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Histoire de La Bastille: Depuis sa fondation (1374) jusqu'à sa destruction (1789) - Tome 1 PDF

377 Pages·2012·71.251 MB·French
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Preview Histoire de La Bastille: Depuis sa fondation (1374) jusqu'à sa destruction (1789) - Tome 1

Histoire de La Bastille Depuis sa fonDation (1374) jusqu’à sa Destruction (1789) ses prisonniers, ses gouverneurs, ses archives Détails Des tortures et supplices usités envers les prisonniers révélations sur le régime intérieur De la Bastille aventures Dramatiques, luguBres, scanDaleuses évasions, archives De la police suivi De : N otes complémeNtaires sur les persoNNages cités t ome premier Auguste MAQUET a j f. a , j é a p uguste ean rnoulD ules DouarD lBoise Du ujol clauDe france éDitions - angers Achetez ce livre en cliquant sur le lien ci-dessous : Cet ouvrage a été réalisé par la compilation des éditions de 1844 (Administration de librairie — Paris), 1868 (Bunel — Paris) et 1890 (éditeur inconnu). Les notes complémentaires ont été ajoutées par James Ballyhoo pour Claude France Éditions. « En général, en France toutes les places fortes peuvent à volonté devenir autant de bastilles ; il n’y a pas un de ces remparts élevés en apparence contre les ennemis de l’État, dont un caprice ministériel ne puisse à chaque instant faire le tombeau de ses enfants. » Linguet, Mémoires sur la Bastille Introduction L’histoire des peuples est écrite partout, dans leurs coutumes, dans leurs mœurs, dans leurs monuments ; et peut-être ces dern iers sont-ils, entre tous, les témoignages les plus sûrs, les révél ations les plus authentiques du passé. Un fait historique, en traversant les siècles, s’altère à mesure qu’il s’éloigne de sa source. Souvent sa cause et ses effets deviennent également obs curs ; l’ignorance le dénature, le sophisme le commente au point de vue de ses haines ou de ses affections : la même action est glorifiée ou avilie, selon le plateau de la balance où on la pèse. Les langues, instru- ments éphémères et changeants de la pensée de l’homme, meurent, et laissent parfois à celles qui leur succèdent des obscurités impénétrables, de redoutables énigmes à déchiffrer, sur lesquelles s’exerce sans certitude la sagacité des érudits, semblables, dans ce travail, à l’anatomiste qui demande à un cadavre les secrets de l’existence, qui étudie le mouvement dans l’immobilité, la vie dans la mort. Mais ni mensonges, ni flatteries, ni fausses appréciations ne peuvent changer la signi fication des monu- ments, incorruptibles chroniques que le temps seul efface et disperse. Leurs débris, qu’il sème sur le sol, sont comme les pages arrachées d’un livre plus éloquent et plus sin cère que les livres écrits. Là, point d’interprétations douteuses : l’œuvre s’explique d’elle-même et se manifeste clairement. Avec quelques colonnes restées debout sur des ruines, quelques fragments de murailles, le philosophe pourrait reconstruire, si- non dans leurs détails, du moins dans leur ensemble et leurs caract ères généraux et essentiels, les sociétés antiques, comme Cuvier, à l’aide d’un fragment de squelette, retrouvait des races disp arues. Ne comprenons-nous pas le génie de l’Orient par l’aspect de ses monuments, à défaut du langage qui nous manque ? Quelle autre société qu’une société théocra- 6 IntroductIon tique aurait sculpté ces sphinx accroupis, ces figures étranges, ces dieux bizarres, qui ne seraient que des ébauches grotesques et monstrueuses, s’il ne fallait y voir le signe extérieur, le symbole d’une civilisation mystérieuse qui commandait du fond du sanctuaire une croyance aveugle, et qui livrait seulement aux regards du vulgaire la forme inachevée d’une pensée que ses prêtres gardaient pour eux seuls sous les voiles du temple ? En comparant les grandes lignes de l’architecture grecque et les lignes brisées de l’architecture gothique, qui ne retrouverait, ici, l’esprit d’analyse, là, l’esprit de synthèse, la variété mobile et capricieuse du génie moderne, l’unité calme et puissante du génie antique, et, sans autres exp lications que ces différences matérielles, qui ne reconnaîtrait l’empreinte diverse de deux religions profondément distinctes ? Qu’est-il besoin de consulter les écrits des chroniqueurs pour savoir ce qu’a été la féodalité ? Les vieilles tours avec leurs fronts menaçants et leurs cachots humides, les vieux châteaux avec leurs salles d’armes, disent assez quels hommes les ont habités, et l’anneau de fer scellé dans les murs à demi écroulés atteste, aussi bien que le feraient les plaintes mêmes des victimes, les tortures du serf et les rigueurs barbares du suz erain. Et maintenant, détruisons par la pensée nos annales : que le nom de la France pé- risse, que Paris ne soit plus qu’une vaste ruine sans mention et sans souvenir dans les livres des hommes ; de tous ses monuments, dont les débris tracent sur le sol et dans la poussière l’enceinte de la cité, un seul est resté de bout, cette sombre forteresse, ce sinistre château royal, la Bastille, dressant à l’entrée de la ville, qu’elle dominait, ses huit tours reliées entre elles par d’épaisses murailles : quelle idée s’éveillerait chez le voyageur parcourant ce désert ? De quel nom appellerait-il le peuple qui a bâti de ses mains cet arsenal de la tyrannie, qui a laissé subsister cette preuve de sa servitude ? Se tromperait-il en disant : – Quelque rang qu’ait tenu cette nation parmi les nations, quels qu’aient été sa gloire, ses tra vaux dans la paix et dans la guerre, ses grandeurs et ses revers, le génie de ses enfants, la mollesse ou l’âpreté de ses mœurs, je la juge comme si j’avais compulsé ses archives. Ses triomphes, elle en a fait hommage à ses maîtres ; ses défaites, elle les a pleurées à cause d’eux. Elle a vécu de leur vie : corrompue par leur corruption, elle leur a livré ses trésors, son sang, son honneur, ses femmes et ses filles. Puissante ou faible, riche ou pauvre, redoutée ou méprisée des autres peuples, elle a tendu ses bras aux fers ; elle s’est couchée, comme un chien aux pieds de celui qui le frappe, à l’ombre de cette citadelle qui résume son his toire, et sur ce livre de pierres j’écris : nation D’esclaves ! Un jour cependant ces esclaves voulurent être libres : en quelq ues heures ils bri- sèrent des chaînes forgées depuis des sièc les... et cinquante ans plus tard, les fils de ces glorieux af franchis, perdant tout à coup la conscience de leur dignité d’hommes, divisés par l’égoïsme, abrutis par la peur, tombés au-dessous de la bête, qui à défaut d’intelligence a du moins l’instinct de sa conservation, proclament leur déchéance de peuple souverain et se précipitent avec enthousiasme dans la servitude ! Leurs pères avaient renversé la Bastille, ils en élèvent vingt ; ils s’emprisonnent de gaieté de cœur, ils se condamnent à l’impuissance, à la famine, à l’incendie ! Les leçons du passé IntroductIon 7 n’existent plus pour eux, l’histoire n’a plus d’enseignements. Vainement on leur fait chaque jour toucher au doigt leur honte et leurs humiliations, vainement l’étranger les soufflette sur la joue de leurs gouvernants, ils s’obstinent à ne pas voir les ou trages dont on les abreuve, à nier le mépris qu’on fait d’eux ; ils se laissent prendre aux faux airs de courage des lâches, aux feintes colères des traîtres. Vainement l’expérience leur a appris que la guerre est devenue une science positive, que le siège d’une place fortifiée n’est plus qu’une affaire de temps, et que tout rempart doit, au jour marqué, s’écrouler sous le canon ; qu’on ne soumet pas aux privations de toute nature, aux horreurs de la faim, aux angoisses de la destruction, une population de plus d’un mil- lion d’hommes ; que les intérêts qui se remuent, qui s’agitent pendant la paix, seront plus personnels, plus âpres, plus aveuglément égoïstes quand il faudra souffrir, quand on fera appel à leur dévouement ; qu’il n’y a pas de force militaire capable de contenir dans l’obéissance une foule immense qui se plaint, qui s’alarme pour les richesses qui l’ont amollie. C’est vainement qu’on leur dit que Paris, tête et cœur du royaume, a besoin d’air et d’espace1 ; qu’on cherche à les mettre en garde contre les misérables 1 Qu’on nous permette de rappeler ici quelques passages de l’opinion de M. Louis Blanc, insérée dans la Revue du Progrès, en 1840, dont ce jeune et remarquable écrivain était alors rédacteur en chef, et à laquelle il a malheureusement manqué une publicité plus étendue. Ce sont des considérations toutes morales de nature à frapper vivement les esprits. « ... Ce n’est pas Paris qui veut être fortifié, c’est la France. Nous devrions faire reculer la guerre, et voici que nous l’attirons à nous ! N’est-il pas bien singulier que les embastilleurs de Paris soient ces mêmes hommes qui ont laissé monter un prince anglais sur ce trône belge qui nous était offert, les mêmes qui ont souffert que la Belgique fût démembrée au profit des ennemis de la France ! Mais l’Escaut, mais le Rhin, voilà les vraies fortifications de Paris. « Que si on veut s’élever à des considérations plus générales, l’état de la civilisation au dix-neuvième siècle comporte-il des mesures semblables à celles dont on nous menace ? Évidemment non. Il fut un temps où tout n’était que rapines, invasions sanglantes, incendies de villages, dévastations de villes. Eh bien ! l’histoire nous montre Paris vivant sans fortifications au milieu de cette époque de barbarie. Aujourd’hui, grâce au ciel, les mœurs sont bien plus douces, les progrès du commerce ont noué entre les peuples des liens que le glaive ne tranchera plus que bien rarement ; il n’est plus loisible à un roi, si puissant qu’on le suppose, de secouer le monde par un froncement de sourcils ; et c’est aujourd’hui qu’on s’avise de fortifier des villes de sept lieues de circonférence et d’un million d’habitants, comme on aurait fait, au plus fort de l’anarchie féodale, d’un château situé sur quelque roc escarpé ! « Mais que dis-je ! Cette ville qui a sept lieues de circonférence et une population de près d’un million d’hommes, c’est Paris qu’on l’appelle. Or, Paris est le but d’un pèlerinage universel, toutes les nations viennent s’y recon- naître et s’y confondre ; dans son vaste sein s’élabore, par le contact perpétuel des idées et des mœurs les plus diverses, l’unité morale du globe ; pas un peuple qui, au bout d’un certain nombre d’années, ne se trouve avoir séjourné dans ses murs ; de sorte qu’en combinant le temps et l’espace, on pourrait presque dire que le monde tient dans Paris. Et cette ville dont la population est sans cesse renouvelée, dont la gloire est de ne point s’appar- tenir, dont l’originalité est d’être toute à tous, cette ville on en veut faire un immense château fort ! Et cela, sous prétexte qu’elle pourrait bien être un jour envahie par l’ennemi ! Mais alors même qu’il en serait ainsi, j’ose affirmer qu’il n’y a pas aujourd’hui un peuple en Europe qui ne s’arrêtât avec respect devant l’inviolabilité de Paris. Lorsqu’il y a vingt-cinq ans, un soldat ivre et grossier voulut pousser l’excès de la victoire jusqu’à faire sauter le pont d’Iéna, par qui fut-il arrêté ? Par les étrangers eux-mêmes, et pourtant Blucker avait à venger la Prusse, humiliée, partagée, écrasée par Napoléon, « Alexandre, dit M. de Chateaubriand, dans le Congrès de Vérone, Alexandre avait quelque chose de calme et de triste : on le voyait se promener dans Paris sans suite et sans affectation. Il avait l’air étonné de son triomphe ; ses regards, presque attendris, erraient sur une population qu’il semblait considérer comme supérieure à lui : on eût dit qu’il se trouvait un barbare au milieu de nous, ainsi qu’un Romain se sentait honteux dans Athènes. » En effet, Paris envahi subjugua moralement ses enva- hisseurs ; ils entrèrent vainqueurs à Paris, ils en sortirent vaincus. « Dieu ne plaise qu’il faille sur la foi de pareils souvenirs, laisser à l’ennemi le chemin libre jusqu’à nous ! Mais persuadons-nous bien que Paris est une ville essentiellement européenne. Les peuples ne peuvent pas consentir à perdre leur lieu de rendez-vous. Considéré ainsi, Paris est une ville sacrée. Qu’on en fasse une place forte, son 8 IntroductIon sophismes des rhéteurs qui épuisent les distinctions entre l’indépendance et la liberté, comme si l’une n’était pas la moitié de l’autre, comme si tout peuple esclave n’était pas un peuple conquis ; qu’on leur rappelle et qu’on leur explique ce qu’ils ont vu cependant pour la plupart, les trahis ons de 1814 et de 1815, les lâchetés des corps constitués, du sénat, des bourgeois riches, des banquiers, des ministres, des généraux, des princes, de tout ce qui pouvait mettre un prix à son infamie, de tout ce qui pouvait se vendre, de tout ce qui tremblait pour son or, pour ses jouissances, pour ses places, pour ses dignités, et que plus il y aura de portes à fermer, pius il y aura de traîtres pour les ouvrir. C’est vainement qu’on leur montre que tout se déplace dans le monde ; que les grandes batailles d’où dépendra le sort des empires doivent se livrer désormais sur les mers ; qu’il faudrait employer la fortune de la France à construire des vaisseaux au lieu de lui creuser une tanière : ils n’écoutent rien, ils sont sourds à tout avis, et, la bouche béante, le regard hébété comme les dupes qui, dans les carrefours, admirent, sans les comprendre, les joueurs de gobel ets, ils se laissent stupidement escamoter leur liberté dans le présent et dans l’avenir ! Faut-il désespérer à tout jamais d’un peuple descendu si bas, cette honteuse déca- dence, cette chute rapide et profonde, sont-elles définitives ? D’où vient que les forces vives de la nation ont été tout à coup paralysées ; que son intelligence, d’ordinaire si active, si prompte, si lucide, s’est obscurcie ? Sortions-nous d’une de ces grandes crises qui amènent l’épuisement ? Notre sang avait-il coulé par toutes nos veines, et, avant de montrer de la fierté, fallait-il fermer nos blessures et reprendre un peu de vigueur ? Non ; nous regorgions d’or et de santé. Avions-nous confiance en ceux qui voulaient nous garrotter, sous pré texte de nous protéger contre des périls qu’ils n’avaient pas l’in tention de braver ? Non ; nous les tenions, comme aujourd’hui, pour fourbes, poltrons, et prêts à se jeter à plat ventre au premier coup de canon grondant à l’horizon, et nous avons fait comme ces riches dissipateurs qui, pour s’épargner toute oc cupation qui les détourne de la débauche, remettent leur fortune à des mains qu’ils savent pourtant infidèles ! Sommes-nous donc si corrompus, que nous accep- tions l’esclavage comme la garantie la plus sûre de notre corruption, et pour nous ôter jusqu’à la tentation d’un retour à l’honneur et à la vertu ? Par quels chemins avons-nous été amenés là ? Le mal est grand sans doute, et chaque jour qui s’écoule fait naître un danger nou- veau ; mais peut-être le mal a-t-il sa source ailleurs que dans notre perversité ; peut- être sommes-nous sur tout coupables d’insouciance, et ne nous croyons-nous pas si près de l’abîme. Ce n’est souvent qu’après une longue oppression que le vaincu sent toute l’amer- tume de la défaite ; et, de son côté, le vain queur ne voit que la victoire lui échappe que lorsque de toutes parts il est cerné par la révolte en armes. Vaincus et soumis sous l’ancienne monarchie, il a fallu des siècles pour nous rendre la servitude intolé- rable ; vainqueurs il y a cinquante ans, nous avons, en nous affranchissant, renversé caractère disparaît, son originalité s’efface, Paris n’est plus Paris. Et c’est alors que nous devons nous occuper de son salut ; car une fois pris d’assaut, quelle raison y aura-t-il pour qu’on le respecte ? « Oui, ce qui fait la véritable force d’une semblable ville, et ce qui doit faire la sécurité de ses enfants, c’est qu’elle est comme l’âme et le cerveau du monde. Donc autour d’elle point de forteresses, et si elle était jamais menacée, autour d’elle, pour la couvrir et pour la protéger, toute la France ! » (Revue du Progrès, 1er octobre 1840.) IntroductIon 9 ou ébranlé toutes les tyrannies ; aujourd’hui nous achevons d’épuiser les derniers ré- sultats de ce triomphe, et parce que nous possédons encore l’apparence, nous croyons à la réalité. La France, qui a toujours manqué d’institutions largement libérales et démocra- tiques, en d’autres termes, qui n’a jamais possédé la liberté de droit, a toujours joui d’une grande liberté de fait, conséquence forcée de notre esprit national, de nos mœurs faciles, souples, communicatives2. Le mot si souvent répété de Mazarin : Ils chantent, ils payeront, est, sous une forme frivole, le jugement le plus profond qu’on ait porté du peuple français. Nos instincts sont généreux, notre courage incontes table, notre force d’expansion immense ; par les arts, par les lettres, par les sciences, par les armes, nous remuons le monde jusqu’à ses dernières limites, et s’il devait exister une langue universelle, cette langue serait la nôtre, qui s’est introduite par tout, qui partout propage nos usages, nos coutumes, répand nos sentiments et nos idées. Une telle puissance créatrice, un foyer si ardent, feraient bien vite explosion, quelque force qui cherchât à les comprimer. La liberté de fait est la soupape de sûreté par où s’échappent les plaintes des victimes, les colères, les haines et les vengeances popu- laires. C’est un contrepoids à la tyrannie : à défaut du droit, on a le fait : la pratique à défaut de la théorie. Lorsque des paroles le peuple a passé à l’action, ses conquêtes se sont résumées en une seule qui les comprenait toutes : l’égalité devant la loi. La révolution de 89 a été jusque-là, mais pas plus loin, ou du moins elle est revenue sur elle-même et s’est arrêtée à ce point. Sans entrer ici dans l’explication de systèmes et de doctrines qui, prenant le but atteint pour point de départ, s’élancent vers l’avenir, tenons-nous-en à ce que nous possédons, et voyons si on peut nous le ravir. Chateaubriand a dit dans son style de prophète : « Malheur aux insensés qui pré- tendent mener le passé au combat contre l’avenir, et qui croient faire reculer les géné- rations qui s’avancent en leur jetant au visage la poussière des tombeaux ! Les siècles en s’abordant les écrasent. » Pour qu’un peuple recule, pour qu’il perde le rang qu’il occupait parmi les peuples, il faut en même temps que le flam beau de l’intelligence s’éteigne chez lui. En sommes-nous là ? Nos savants sont-ils à la tête ou à la suite des savants de l’Eur ope ? Sommes-nous tributaires de la Russie, de l’Angleterre, de la Prusse, pour les arts ? Il y a-t-il actuellement une autre littérature que la nôtre ? Est-ce le monde qui rayonne sur nous, ou nous qui rayonnons sur le monde ? Ces conquêtes des arts, de la science, de la parole, créent chaque jour des idées nou velles, des rapports inconnus. Ce n’est plus seulement tel ou tel peuple qui est travaillé d’un besoin d’organisation, ce sont tous les peuples qui, en dépit des efforts contraires de leurs gouver nements, tendent à se rapprocher, à s’entendre, à établir entre eux des liens d’intelligence et d’intérêts. La récolte n’est pas encore faite, à peine quelques gerbes sont-elles nouées, mais elle 2 Les champs de mars, transportés plus tard par Pépin au mois de mai, étaient, dans les premiers âges de la monarchie, des assemblées de la nation souveraine d’alors qui élisaient les rois, traitaient de la paix et de la guerre, partageaient le butin par le sort, et expliquaient la loi qui avait besoin de commentaire. Mais cette liberté, ces privilèges et ces droits de la nation française ne subsistèrent pas longtemps dans leur plénitude primitive. Au contraire de la nation anglaise, qui s’est élevée de l’esclavage à la liberté, la nation française a passé de la liberté au despotisme. Les mœurs différentes des deux peuples ont été, nous le croyons, une cause déterminante dans cette marche inverse. 10 IntroductIon mûrit, elle se prépare, et tant de germes féconds ne devien dront pas stériles. L’amour effréné et malhonnête du gain, le calcul personnel, ont tué d’abord le dévouement et l’esprit d’as sociation ; mais l’individu ne peut tout envahir et se substituer éter- nellement à la société : sa puissance d’action et d’accapar ement finit avec sa vie qui est bornée ; après lui, ce qu’il avait réuni et concentré entre ses mains, s’échappe, se divise, et retourne par fragments se confondre et s’absorber dans la masse. À mille symptômes qui se révèlent pour les moins clairvoyants, on peut affirmer que si mo- mentanément la société subit une forte dépression morale, du moins elle n’est pas en décadence intellectuelle, qu’elle s’agite dans la confusion et non dans le vide, qu’elle est à la veille de se transformer et non de périr. On parle sans cesse du Bas-Empire, sans tenir compte des différences ; on com- pare des faits qui ne se ressemblent pas et qui n’ont d’analogie qu’à la surface. La civilisation antique, à l’époque où elle fut attaquée, n’avait pas, comme la civilisation moderne, poussé des racines partout le monde ; elle était exclusivement romaine, elle n’avait vécu que par les arts et par les armes ; elle n’avait pas pour se soutenir et retar- der sa chute, les sciences qui inventent et renouvellent ; elle avait perdu la pensée qui prend l’initiative. Aussi le premier coup la frappa au cœur. Pendant que les barbares se ruaient sur elle et revenaient sans cesse à la charge, elle devait se défendre contre un ennemi intérieur, plus redoutable encore, qui lui enlevait toute force morale ; contre une religion qui s’emparait des croyances, attirait les âmes, qui faisait taire les oracles dans les temples déserts, et qui, ayant pour elle la nouveauté, le fanatisme, le martyre et la sublimité du dogme, réduisait les œuvres qu’a vaient inspirées les dieux tombés d’Athènes et de Rome, à n’être plus qu’une lettre morte que ne pouvait ranimer la vaine éloquence des rhéteurs. Telles ne sont pas les circonstances où se trouve placée la civi lisation moderne. Opprimée sur un point, elle se relève sur un autre. Partout elle a des alliés, partout ses plaintes éveillent un écho, ses souffrances une sympathie, ses progrès une espérance. Nous avons dit que la grande conquête de 89 était l’égalité écrite dans la loi. Elle nous a suffi jusqu’à ce jour, elle nous suffirait longtemps encore ; mais voilà qu’on va l’attaquer. Elle était la conséquence, la consécration légale de la liberté de fait inhé- rente à notre nature, qui est un besoin pour nous, et cette liberté de fait est menacée. Les plus grands événements sont amenés souvent par de petites causes, et les grains de sable jouent un rôle important dans l’histoire du monde. Peu jaloux peut-être maintenant que nous vivons sur les souvenirs glorieux de nos pères, peu jaloux d’être libres comme peuple, nous entendons assurément l’être comme individus. Nous avons fait, dans un moment d’assoupissement et d’erreur, bon marché de nos droits ; mais nous n’avons pas voulu enchaîner nos mains et nos pieds, et nous sommes à la veille de reconnaître que nous avons tout livré, notre corps comme notre pensée. Cela est misérable et honteux pour l’intelligence humaine, que le sentiment de sa dignité revienne à un peuple par la perte de ses plaisirs et la priva- tion de ses habitudes ; mais là est l’écueil pour eux, là est le réveil pour nous. Que ces fossés se creusent, que ces remparts s’élèvent ; que le règne brutal du sabre s’établisse, traînant après lui la gêne, les tracasseries, les servitudes de toutes sortes, piqûres sans cesse renaissantes, vexations de tous les jours ; que le cri des sentin elles retentisse à tous les coins de la ville qui s’épanouissait autrefois dans la plaine et sous

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