ARMAND NICOLAS HISTOIRE de la MARTINIQUE Des Arawaks à 1848 Tome 1 L'Harmattan L'Harmattan Inc. 5-7,rue de J'École Polytechnique 55,rue Saint-Jacques 75005 Paris -FRANCE Montréal (Qc) -CANADA H2Y lK9 Cet ouvrage a étépublié avec leconcours du Conseil Régional de la Martinique En couverture: Chasseurs d'esclaves marrons. Gravure du XIXe de la collection du Bureau du Patrimoine du Conseil Régional de la Martinique. @ L'Harmattan, 1996 ISBN: 2-7384-4859-3 AVANT-PROPOS Cet ouvrage répond à une attente et à une nécessité. En effet, jusqu'à nosjours les historiens n'ont abordé l'histoire de la Mar- tinique qu'en la traitant par périodes ou par thèmes particuliers. Depuis quelques années, des études et des ouvrages de grande valeur (HistoriaI Antillais, etc.) ont été publiés - fait nouveau- par une génération d'historiens antillais talentueux (Jacques Adé- laïde-Merlande, Liliane Chauleau, Cécile Celma, Jacques Petit- jean-Roget, René Achéen, Léo-Elisabeth, J.-~ Moreau, Françoise Thésée, Gilbert Pago, J.-C. William, Édouard Delépine, Marie- Hélène Léotin, Alain Blérald et d'autres) oupar des universitaires métropolitains (G. Debien, Y. Benot, etc.). Leurs travaux ont ouvert la voie et beaucoup apporté àla connaissance de l'histoire de la Martinique. Je leur dois beaucoup et je les en remercie. Mais au-delà de ces tranches et de ces aspects particuliers il était nécessaire d'avoir une vision globale, laplus totale possible, en un seul ouvrage. Ce livre sera donc le premier à embrasser près de 2000 ans du passé martiniquais, des origines amérin- diennes à 1939. Mon objectif a été d'aller à l'essentiel, de dégager les lignes directrices, les temps forts, les tournants historiques. L'histoire n'est plus conçue comme un simple récit des événements. Elle se doit d'étudier l'évolution des sociétés, des hommes dans tous leurs aspects (économique, social, politique, culturel). J'ai essayé de le faire. Cependant je n'ai pas escamoté certains détails, certains évé- nements mineurs qui agrémentent le récit, font souvent l'origi- nalité de la vie, d'une époque, d'une personnalité et permettront aux Martiniquais d'aujourd'hui de se retrouver dans leur quoti- dien et de mieux comprendre leur environnement. 5 Mon livre est donc une somme qui s'est élaborée non seule- ment par la lecture et l'analyse de centaines d'ouvrages, dejour- naux, de documents (qu'il serait trop long de citer), mais aussi par mon activité d'archéologue amateur et par une réflexion basée sur mon expérience de professeur de lycée et de citoyen accumulée au cours d'un demi-siècle vécu au cœur même de l'action publique dans mon pays. Je ne l'ai pas écrit pour un cénacle de spécialistes. Ce n'est pas une étude savante. De là son langage simple, accessible à tous, son souci de clarté. Je l'ai voulu commode, facile à manier, utili- taire. Qu'on m'excuse ici de ne pas publier de bibliographie et d'appareil critique, d'avoir éliminé les illustrations (il y en a, ailleurs, d'excellentes) pour nepas alourdir l'ouvrage etpar souci d'économie. On ytrouvera peut-être parfois de lapassion, parce que celivre est l'aboutissement d'un rêve d'adolescent, étudiant à la Sor- bonne et parce que je suis de ceux qui pensent que la passion dynamise la création et l'action. Mais à aucun moment elle n'a déformé la réalité et porté atteinte à une objectivité rigoureuse. L'ignorance de l'histoire est source de dépersonnalisation, d'aliénation NosancêtreslesGaulois»).EnplongeantleMar- (<< tiniquais dans son passé, mon but aété de l'aider àsaisir son che- minement vers ce qu'il est devenu aujourd'hui, à retrouver ses racines, à prendre conscience de son identité. Afin d'agir pour bâtir son pays dans le sens du progrès, de la liberté et de la res- ponsabilité. TIy a 35 ans (en 1960), dans une préface à mon étude sur la «Révolution antiesclavagiste du 22 mai 1848» j'écrivais: «La connaissance de sonpassé est nécessaire àunpeuple s'il veutêtre lui-même, s'il veut parvenir à la conscience de son originalité, de sa personnalité. Elle lui apprendra surtout à voir clair dans le présent. » J'ajouterai: et àconstruire son avenir. 6 CHAPITRE PREMIER LES AMÉRINDIENS DES ANTILLES Quand commence la préhistoire de la Martinique avec l'appa- rition de l'homme dans l'archipel antillais? La réponse est encore incertaine. Mais divers indices laissent penser que l'installation se fit au cours du 5emillénaire av. J.-C. En effet, des objets ont été trouvés dans divers sites assez éloi- gnés de la côte, à Antigua, aux Îles Vierges, appartenant à des hommes ignorant la poterie. n s'agit, au coors de cette période pré-céramiste, (absence de poterie) d'hommes vivant de la cueillette, de la chasse, de la pêche. Silex éclatés ou sommairement taillés, haches, polissoirs, broyeurs, herminettes de pierre et de lambis (Strombus Gigas) seraient les vestiges de cette période. Très récemment, de tels indices auraient été repérés dans le sud de la Martinique àla Savane des Pétrifications, ainsi qu'en Gua- deloupe. Mais les analyses et recherches de datation n'ont pas encore apporté de conclusions irréfutables. Les Arawaks (du Ille au IXesiècle ape J.-C.) Donc entre 5000 et 1000 avoJ.-C. il y aurait eu une première vague de migration. Elle aurait pour origine la vaste région formant le nord-est du continent sud-américain et en particulier le bassin du fleuve Oré- 7 noque où, vers 1000 avoJ.-C. des populations d'agriculteurs, uti- lisant la poterie, étaient implantées. Les objets en poterie découverts lors des fouilles effectuées à Saladero sur les rives du Moyen-Orénoque (actuel Venezuela), datés de cette époque, présentent de nombreuses similitudes avec ceux utilisés dans les îles quelques siècles plus tard. De là àpen- ser que la première vague depeuplement des fies serait venue de cette région... C'est la raison pour laquelle les archéologues ont appelé «sala- doïde »,le style de cette poterie. Vers700 avoJ.-C., dans la même région mais au niveau du delta, àBarrancos, les objets retrouvés indiquent une évolution dece style, d'où le tenne de Barrancoïde. Mais ne nous laissons pas enfermer dans des dénominations savantes sur lesquelles tous les archéologues ne s'accordent pas. Ce qui est certain c'est que, entre 160 et 220 apeJ.-C. diverses îles sont habitées par ces hommes venus du Bassin de l'Oré- noque, les Arawaks. Les vestiges retrouvés dans les sites archéo- logiques de Trinidad, de Saint-Vincent, de Martinique, de Gua- deloupe, d'Antigua témoignent de la présence des Arawaks. L'archipel des Petites Antilles était donc, dès cette période, occupé (même partiellement) du sud au nord par les Arawaks. A Barbade, les indices de peuplement arawak les plus anciens date- raient de 380 apeJ.-C. Ilsemble queles Grandes Antilles aient été peuplées plus tard vers 700 apeJ.-C. par des groupes arawaks auxquels on adonné le nom de Taïnos. La parenté entre les Taïnos et les Arawaks des Petites Antilles est établie, même sil'on observe des différences. Ce sontles TaÏ- nos qui ont été les premiers en contact avec les Européens de Christophe Colomb et dont les chroniqueurs espagnols ont décrit la culture. En ce qui concerne la Martinique, les sites d'occupation les plus anciens setrouvent dans le Nord-Atlantique, àVivé et Fond Brulé (Lorrain) et àLassalle (Sainte-Marie). La grande étendue de ces sites, la quantité considérable de ves- tiges céramiques prouvent l'existence de véritables villages habi- tés par des dizaines de familles. Leur âge: Lassalle vers 180 ape J.-C., Vivé vers 220. 8 La proximité de la mer, la présence d'une rivière, l'installation sur de faibles hauteurs dominant laplage caractérisent le site ara- wak. La poterie arawak révèle notamment qu'il s'agissait d'hommes vivant de la cueillette, de la pêche, de la chasse mais principale- ment d'une agriculture basée sur le manioc (comme ce fut le cas pour tous les Amérindiens de la Caraibe). Les archéologues admettent que par la diversité des fonnes, la qualité des matériaux, la créativité esthétique, la céramique de Vivé a atteint un sommet non égalé dans les autres petites îles. Fabriquée par des hommes (en réalité des femmes) ignorant le tour, elle surprend et frappe notre œil et suscite une vive admira- ti0n. Marmites, vasques, bols, bouteilles, vases, «brûle-parfum» etc., souvent ornés de symboles (dont la signification est encore cachée) etde motifs zoomorphes et anthropomorphes, témoignent d'une habileté et d'un sens artistique extraordinaires. Ces Amérindiens n'avaient pas d'écriture, mais ils nous ont laissé des «messages» àtravers l'expression artistique: signes et symboles de leur poterie et des pétroglyphes (roches gravées comme celles de la forêt de Montravail à Sainte-Luce et du Bac (Trinité) en Martinique). Messages encore difficiles à décrypter. On sait que l'animisme marque fortement les croyances reli- gieuses de toutes les communautés primitives. La communauté arawak insulaire ne fait pas exception. La fréquence et la grande diversité de représentations abstraites ou réalistes, par exemple, de certains animaux (grenouille, tortue, chauve-souris, etc.) ne nous apportent pas seulement de précieux renseignements sur la faune et l'environnement des îles, mais sans doute aussi les signaux d'un message mystique. Mais Vivé et les sites arawaks de nord-atlantique eurent une courte vie. Une éruption volcanique les détruisit au cours du mesiècle apeJ.-C. et les recouvrit d'une couche épaisse de maté- riaux. Cette première période arawak a été dénommée «Saladoïde insulaire» par certains archéologues (M. Mattioni) ou «Horizon formatif» par d'autres (F.Rodriguez-Loubet). Y eut-il ensuite un «trou» dans le peuplement de la Martinique? Possible. Car les 9 traces ultérieures de l'installation humaine datent du ve siècle, notamment dans la partie sud de l'île. Comme si la «Montagne de Feu» avait, pendant un certain temps, écarté les hommes. Le site type de cette nouvelle période est le Diamant qui sedis- tingue par une extrême richesse de sa poterie d'un style appa- renté au précédent mais comportant des éléments originaux (motifs de la papule, pierres à trois pointes), utilisant des maté- riaux et des procédés de fabrication différents. Ce serait la deuxième vague arawak dont le mode de vie nedif- têre guère de celui des hommes de Vivé,toutefois avec cette par- ticularité qu'elle exploite davantage les ressources marines (coquillages, poissons, tortues, lamentins, etc.) et que l'habitat se rapproche davantage du rivage marin. Les objets façonnés avec des coquillages sont particulièrement originaux dans les Antilles car il s'agit le plus souvent dehaches, d'herminettes, de ciseaux à bois, ce qui est extrêmement rare dans la préhistoire universelle. Agriculteurs (culture du manioc), excellents potiers, pratiquant la vannerie et la filature ducoton, tels nous apparaissent les Ara- waks de cette période (intitulée du «Saladoïde modifié» ou du Caribéen ancien). L'évolution ultérieure du style delapoteri~, voisin dela période précédente, mais semble-t-il moins varié et plus fruste, peut lais- ser penser à une transformation endogène ou à l'arrivée d'une nouvelle vague de migrateurs arawaks venus du continent. (Ce sera la période du« Saladoïde terminaI» oudu Caribéen moyen). En tout cas, du meau ~ siècle apeJ.-C. la culture de l'Arawak insulaire, liée sans doute àune activité rituelle inchangée (ou fai- blement modifiée) au cours des siècles et marquée parune intense activité intenles, présente une unité incontestable: en témoignent les vestiges repérés dans toutes les petites îles de l'archipel antillais (En Martinique on a déjà inventorié une soixantaine de sites arawaks). L'intrusion brutale de l'ennemi héréditaire venu lui aussi du continent, les Caraïbes, entraînera au xesiècle l'effondrement du monde arawak dans toutes les Petites Antilles. 10 Les Caraibes (du xeauxvr siècle) On estime que les Caraïbes ont peuplé lesPetites Antilles àpar- tir de la fin du IXesiècle, venant de la région des Guyanes. Les sources De cette époque à l'arrivée des Européens, à la fin du xye siècle, les seuls renseignements sur les Caraïbes des fiesnous sont fournis par l'archéologie. Les premiers Européens à avoir eu contact avec eux sont les Espagnols. Leurs navigateurs et chroniqueurs nous ont donc laissé leurs observations. Sans doute faudrait-il procéder àun dépouillement plus appro- fondi des archives de l'Espagne, du Vatican et des pays qui tout au long du XVIesiècle y ont envoyé leurs marchands et leurs fli- bustiers (Angleterre, Hollande, France) afin d'avoir une vision plus large et plus fine du monde caraibe insulaire. Puisque ces Amérindiens sont venus de la Terre Ferme (le continent sud-américain) où la zone ethnique caraibe occupe un vaste espace (qui va des Guyanes àla Colombie), les archives et les publications concernant les populations de cette région pour- raient nous apporter de précieuses indications. Mais il s'agit là d'un immense travail qui demanderait des moyens humains et financiers inabordables pour un seul historien. n faudra donc se contenter des connaissances dont nous dispo- sons déjà àtravers les recherches archéologiques, les publications des chroniqueurs contemporains et les historiens du monde amé- rindien. Pour un francophone, les sources françaises sont plutÔt limi- tées. Jusqu'à une date récente, pratiquement les seules indications sur la société caraibe insulaire venaient des chroniqueurs rell- gieux venus aux fies avec les premiers colons français. Certains d'entre eux ont eu avec les Caraibes un contact direct plus ou moins long. D'autres ont publié leurs écrits non pas àpartir d'une observation directe, mais en utilisant largement ceux de leurs pré- Il décesseurs et de leurs contemporains. Certains furent même accu- sés de plagiat. Les ouvrages les plus intéressants etles plus sOrs(relativement) viennent des premiers, comme les Révérends Pères Breton, Bou- ton, qui ont vécu quelque temps avec les Caraibes etles ont donc mieux connus. Par exemple, le Révérend Père Breton s'est particulièrement intéressé à leur langue et a publié un dictionnaire caraibe fran- çais fort précieux (en plus de ses observations personnelles sur ce peuple). D'autres chroniqueurs comme Rochefort, Du Tertre, Mathias du Puy, Labat, tous religieux, n'ont eu qu'une relation tardive ou indirecte avec les Caraïbes. Par exemple, le Révérend Père Labat anive en Martinique àla fin duXVIrsiècle, alors que les Caraibes de cette île en ont été expulsés par les Français dès 1658. fi en a donc une connaissance par les survivants en Martinique et en Guadeloupe après un demi-siècle de colonisation française ou bien à travers les contacts qu'il a pu avoir avec les Caraibes d'autres îles de l'arc antillais. D'ailleurs, les Caraibes des îles françaises, au milieu du XVIrsiècle, ayant déjà fréquenté des Européens depuis plus d'un siècle, ne sont plus des Caraibes «purS». Leur langue est déjà pénétrée de mots d'origine européenne; dans la vie courante ils utilisent déjà des objets provenant des échanges avec les étran- gers, notamment to~ les objets métalliques etil n'est pas absurde de penser qu'après plus d'un siècle de «fréquentation» des Euro- péens, certaines de leurs mœurs n'aient été modifiées. Par ailleurs, les religieux chroniqueurs observent les Caraibes avec leurs yeux, leurs préjugés et leur mentalité d'Européens et surtout d'hommes d'Église. fi faut donc accueillir leurs observa- tions et leurs commentaires avec une certaine prudence surtout en matière de religion. L'historien doit donc faire preuve de beaucoup d'esprit critique. Même lorsqu'on retrouve chez tous les chroniqueurs des rensei- gnements identiques, ce n'est pas une garantie absolue d'authen- ticité et de véracité. Un nouvel élément de connaissance des Caraïbes nous est venu récemment de la publication par J.-P. Moreau d'un manuscrit 12