des pensées et des passions d’un homme avec les pensées et passions d’un autre, quiconque regarde en soi-même et considère ce qu’il fait quand il pense, réfléchit, raisonne, espère, craint, etc., et sur quels fondements, celui-là lira et 3 Idée qui mérite d’être discutée au regard de certaines analyses comme celles de Strauss et Kojève développées par Philippe Crignon, in Klesis-Revue philosophique : 2009=12/ Hobbes : L’Anthropologie. 4 C’est Hobbes qui souligne. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 636 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 connaîtra, par cela même, les pensées et passions des autres humains, dans les mêmes occasions. 5 (Hobbes, 2000 : 66) Mais cette similitude se limite aux seules passions qui sont presque identiques à tous les hommes et ne concerne nullement les objets de ces passions. Hobbes s’en explique ainsi : « Je parle de la similitude des passions, qui sont identiques chez tous les humains, désirs, peur, crainte, etc., non de la similitude des objets de ces mêmes passions, qui sont les choses désirées, craintes, espérées, etc. »6 (Ibid.) Cette remarque tient son importance du fait que Hobbes dans sa science morale et civile considère la « nature humaine », non comme une essence immuable, une substance naturelle, mais comme un fond commun universellement observable en tous les hommes. Ce fond commun n’est autre chose que l’ensemble des combinaisons affectives de l’esprit humain. Qu’est-ce qui est donc important aux yeux de Hobbes, la similitude des affects ou la dissemblance des objets ? (Philippe Crignon, 2009 : 90). La réponse à cette question dépend de l’importance que l’on peut accorder, soit à l’anthropologie, soit alors à la politique. Mais il convient de noter que si l’anthropologie se fonde sur la similitude des hommes, parce qu’il est question de « se lire » et se connaître par la similitude des passions et des affects des autres, la politique, elle, se fonde sur la diversité et la variabilité des mœurs. Hobbes écrit : Par MŒURS, je n’entends pas ici la bonne conduite, comme la façon dont on doit se saluer les uns les autres, ou comment il convient de s’essuyer la bouche ou de se curer les dents en société, et tout ce qui concerne les bonnes manières ; au contraire, j’entends ces qualités du genre humain qui concernent le fait de vivre ensemble dans la paix et l’union. 7 (2000 : 186) On voit bien que chez Hobbes les mœurs se rattachent à la civilité. Elles désignent l’aptitude à vivre en paix et en harmonie avec les autres. L’anthropologie hobbesienne, fondée sur la science des passions et des affects, conduit inévitablement à la question politique. L’état de guerre permanente, chacun contre chacun, ne peut donc pas se déduire de la nature unique des hommes. Il est sans aucun doute le fait de la pluralité des hommes. Similitude et dissemblance constituent en quelque sorte les modalités principielles de la pluralité des hommes. Elles correspondent respectivement à l’anthropologie et à la politique qui, elles-mêmes, renvoient à la question de l’état de nature, c’est-à- dire à la condition naturelle des hommes avant leur entrée à l’état civil. 1.2. L’état de nature et la condition naturelle des hommes L’état de nature est défini par Hobbes, non pas comme une réalité historique, mais comme une hypothèse logique (Macpherson, 2004 : 44) qui permet de déduire théoriquement l’existence de l’Etat à partir d’une anthropologie des affections de l’homme, notamment les désirs et les passions. Hobbes n’emploie pas fréquemment le terme « état de nature », il préfère parler, comme au chapitre XIII du Léviathan, de « la condition du genre humain à l’état de nature ». Le but dudit chapitre est de montrer qu’en l’absence d’un pouvoir qui garantisse aux hommes la paix et la sécurité, il n’y a qu’un état de guerre de tous contre tous. Cet état de guerre permanente est déduit des penchants naturels des 5 C’est l’auteur qui souligne. 6 C’est l’auteur qui souligne. 7 C’est l’auteur qui souligne. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 637 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 hommes. L’idée d’un état de nature ne vient donc pas du fait que Hobbes s’imagine un état historique lointain où les hommes auraient vécu dans des conditions de vie primitive, sans une moindre sociabilité. L’homme naturel de Hobbes n’est pas l’homme primitif des origines. L’état de nature qui dérive non des origines, mais des inclinations naturelles des hommes, est décrit tout d’abord par Hobbes comme un état où les hommes sont naturellement égaux : La nature a fait les humains si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit que, bien qu’il soit parfois possible d’en trouver un dont il est manifeste qu’il a plus de force dans le corps ou de rapidité d’esprit qu’un autre, il n’en reste pas moins que, tout bien pesé, la différence entre les deux n’est pas à ce point considérable que l’un d’eux puisse s’en prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l’autre ne pourrait prétendre aussi bien que lui. (Hobbes, 2000 :220) Il s’ensuit que les hommes sont égaux par nature et cette égalité est une égalité de principe, elle n’est pas fondée sur une uniformisation empirique des facultés. Il s’agit pour Hobbes d’une égalité selon le droit de nature8. Le principe d’égalisation qui veut que quelque soit le degré de force ou de puissance physique, le plus faible soit suffisamment fort pour tuer ou tromper le plus fort, conduit indiscutablement à une homogénéisation des hommes. Voilà pourquoi Hobbes trouve que parmi les humains, « l’égalité est plus grande en ce qui concerne les facultés de l’esprit qu’en ce qui concerne la force. » (2000 : 221) Un autre principe qui conduit à l’idée d’une nature humaine chez Hobbes est la généralisation de la défiance et de la guerre. L’égalité engendre la défiance : « si deux humains désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir l’un et l’autre, ils deviennent ennemis et, pour parvenir à leur fin (qui est principalement leur propre conservation et parfois seulement leur jouissance), ils s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre. » (2000 : 222) De la défiance mutuelle à la guerre généralisée il n’y a qu’un pas : à force de contempler leur propre puissance à l’œuvre dans les conquêtes, ils les poursuivent bien au-delà de ce qui est nécessaire à leur de sécurité ; si bien que les autres, qui sans cela se seraient contentés de vivre tranquillement dans des limites modestes, augmentent leur puissance par des attaques, sans quoi ils ne seraient pas longtemps capables de survivre en se tenant seulement sur la défensive. (2000 : 223) Hobbes reconnaît à la nature humaine trois sources de conflit, notamment la concurrence ou la compétition, la défiance et la gloire. La première, comme il le souligne, conduit à la recherche du profit, la seconde à la sécurité et la troisième à la réputation. […] Dans l’état de nature tous les hommes ont le désir et la volonté de faire du mal, mais ils ne procèdent pas des mêmes causes […]. Car tel homme, se fondant sur l’égalité naturelle qui règne parmi nous, accorde à autrui autant qu’à lui-même (ce qui est raisonnement d’homme modéré qui a juste opinion de son pouvoir). Tel autre, au contraire, s’imaginant au-dessus d’autrui, s’accorde licence de faire tout ce qu’il veut et 8 C’est ce qui est expliqué au chapitre XV du Léviathan, Hobbes énonce une caractéristique importante de la modernité : le juste n’existe pas dans la nature. Pour vivre en paix et en sécurité, les hommes doivent renoncer au droit qu’ils ont sur toutes choses, c’est-à-dire au droit de nature. Ce sont donc les conventions qui leur garantissent la paix et la justice. Est donc injuste ce qui est contraire aux conventions. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 638 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 exige respect et honneurs comme lui étant dus en priorité ( ce qui est raisonnement d’esprit fougueux ). Son désir de faire du mal vient de la vaine gloire et de la fausse opinion qu’il a de sa force ; celui du premier procède de la nécessité de défendre sa personne, sa liberté et ses biens contre la violence du second. (Hobbes cité par Macpherson, 2004 : 82) Le mal vient de la nature des hommes et des relations qui existent entre eux. L’état de nature est donc un état d’insécurité et de violence permanente. Une autre caractéristique que Hobbes attribue à cet état est qu’il n’est pas seulement un état de violence, il est également un « temps », c’est-à-dire une période où les hommes manifestent la volonté de tout résoudre par le conflit. Car, comme le remarque Hobbes : […] de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. (Hobbes, 2000 : 224-225) La plus grande menace n’est donc pas la guerre en tant que telle, ce qui constitue le plus grand danger, c’est ce que Hobbes appelle le « temps de guerre » où rien n’est assurant, les hommes vivent dans un horizon d’incertitude. La peur de la mort et de la violence constitue le motif majeur qui pousse tendanciellement les hommes à renoncer à leurs droits de nature pour se confier à un souverain par le moyen d’un pacte. La condition humaine à l’état de nature est donc problématique chez Hobbes puisque la fondation de l’État ne suppose aucun préalable ontologique. Les hommes n’ont naturellement ni le désir, ni la capacité de vivre ensemble. Seule l’institution de l’État peut les conduire au vivre- ensemble. Pour Hobbes, l’individu et la communauté existent conjointement. La partie ne précède pas le tout, ni le tout la partie. La communauté civile, fondement de toutes les autres communautés, ne suppose aucun donné à sa base. Les hommes partent d’eux-mêmes tels qu’ils existent dans leurs relations naturelles pour contracter entre eux des conventions en vue de la paix et de la sécurité. Mais ce que Hannah Arendt conteste chez Hobbes, c’est le fait qu’il n’y a pas dans sa pensée politique une rupture radicale avec la pensée antique d’inspiration aristotélicienne, attribuant à l’homme une nature politique. Tout compte fait, il y a chez Hobbes l’idée d’une nature humaine, même si cette idée n’est pas systématisée comme chez Aristote. Toujours est-il dit que les hommes, formant une multitude, ne décident pas à partir de rien de former une communauté civile, ils se fondent sur ce qu’ils sont, non pas ontologiquement, mais accidentellement dans leurs relations avec les autres. Si l’homme n’est donc pas un zoon politikon, il est tout au moins un être relationnel, un homo homini. C’est cette idée de dynamisme relationnel comme fondement du politique qui mérite d’être examinée chez Hannah Arendt. 2. La critique arendtienne du zoon politikon L’un des objectifs de la pensée politique de Hannah Arendt, comme nous l’avons souligné, a consisté à réfuter jusqu’à la moindre preuve la disqualification de la pluralité dans la pensée politique moderne, en mettant en exergue les limites de la thèse aristotélicienne sur la nature politique de l’homme. Que pense donc Hannah Arendt de la question de l’homme en politique ? http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 639 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 2.1. La caractérisation de la politique et la question de l’homme. Comment la pensée politique a-t-elle abordé la question de l’homme ? Et inversement, comment la pensée de l’homme a-t-elle infléchi sur la politique ? Hannah Arendt aborde la problématique définitionnelle de l’homme et de la politique par la critique de la conception essentialiste de la politique développée par Aristote : « l’homme est par nature un animal politique » (1989 : 28/1252a). Ce que Hannah Arendt conteste dans cette thèse, c’est l’idée que l’homme soit doté d’une nature politique, donc que la politique dérive non pas du monde, mais plutôt de la nature, ou de l’essence de l’homme. Il faut souligner que la méthode aristotélicienne consistait à expliquer chaque chose par son principe. En tant que science théorématique, la politique découle de la nature, c’est-à-dire de la « tendance » qu’a l’homme de vivre en communauté. Il y a donc communauté politique parce qu’il y a une nature politique de l’homme. Contrairement à cette idée, Hannah Arendt pense que « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine. » (1995 : 37) C’est la pluralité qui constitue l’essence de la politique. Il n’y a de politique que là où il y a des hommes. Il convient toutefois d’établir une distinction entre la pluralité et la simple multitude des individus. La pluralité renvoie aux concepts de relation et d’unicité : « la pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître. » (Hannah Arendt : 1983, 42-43). La pluralité humaine est quelque chose de plus complexe que la simple multitude. Elle signifie identité et différence dans un monde où la liberté permet l’action et la parole. Hannah Arendt souligne que la pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. (Ibid. : 231-232) On comprend que les hommes sont reliés mais tout de même séparés parce qu’ils sont à la fois différents et identiques, ils tissent entre eux des liens qui les rassemblent et les séparent en même temps. Ils forment un monde commun : le monde des hommes. Le présupposé le plus général de la politique est l’existence du monde. Pour Hannah Arendt, l’Homme n’existe pas, il y a plutôt des hommes. La question politique est rattachée non pas à la question de l’homme comme entité métaphysique abstraite, mais à la problématique de la pluralité des hommes. C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même n’y aurait-il qu’un seul homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes identiques, qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce que la politique ? (1995 : 37) La disqualification de la philosophie et de la théologie sur la question politique date depuis le désaccord entre Platon et Denys, Aristote et le jeune Alexandre. Mais avant d’émettre des objections à http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 640 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 cette remarque arendtienne, il nous semble important de chercher à comprendre les raisons d’un tel échec : qu’y a-t-il dans la politique que la philosophie ne comprend pas ? Pourquoi, selon Hannah Arendt, les grandes œuvres de philosophie politique, y compris celles de Platon et d’Aristote que l’histoire de la philosophie a reconnu comme monumentales, ne sont jamais parvenues à la profondeur de la pensée politique ? Mais de quelle profondeur s’agit-t-il, celle des faits ou celle des idées ? La réponse est donnée par Hannah Arendt elle-même : « Le sens de la profondeur qui fait défaut n’est rien d’autre qu’un sens défaillant pour la profondeur dans laquelle est ancrée la politique. » (Ibid : 38). La philosophie politique que Léo Strauss (1994) distingue bien de la pensée politique en général a donc manqué l’idée de pluralité et même d’action, parce qu’il n’y a d’action possible que là où il y a des hommes et plus particulièrement des hommes libres. La politique a pour objet le monde, c’est-à-dire la pluralité. Hannah Arendt affirme que « La philosophie a deux bonnes raisons de ne jamais trouver le lieu de naissance de la politique. La première est : 1) Le zoon politikon : comme s’il y avait en l’homme quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence. C’est précisément là qu’est la difficulté ; l’homme est a- politique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation. C’est ce que Hobbes avait compris. 2) La représentation monothéiste de Dieu – (du Dieu) à l’image duquel l’homme est censé avoir été créé. A partir de là, seul l’homme peut exister, les hommes n’étant qu’une répétition plus ou moins réussi du Même. (1995 : 39) Cette critique est également dirigée vers l’Occident qui a cru trouver la solution en substituant l’histoire à la politique et en transformant l’homme en « Humanité ». (Ibid.) Il n’est donc pas étonnant que l’histoire soit le théâtre des violences de toute sorte où les individus sont sacrifiés sur l’auteur de l’Universel par la « ruse de la raison ». (Hegel, 1965 :129) Hannah Arendt pense que cette philosophie de l’histoire, faute de reconnaître le vrai sens de la liberté, c’est-à-dire un « espace intermédiaire propre à la politique », s’est repliée sur cette « absurdité épouvantable » qu’est la « nécessité » historique. (Ibid. : 40) Il y a donc un domaine propre à la politique, propice à l’action et à la liberté : l’espace interstitiel qui existe entre les hommes. La politique est la pensée de la liberté et la liberté n’a de sens réel que si elle se définit comme milieu d’intersubjectivité, c’est-à- dire d’interaction entre les hommes. Voilà pourquoi on n’est jamais libre tout seul. Je ne suis libre que si les autres le sont aussi. La liberté est toujours un espace politique d’intersubjectivité, défini et limité par la loi. C’est ce qu’Alexis Philonenko9 a bien compris chez Fichte. Les catégories de loi et de droit se définissent substantiellement comme des conditions d’intersubjectivité. Comme le souligne Luc Ferry, « l’intersubjectivité apparaît ainsi comme la condition nécessaire de l’existence même de l’individualité et de la conscience de soi. » (1984 : 152) C’est en ce point précis que la critique arendtienne de la politique et de l’homme montre lumineusement comment le concept d’individualité conduit inéluctablement à l’intersubjectivité. 9 La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Vrin, Paris, 1999. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 641 Volume 2 Issue 3 INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND December 2015 CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926 Nul doute qu’elle s’est abreuvée à la bonne source de Fichte10. L’idée du monde comme horizon de sens a tellement marqué Hannah Arendt qu’elle en a fait la source même de sa philosophie politique. Comme le pensait son maître Heidegger, à la différence de l’animal qui est « pauvre en monde », seul l’homme est riche en monde parce qu’il en est à la fois le serviteur et le maître. Le monde se limite exclusivement à l’ensemble des hommes et en cela il est à distinguer de la nature et de l’univers. C’est dans ce sens que Hannah Arendt s’interdit de penser la liberté en dehors du monde. L’idée d’une liberté hors monde est donc une absurdité. Notre monde est le monde de la liberté parce qu’il est l’expression de notre pouvoir de créer, voilà pourquoi le monde des hommes est un horizon sans limite. C’est ce que Robert Misrahi (2015) appelle le « pouvoir de créer ». La phénoménalité pratique de notre liberté s’exprime dans notre capacité de créer, c’est-à-dire le pouvoir de commencer quelque chose de nouveau. Le monde historique est essentiellement changeant. La liberté, la créativité, l’action et même la pensée (Hannah Arendt, 1991 : 27) sont autant de caractérisations qui découlent non pas de l’homme, mais des hommes, c’est-à-dire de la pluralité. Il n’y a donc pas sur terre de réalité autrement que plurielle, seul le genre humain manifeste la « paradoxale pluralité d’êtres uniques » (Hannah Arendt, 1983 : 232), parce que les hommes sont libres. Ils sont libres de créer, d’agir et de juger. Le jugement et plus précisément le bon jugement est la faculté politique par excellence, c’est elle qui confère à la pluralité des hommes le pouvoir d’humaniser le monde en le rendant perfectible. Sans se limiter à la politique excrémentielle des politiciens non réfléchis, la politique reste et demeure une pensée du monde, c’est-à-dire une pensée de la multitude. L’une des tâches auxquelles la philosophie politique devrait s’atteler consiste à délivrer la politique des préjugés. 2.2. La critique des préjugés Hannah Arendt, contrairement à certains théoriciens du politique, a focalisé son attention sur les préjugés qui déforment et désorientent le sens réel de la politique. Hannah Arendt n’est certainement pas la première, bien avant elle, Machiavel, dans le chapitre XV du Prince, souligne que « mon intention d’écrire des choses profitables à ceux qui les entendront, il m’a semblé plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination. » (1952 : 289) Le premier préjugé contre lequel Machiavel s’insurge est celui de la réduction de la politique au domaine de l’imagination, ce qui a conduit à la disqualification de la réalité effective de la politique dans le champ d’investigation philosophique. La conséquence de cette disqualification de la réalité va pousser Hannah Arendt à ce constat que « nous sommes parvenus à une situation dans laquelle nous ne nous comprenons pas politiquement, où nous ne nous mouvons précisément pas encore de façon politique. Le danger consiste en ce que le politique disparaisse complètement du monde. » (1995 : 43) Un autre préjugé contre la politique, selon elle, est la violence. L’invention de la bombe atomique, souligne-t-elle, a plongé l’humanité dans la peur de la politique. L’invention de cette redoutable arme a transformé la politique en une monstruosité effroyable, capable de faire disparaître l’humanité. Cette peur a nourri une illusion : l’espoir de voir un jour la politique disparaître du monde, espoir que Hannah Arendt qualifie d’utopique. 10 Le projet de Fichte dans la Grundlage des Naturrechts était, comme le souligne Luc Ferry (1984 :149), de résoudre la difficile question de l’existence d’autrui autrement que de façon simplement empirique et inductive. http://ijhcschiefeditor.wix.com/ijhcs Page 642
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