Collection dirigée par Glenn Tavennec L'AUTEUR Après des études de cinéma, Antoine Renand a écrit et mis en scène des courts-métrages, diffusés à la télévision et primés en festivals. Il est l'auteur de scénarios de longs-métrages, dont certains sont en cours de production. Son premier roman, L'Empathie (Robert Laffont, 2019), a été finaliste du prix Maison de la presse et lauréat du prix des lecteurs Gouttes de Sang d'encre. Retrouvez © Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2020 ISSN 2431-6385 ISBN numérique : 9782221248560 Photo de couverture : © David Lichtneker/Arcangel Images À mes parents PROLOGUE L'adjudant Dominique Tassi avait été un homme heureux, quelques années plus tôt. Il appréciait la compagnie des autres, savait rire, célébrer les moments importants. Être affectueux avec sa femme, lui montrer qu'il l'aimait. Il savait s'aimer lui-même. Il croyait en sa fonction et s'y consacrait avec la dévotion et la solennité propres aux gendarmes et au corps militaire dans son ensemble. Il ne craignait pas l'avenir, ne vivait pas dans la peur... Malheureusement, un événement brisa le cours de sa vie. Un drame dont peu de personnes parviennent à se remettre. Il ne fit pas exception. C'était le mardi de Pâques, au matin. Dominique avait accumulé les heures de service durant la semaine précédente et enchaîné sur une garde de week-end. Il manquait cruellement de sommeil. Néanmoins il accepta volontiers, à la demande de sa femme, Manon, d'aller faire quelques courses. Leur fille, Lisa, voulut l'accompagner, tandis que Guillaume, l'aîné, préféra rester lire à la maison. Avant de prendre sa voiture, Tassi accompagna Lisa jusqu'à une aire de jeux située près de la caserne, et la surveilla pendant une demi-heure tandis qu'elle grimpait sur un mur d'escalade et faisait de la balançoire. Ensuite ils roulèrent jusqu'à Argentré, un village perché dans les collines de l'Ardèche. Tassi y avait ses habitudes et s'entendait très bien avec les commerçants. Le père et la fille achetèrent du pain et de la viande, puis gagnèrent un petit troquet que Dominique appréciait et qui faisait aussi office de marchand de journaux. À leur arrivée, ils furent chaleureusement salués par le gérant et quelques habitués, accoudés au comptoir. Il but une première bière pour se désaltérer. Enchaîna sur une deuxième, en échangeant les nouvelles, pendant que Lisa patientait sagement à une table en coloriant un magazine. Un troisième verre, après une courte hésitation. Dominique Tassi avait toujours un peu bu, mais rarement dans l'excès ; en famille ou lors de réceptions, parfois pour vaincre sa légère timidité. Jamais pendant le service, à cette époque. Midi approchant, il abandonna ses acolytes en prétextant que sa femme l'attendait. Après avoir salué l'assemblée, Lisa et lui quittèrent le bar et rejoignirent leur véhicule en marchant côte à côte, la main du père posée affectueusement sur l'épaule de la fillette. Il l'attacha à l'arrière, monta au volant puis boucla sa propre ceinture. De ce qui se déroula ensuite, Tassi ne conserverait que des bribes de souvenirs. Il se revoyait clairement quitter Argentré, s'engager sur les routes sinueuses et plongeantes des collines. Le panorama était majestueux, embrasé de soleil. Un ciel bleu, le gris de la roche et le vert, partout en contrebas. Les virages se succédaient, la lumière l'éblouissait ; il rêvassait, croisait peu de voitures. Tassi se sentait fatigué, bien sûr, mais à aucun moment il ne pensa qu'il leur faisait courir un risque. Sa fille restait silencieuse à l'arrière ; peut-être aurait-il dû engager la conversation. Peut- être aurait-il dû allumer la radio. D'innombrables scénarios possibles qui, plus tard, ne cesseraient jamais de le hanter. Il se souvenait d'avoir fermé les yeux à un moment. Pas longtemps, un instant, avant de les écarquiller. Une subreptice perte de conscience qui aurait dû l'alerter, lui, gendarme, et l'inciter à s'arrêter sur le bord de la route ; mais qui faisait vraiment ça ? Il n'était qu'à quelques kilomètres de chez lui. Impossible de se remémorer la seconde fois où il ferma les yeux. Il ne les rouvrit que pendant le tumulte. La dégringolade, l'enfer. Des bruits atroces survinrent de toute part : des éléments arrachés, de la carrosserie enfoncée, et Lisa, derrière, qui hurlait de toutes ses forces et qu'il ne pouvait regarder tellement cette scène l'hypnotisait. Qu'il ne pouvait rassurer tellement ce qui se passait était invraisemblable. La voiture continua de dévaler la pente, déracinant les arbustes, avant de percuter un tronc massif, qui la fit vriller sans l'arrêter. Un nouvel arbre la fit ricocher et se tourner encore, et Tassi vit des objets s'envoler dans l'habitacle, comme au ralenti : une bouteille de soda, son téléphone portable, l'étui de ses lunettes. Même le doudou de sa fille tournoya dans les airs, alors que la descente se prolongeait dans un chaos infernal. Il lui sembla qu'elle était sans fin, bien que quelques secondes seulement s'écoulèrent. La voiture glissa de profil en prenant encore de la vitesse, quand survint une ultime collision contre un pin. L'aile droite du véhicule s'écrasa très violemment contre le tronc, stoppant net la glissade. La puissance de l'impact lui fit perdre connaissance quelques instants. Lorsque Tassi revint à lui, la première chose qu'il distingua fut le pare- brise éclaté. L'avant de la voiture était plié, le capot froissé ; sa vue était floue, obstruée par quelque chose... du sang, émanant d'une entaille à son arcade sourcilière. Hormis une vive douleur à l'épaule, il ne souffrait d'aucune blessure grave, mais il se désintéressait de toute façon de son état et se retourna immédiatement vers sa fille. Lisa était inconsciente, la tête penchée sur le côté. Son visage de poupée était indemne ; son corps aussi visiblement, ce qui le fit souffler de soulagement. Tassi l'appela par son prénom, tenta de la réveiller en attrapant sa cuisse, puis sa main. Elle ne réagissait pas. Il se détacha et poussa fort sa portière, qui résistait. Descendit du véhicule et redressa son mètre quatre- vingt-dix avec difficulté, gêné par ses étourdissements, par la pente et les aspérités du sol. Il ouvrit la portière arrière gauche et se glissa sur la banquette jusqu'à Lisa, assise de l'autre côté ; continua de l'appeler, de l'exhorter à revenir à elle en lui secouant l'épaule. En se déplaçant, il aperçut la custode arrière, partiellement brisée, contre laquelle la tête de sa fille reposait ; et puis la courte branche, cassée, qui passait au travers. Tassi peina à respirer en comprenant soudain... En se penchant, il vit la branche, acérée par sa cassure, plantée dans le crâne de Lisa, tout près de