Histoire des Carolingiens Du même auteur RemideReims Mémoired'unsaint,histoired'uneÉglise ÉditionsduCerf,2010 PrixBordin(MoyenÂgeetRenaissance)del'Académie desInscriptionsetBelles-Lettresen2011 Pouvoirs,Égliseetsociété danslesroyaumesdeFrance,deBourgogneetdeGermanie, 888-1120 (direction) ÉditionsAtlande,2008 Clovis.RoidesFrancs ClassiquesGarnier,2012 ENCOLLABORATION Rerumgestarumscriptor HistoireethistoriographieauMoyenÂge MélangesMichelSot (avecKlausKrönert,MagaliCoumertetSumiShimahara) PUPS,2012 Normesethagiographiedansl'Occidentmédiéval ActesducolloqueinternationaldeLyon (avecThomasGranier) Brepols,àparaître Marie-Céline Isaïa Histoire des Carolingiens e- e siècle VIII X Points ISBN978-2-7578-3959-1 ©ÉditionsPoints,février2014 LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisation collective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédé quecesoit,sansleconsentementdel'auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueune contrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL.335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle. Àlamémoired'HélèneRioux Introduction Quandilécritl'histoiredesontemps,legrandlaïcÉginhard (morten840)choisitdelascanderparlasuccessiondesrois carolingiens suivant une lignée qui, issue de Charles Martel (morten741),fleuritenCharlemagne(morten814).Letitre du livre de Laurent Theis paru en 1990, L'Héritage des Charles1, souligne cette allure dynastique de l'histoire écrite duIXesiècle.Lemomentcarolingienseraitl'histoiredecette famillequis'estimposéeàlatêted'unempireavantdesom- brer dans des luttes qui ne pouvaient être que fratricides2. Cetteprésentation,d'autantplusindiscutablequ'elleestlefait des contemporains eux-mêmes – et des Annales royales notamment–estutiliséepourdesraisonsmoinsscientifiques: elleflattenotregoût,tantpourlesépopéesfamilialesquepour les success stories et l'héroïsation de quelques figures sin- gulières. Charles Martel, de ce point de vue, a tout pour plaire.Filsdelaconcubineduroi,ils'évadedesgeôlesdela marâtrepourconquérirparlaforce letrône auquel l'hérédité neluipermettaitpasdeprétendre.C'estunefigurederoman3. 1. L.Theis,NouvellehistoiredelaFrancemédiévale,vol.2:L'Héritage desCharles,Paris,Seuil,«PointsHistoire»,1990. 2. P. Riché, Les Carolingiens, une famille qui fit l'Europe, Paris, Hachette,1983. 3. RichardGerberdingacontreditcettelégenderomanesqueenrendantà Charles, avec l'identité de sa mère Alpaïde, tout un entourage de soutiens politiques(TheRiseoftheCarolingiansandtheLiberHistoriaeFrancorum, Oxford,ClarendonPress,1987,p.116-140).PaulFouracrepréfèreinsister 8 HistoiredesCarolingiens L'historiographie contemporaine cependant répugne à cesfacilitésetpeineàsituerlepersonnage:ilestprésentéici comme un usurpateur brutal car il profite en opportuniste barbare de l'affaiblissement de la royauté mérovingienne – un fossoyeur donc4; mais c'est plutôt un débutant brouil- lon vu depuis l'âge d'or du IXe siècle carolingien –, révélant sous un jour trop cru des excès qu'on voudrait prendre pour des erreurs de jeunesse, dont la violence permanente et la prouesse militaire érigées en fondement absolu de toute légitimité politique5. Il est prince mais n'est pas roi, se situe à cheval entre le VIIe siècle et le VIIIe siècle, entre les Méro- vingiens et les Pippinides, sans être davantage l'un que l'autre d'ailleurs. C'est un sujet d'étude surgi du chaos entre deux périodes réglées, celle des Mérovingiens, celle des Carolingiens. Pour mieux le comprendre, dit-on, il faut donc l'isoler, sous peine de le transformer en simple cheville, en charnière, en entracte6. Cette prudence contemporaine constitueensoiunprogrèsnotableparrapportauxélucubra- tions sur le thème de Charles Martel, héros de la défense patriotique, ou pire, rempart de l'Occident contre l'invasion surl'humilitédesapositiondanslafamillepippinideetrenvoielesconclu- sions de Richard Gerberding au rang des hypothèses (The Age of Charles Martel,Harlow/Londres/NewYork,Longman,2000,p.55-56). 4. LevolumedelaNewCambridgeMedievalHistorysurlesroyaumes barbares(P.Fouracre[éd.],Cambridge,CambridgeUniversityPress,2005) s'interromptparexemplevers700,àladifférencedulivredeIanWoodqui inclutCharlesMartelaunomdelacontinuitéinstitutionnelle(TheMerovingian Kingdoms,450-751,Londres,Longman,1994). 5. La dernière biographie de Charles dont j'ai eu connaissance explore l'idéed'unCharlesfondateur(A.Fischer,KarlMartell.DerBeginnkarolingi- scherHerrschaft,Stuttgart,W.Kohlhammer,2012).L'ouvragedeStéphane Lebecq se distingue ici par son approche chronologique plus originale et convaincante(NouvellehistoiredelaFrancemédiévale,vol.1:LesOrigines franques,Ve-IXesiècle,Paris,Seuil,«PointsHistoire»,1990). 6. C'est le parti qu'ont pris les deux dernières synthèses publiées sur CharlesMartel:J.Jarnut,U.Nonn,M.Richter(dir.),KarlMartellinseiner Zeit, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1994; P. Fouracre, The Age of Charles Martel,op.cit. Introduction 9 musulmane7. Mais elle renonce trop vite à l'idée d'un Charles «entre deux âges», qui a pourtant encore à nous apprendre: par sa carrière, l'homme est bien l'incarnation d'un type de gouvernement aristocratique mérovingien, dans le contexte d'une Gaule où meurt l'Antiquité tardive; dès aprèssamort,Charlesdevientcependantl'objetdeconstruc- tions mémorielles politiques où l'idée d'une transmission familialed'uncharismeroyalprendtoutesaplace.Ilnepeut être le fondateur de la dynastie carolingienne, n'ayant pas régné: les rois, ses héritiers, le désignent pourtant comme l'origine et le symbole d'une domination qu'ils disent, dès lors,«carolingienne».Vers720,Charlesn'estpasunsouve- rain carolingien, mais il est décrit comme «un homme doué, remarquable et capable» dans le «Livre de l'histoire des Francs» (Liber historiae Francorum, cap. 49). Vers 750, il estdevenu,selonl'HistoiredesFrancs,lameilleurejustifica- tionaurègnedesonfilsPépin8. 7. LeportraitcombinédeCharlesenfilsillégitimesauveurdelachrétienté etdel'Occidentestdéjàtrèsélaborédanslelivred'EdwardGibbon,Histoirede la décadence de l'Empire romain: «Les Sarrasins s'étaient avancés en triomphedeplusd'unmillierdemilles,depuislerocherdeGibraltarjusqu'aux bordsdelaLoire;encoreautantetilsseraientarrivésauxconfinsdelaPologne etauxmontagnesdel'Écosse:lepassageduRhinn'estpasplusdifficileque celuiduNiletdel'Euphrate,etd'unautrecôtélaflottearabeauraitpupénétrer danslaTamisesanslivreruncombatnaval.Lesécolesd'Oxfordexpliqueraient peut-êtreaujourd'huileCoranetduhautdeleurschaires,ondémontreraitàun peuplecirconcislasaintetéetlavéritédelarévélationdeMahomet.Legénieet lafortuned'unseulhommesauvèrentlachrétienté»(Histoiredeladécadence de l'Empire romain, t. 10, trad. F. Guizot, Paris, A. Desrez éditeur, 1828, p.365).Voirparcuriositélacontradiction,fondéesurdessourceslittérairestrès tardives,queluiapporteSalahGuemriche(Abder-RahmancontreCharles Martel.LavéritablehistoiredelabatailledePoitiers,Paris,Perrin,2010). 8. R. Gerberding, The Rise of the Carolingians, op. cit.; R. Collins, «DeceptionandMisrepresentationinEarlyEight-CenturyFrankishHistorio- graphy»,inJ.Jarnut,U.Nonn,M.Richter(dir.),KarlMartellinseinerZeit, op. cit., p. 227-247; P. Fouracre, «Writing about Charles Martel», in P. Stafford, J. L. Nelson, J. Martindale (dir.), Law, Laity and Solidarities. Essays in Honour of Susan Reynolds, Manchester, Manchester University Press,2001,p.12-26. 10 HistoiredesCarolingiens L'une et l'autre source cependant, et malgré l'inflexion idéologique qui prévaut après 750, ne se présentent pas comme des histoires familiales mais comme des histoires «franques». Or la dimension nationale de ces histoires est loin d'avoir toujours la même signification. Le Liber histo- riae Francorum appelle Franci, «les Francs», ces hommes quisontcapablesdesechoisirdesroisdanslafamilleméro- vingienne et de lever des troupes contre Charles Martel: «[Après 711] les Francs établissent sur le trône Daniel, qui était clerc il y a peu mais dont les cheveux tondus repous- saient,etl'appellentChilpéric;surce, ilsmettentl'armée en branle jusqu'à la Meuse contre Charles» (cap. 52). Ce Chilpéric conduit les Francs au-delà de la forêt d'Ardenne jusqu'au Rhin, et Charles ne peut les attaquer qu'à leur retour, alors qu'ils reviennent de Cologne chargés de butin. Les «victoires» qu'il remporte sur eux à Amblève en 716 (aujourd'huienBelgique),puisàVinchy(Nord)en717sont pour le Liber des défaites des Franci (cap. 52-53). L'auteur, defait,appelle«Francs»cesaristocratesvenusd'unerégion située entre la Seine et l'Oise qui pensent que la famille mérovingienne est seule légitime. L'Histoire des Francs qui reprend le même vocabulaire une génération plus tard lie cette fois le «prince Charles» et les Francs, en prélude à la batailledePoitiersen732:«LeducEudes,voyantqu'ilétait dépassé et qu'on se moquait de lui, incita le peuple sans foi desSarrasinsàluivenirenaidecontreleprinceCharlesetle peuple des Francs» (cap. 13). La troisième étape de cette évolution rapide se trouve dans une autre strate de rédaction del'Histoire,aucoursdesannées760,quiévoquelessuccès de Charles Martel en ces termes: «Charles vainqueur revint [de Frise] dans le royaume des Francs, avec des prises de guerre et des dépouilles nombreuses […] Il plaça sous le contrôledesesagentslavilledeMarseille,etArles,etrevint avec de grands dons et trésors, dans le royaume des Francs, au siège de son pouvoir» (Continuations, cap. 18). Charles, parce qu'il a mené victorieusement «les Francs» au combat