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Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique PDF

920 Pages·2017·6.16 MB·French
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Université de Rennes 2 Thèse de doctorat d'Histoire Présentée et soutenue publiquement le 14 septembre 2007 par Gaëlle Ficheux Eros et Psyché L'être et le désir dans la magie amoureuse antique Directeur de thèse: Pierre Brulé, professeur à l'université Rennes 2 Membres du Jury: Vinciane Pirenne-Delforge, maître de recherche au FNRS Francis Prost, maître de conférences à l'ENS de Paris et à l'université Rennes 2 Emmanuel Voutiras, professeur à l'université de Thessalonique Laboratoire de recherche: CRESCAM, Maison de la recherche en sciences sociales Université Rennes 2, Place Du Recteur Henri le Moal, CS 24 307 35043 RENNES Cedex Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 Eros et Psyché, L'être et le désir dans la magie amoureuse antique Résumé : « Voix des marginaux », «voix des femmes» ou «témoignages du déni des mâles », la question de l'identité et des ambitions des magiciens de l'Antiquité semble bien souvent catalyser les présupposés ou les préjugés anciens et modernes. La majorité des travaux historiques consacrés à la magie antique se sont principalement appuyés sur l'étude des sources littéraires. Mais ces enchantements de littérature n'offrent généralement qu'une image stéréotypée de la magie amoureuse, la lisibilité des personnages ou des situations étant essentiellement liée à l'exploitation de certaines caractéristiques réductrices ou schématiques accessibles à tous. L'étude de ces sources demeure primordiale afin d'éclairer la représentation des enchantements amoureux conçue par les sociétés antiques. Mais il est souvent regrettable que la littérature occulte les autres sources et plus singulièrement les défixions, qui sont les seuls témoignages directs du recours à la magie à travers l'ensemble du bassin méditerranéen antique. Ce traveil de recherche est consacré à l'étude systématique des défixions amoureuses de Grèce, d'Italie, d'Egypte et d'Afrique romaine, datées du Ve s. av. au Ve s. ap. Elle analyse l'ensemble de ces textes et les replace dans les contextes sociaux et culturels de leur élaboration afin de mettre en évidence l'identité et les désirs de ces femmes et de ces hommes singuliers qui eurent recours à la magie amoureuse dans l'Antiquité. Eros and Psyche, Being and Desire in Ancient Love Magic Summary : The question of magicians' identity and ambition has suffered prejudice, at first in ancient sources and, in a second place, in modern historical studies. ln fact, most of scholar works dealing with ancient magic were based on literary sources which reflect a stereotyped image of love magic and enchantments, simplified in order to be accessible to anyone. If these sources remain essential to the understanding of ancient love magic, we can regret that other sources and most particularly defixions were neglected. Indeed, defixions are the only direct evidence of magic use. This research presents a systematic analysis of Greek, Italian, Egyptian and African love tablets dated from the Vth century b.c to the Vth century a.d. It puts back the defixions in their social and cultural context in order to identify men and women who use magic and the goals they pursuit. Key words: Love, Roman Africa, Antiquity, Defixion, Roman Empire, Greece, Magic, Magician, Magic papyri, Sexuality, Social History Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont accompagné l'élaboration de cette thèse par leur soutien scientifique, moral ou affectif. Je pense tout particulièrement à mon directeur de recherche, Pierre Brulé, qui m'a fait confiance, et qui, par ses conseils avisés et son attention, m'a guidée durant ces années. Jacques Oulhen fut un conseiller onomastique opportun; Lydie Bodiou, Véronique Mehl, Dominique Frère, Francis Prost et Jérôme Wilgaux, m'ont associée à des manifestations scientifiques, me permettant ainsi de diffuser mes travaux. Je n'oublie pas non plus le laboratoire du CRESCAM, dont les séminaires réguliers ont éclairé la progression de cette thèse; ainsi que le personnel aimable et disponible de la Bibliothèque Universitaire et de l'Ecole Doctorale de l'Université de Haute- Bretagne Rennes 2. Mes pensées vont aussi à celui qui, patient et attentif, a encouragé plus que tout autre, jour après jour, l'avancement de mes travaux, Corentin. Je remercie également les membres de ma famille, entourage précieux et nécessaire. A mes amis enfin, toujours présents et de bonne humeur, merci Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 « Prends une pierre magnétique qui respire et grave dessus Aphrodite chevauchant Psychè, qu'elle domine de la main gauche, ses boucles liées. Puis, au-dessus de sa tête, grave: ACHMAGE RARPEPSEI, et sous Aphrodite et Psychè, grave Eros, debout, sur la voûte du ciel, brandissant une torche enflammée, embrasant Psychè. Sous Eros, les mots suivants: ACHAPA ADÔNAIE BASMA CHARAKÔ IAKÔB IAÔ Ê PHARPHARÊL Sur l'autre face de la pierre, grave Psychè et Eros s'enlaçant l'un l'autre, et sous les pieds d'Eros, ceci: SSSSSSSS, sous ceux de Psychè: ÊÊÊÊÊÊÊÊ. La pierre une fois gravée et consacrée, utilise-la de la manière suivante: place-la sous la langue, tourne-la vers celui que tu veux et dis cette formule : « Je t'invoque, toi, auteur de toute création, toi qui déploies tes ailes sur l'univers entier, toi l'inaccessible, l'incommensurable et qui souffles en toute psychè le raisonnement fécondant, toi qui as harmonisé toutes les choses à ta propre puissance, premier-né, fondateur de tout, toi aux ailes d'or, toi lumière noire, toi enfouisseur des sages raisonnements et qui exhales une sombre folie, toi le clandestin, qui en secret habites toutes les psychai Tu engendres un feu invisible, comme tu emportes tout être animé sans te lasser de le torturer, mais plutôt te réjouis par un plaisir douloureux, depuis le moment où tout jùt engendré. Tu apportes la peine, toi qui es parfois sage et parfois irrationnel, toi à cause de qui les humains osent plus que ce qui convient, se réfùgiant vers ta clarté noire. Toi le plus jeune, contraire aux lois, implacable, inexorable, invisible, incorporel, générateur de folie, archer, porteur de torche, toi qui de toutes les sensations vivantes et de toutes choses clandestines es le maître, dispensateur d'oubli, père du silence, toi par qui et vers qui avance la lumière, toi pareil à l'enfant quand dans un cœur tu as été engendré, mais le plus vénérable quand tu as triomphé. (...) Tourne la psychè d'Une telle vers moi, Un tel, afin qu'elle m'aime, afin qu'elle me désire, afin qu'elle me donne ce qui est entre ses mains. Qu'elle me dise ce qu'elle a dans sa psychè, car je t'invoque par ton grand nom. » » Prescription thébaine du Ne s., PGMIV 1716-1870. Papyrus conservé à la bibliothèque nationale de Paris, P. Anastasi, Inv. lO73. Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 Introduction « Voix des marginaux », « voix des femmes » ou « témoignages du déni des mâles », la question de l’identité et des ambitions des magiciens de l’Antiquité semble bien souvent catalyser les présupposés ou les préjugés anciens et modernes. Les études historiques ont longtemps banni la magie aux marges des sociétés antiques en passant sous silence les pratiques occultes qui disgraciaient l’image de ces communautés. Au début du XXe s., les premiers travaux consacrés à la magie témoignent de la permanence de ces préjugés1 : le magicien est encore considéré comme un être au ban des sociétés qui trouve dans le recours à la magie un moyen secret et illicite de combler ses désirs et ses frustrations2. Cette thèse est souvent fondée sur les portraits les plus saisissants de la littérature ancienne ; ceux des magiciennes et des amoureuses outragées, les mythiques Circé3 et Médée4, la tragique Déjanire5 ou la mortelle Simaithia6. Le regard moderne porté sur ces grandes figures littéraires fait de la magie l’apanage des femmes et accrédite l’idée de la marginalité de ces pratiques. Dans les années 1990, J.J. Winkler nuance cette analyse7. En prenant appui sur l’étude des tablettes de défixion amoureuses, qui sont les seuls témoignages directs de ces pratiques, il met en évidence le fait que les hommes avaient plus fréquemment recours à la magie que les femmes. J.J. Winkler analyse cette discordance entre la réalité du phénomène et sa représentation littéraire, comme un refus des sociétés anciennes à reconnaître que les hommes aient pu être bouleversés par la passion. L’historien fonde son interprétation sur la théorie psychanalitique du « déni et du transfert ». Le « déni » aurait 1 Au sujet de l’historiographie de la magie, voir notamment A. Bernand (1991), p. 9-14 ou Fr. Graf (1994), p. 17- 27. 2 M. Mauss (1902-1903), repris dans M. Mauss (1950), p. 3-14 ; A. Bernand (1991), p. 9-14. 3 Hom., Od., X-XI, 20 et Ov., Met., XIV, 1-75 ; 223-440. 4 Pi., P., IV ; E., Med. ; Sen., Med. ; A.R., Argon. ; Sen., Med. ; Ov., Met., VII et Her., XII. 5 S., Tr. ; Ov., Met., 1-220 ; Her., IX. 6 Theoc., Mag. 7 J.J. Winkler (1990), p. 71-98. Cette étude a été de nouveau publiée, sous une forme plus synthétique, J.J. Winkler (1991), p. 214-243. 1 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 permis aux hommes de dissimuler des sentiments inavouables ; alors que le « transfert » leur permettait de faire de ces maux l’apanage des femmes. Ainsi les hommes refusaient d’admettre leurs propres recours aux sciences occultes, en faisant incarner ce rôle aux magiciennes. Fr. Graf prolonge cette interprétation, en lui donnant une envergure plus sociale8. Dans la mesure où la magie est considérée comme une atteinte aux règles établies, il souligne l’incapacité des hommes, qui constituent la norme de ces sociétés, à admettre qu’ils aient eux-mêmes pu agir à l’encontre de ces règles. Fr. Graf suppose ainsi que la magie amoureuse était l’apanage de jeunes hommes désireux de contracter une union légitime avantageuse, qui leur aurait été refusée sans le recours à la magie et le bouleversement des normes sociales9. Les conclusions de ces deux historiens ont suscité la vive opposition de M.W. Dickie. A travers un relevé plus complet des sources littéraires, il met effectivement en évidence que le nombre d’hommes et de femmes magiciens est à peu près équivalent. Il démontre ainsi que leurs raisonnements sont fondés sur un présupposé moderne inexact : la magie n’est pas l’apanage des femmes dans la littérature ancienne10. A travers cette brève présentation historiographique, la question de l’identité et de l’ambition des individus qui eurent recours à la magie dans l’Antiquité semble donc particulièrement sensible. Elle souligne la difficulté de se départir des présupposés ou des préjugés véhiculés depuis plus d’un siècle et démontre la nécessité de reconsidérer l’ensemble des interprétations proposées jusqu’à aujourd’hui en revenant à l’étude des sources anciennes. Une telle étude requiert donc, en premier lieu, d’établir une définition de la magie antique exempte des considérations modernes. La magie est, en effet, un concept assez flou, dont les limites avec les domaines de la technique, de la médecine et de la religion sont difficilement identifiables. La définition du phénomène magique constitue donc une question épineuse, à laquelle bien des historiens se sont refusés de répondre. Ainsi, Chr.A. Faraone, dans l’introduction de son étude de la magie amoureuse en Grèce ancienne, écarte-t-il le problème de cette définition. Il considère qu’il s’agit d’une controverse d’anthropologues et d’historiens des religions, anachronique et inappropriée à la société grecque. Chr.A. Faraone justifie ce jugement par deux arguments. D’une part, les Grecs ne se sont jamais hasardés à distinguer la magie et la médecine au moyen d’une science empirique destinée à éprouver l’efficacité de la magie. D’autre part, la multiplicité des rituels à travers l’ensemble du monde grec rend inextricable la dissociation des pratiques occultes et religieuses11. Cependant même si les anciens n’ont jamais tenté de définir la magie ou de la distinguer de la médecine et de la religion, quels que furent leurs critères, ils ont eux-mêmes taxé de magiques certaines pratiques, et de magiciens, les 8 Fr. Graf (1994), p. 211-214. 9 Il semble que le témoignage de l’Apologie d’Apulée, auquel Fr. Graf, op.cit., a consacré une étude minutieuse, lui ait inspiré cette conclusion hâtive. 10 M.W. Dickie (2001), p. 563-583. Cet historien s’arc-boute avec raison contre les inexactitudes de ces deux thèses, mais il ne propose pas d’interprétation alternative. 11 Ch.A. Faraone (1999), p. 17-18. 2 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 individus qui s’y sont adonnés. Ils ont établi une catégorisation des actes, des acteurs et des représentations de la magie, différenciée des domaines techniques, médicaux et religieux, bien qu’ils n’aient pas évoqué les critères qui ont prévalu à cette classification. Depuis le début du XXe s., les ethnologues et les sociologues ont tenté de proposer une définition de la magie, susceptible d’être adaptée à toutes les sociétés. Les premiers ont voulu définir la magie à travers les spécificités de ses actes, qui distinguent les sciences occultes des phénomènes religieux et médicaux12. Mais aucun de ces critères n’emporta jamais l’adhésion des spécialistes. La question était- t-elle oiseuse ? Le flou au sein duquel convergent les domaines de la magie, du religieux et de la médecine serait-t-il inextricable comme le pensaient les adversaires de la distinction tripartite de J.G. Frazer, qui lui ont opposé le concept très vague de magico-religieux pour définir l’insondable enchevêtrement de ces deux domaines ? Plus que l’opposition des trois concepts, mise en évidence par J.G. Frazer, il semble que les actes ne soient pas des critères pertinents pour définir la magie. L’étroitesse de cette perspective a été soulignée par M. Mauss qui ne s’est pas attaché au rituel dans le contexte individuel de son exécution, mais au phénomène collectif qu’est la magie. Il prônait alors cette analyse : « Nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales. »13. Ainsi, seraient magiques l’ensemble des phénomènes que les sociétés considéraient comme tels et le regard de leurs propres communautés demeurerait le meilleur juge pour catégoriser les experts en cet art. Cette définition, qui a notamment été retenue par Fr. Graf14, est d’un profond intérêt pour l’historien du fait de sa simplicité et de son irréfutabilité. Elle lui épargne de plaquer des concepts – d’ailleurs insatisfaisants – prédéfinis et extérieurs à la société qu’il étudie, sur les comportements des membres de cette communauté. En effet, en laissant parler les sources anciennes, la méthode inspirée de cette définition du phénomène magique évite l’intervention de la subjectivité moderne. Elle permet, par un travail de relevé systématique, de dresser un panorama des actes, des acteurs et des représentations magiques, tels qu’ils furent pressentis par la société qui les conceptualisa. Cependant, d’un point de vue pragmatique ce procédé pose quelques difficultés. Certaines sources, trop allusives, suscitent la perplexité, alors que le doute se fait également jour à l’aulne de certains témoignages péremptoires. La défiance doit être de mise à l’égard des considérations de certains auteurs, dont il semble contestable qu’elles aient reflété 12 J.G. Frazer (1911) opposait les lois de la sympathie exploitées par la magie à la rationnalité scientifique et l’intention contraignante des adjurations magiques à la soumission religieuse. Cependant, les lois sympathiques et la contrainte étant aussi, dans une certaine mesure, le propre des rituels religieux, ces caractéristiques sont impropres à la stricte définition universelle de la magie. Cette analyse ne satisfaisant pas, d’autres critères de distinction, également fondés sur l’étude de la magie vécue en actes, furent proposés par ses épigones. Ainsi, B. Malinowski (1948) suggéra d’opposer les fonctions pragmatiques de la magie et non empiriques de la religion, et de distinguer ces deux phénomènes émotionnels de la rationalité scientifique. S.J. Tambiah (1968) évoqua le caractère performatif de la magie qui est impropre à la science, mais il ne tenta pas de définir la singularité de la magie par rapport à la religion. 13 M. Mauss (1902-1903), repris dans M. Mauss (1950), p. 16. 14 Fr. Graf (1994), p. 22-29. 3 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 les opinions communément adoptées par leur propre société. De même, l’ironie ou le caractère diffamatoire de certaines assertions doivent susciter la méfiance de l’exégète. Il faut évidemment se garder d’estimer naïvement que tous les individus ainsi stigmatisés étaient réellement considérés comme des praticiens de l’occultisme ; la valeur des témoignages doit être considérée à sa juste mesure. Toutefois, les motifs invoqués ou supposés justifier ces railleries et ces accusations, ne devaient pas être fondamentalement insensés, au quel cas l’humour aurait perdu de son mordant et la médisance, de sa crédibilité. Par ailleurs, le parti pris de considérer comme relevant du domaine de la magie les seuls phénomènes ainsi conçus par les sociétés antiques impose également d’écarter la sphère du magico-religieux ou la notion de magie intégrée15. De tels concepts modernes, destinés à mettre en évidence ce qui, au cœur des mythes et des pratiques religieuses, relèverait de la magie, sont inconciliables avec la vision des anciens à l’égard de leurs propres croyances. Ainsi, se conformant au regard antique, il est impossible d’estimer que les dieux aient pu être magiciens et que des mouvements philosophico-religieux tels que le chamanisme grec, l’hermétisme philosophique et la théurgie, dont l’irrationalité semble au regard moderne s’apparenter à la magie, aient été considérés, à proprement parler, comme des doctrines et des procédés magiques16. En revanche, les mythes et les pratiques religieuses, lorsqu’ils permettent l’interprétation de phénomènes magiques, doivent trouver leur place au sein d’une étude fondée sur une définition sociale des sciences occultes. En effet, la vertu magique accordée à certains actes ou objets peut être justifiée par un mythe qui, en lui-même, ne relevait pas de la magie. De même, l’étude de ces mythes et de ces pratiques religieuses est indispensable si la perception des anciens a elle-même subi une évolution. Des phénomènes, qui furent un temps religieux, peuvent avoir été, antérieurement ou précédemment, considérés comme relevant de la magie. Le flou au sein duquel convergent les domaines de la magie, de la technique, des sciences et de la religion, cette confusion qui entrave la stricte définition du phénomène magique, n’a pas non plus épargné les sociétés antiques. Ces domaines sont également, dans l’Antiquité, des concepts à la subjectivité mouvante… La définition de la notion de magie amoureuse est assez aisée lorsque le concept de magie a été établi. Celle qui a été retenue pour cette étude est assez large. Elle recouvre l’ensemble des charmes évoquant les relations amoureuses, sentimentales et sexuelles ; qu’il s’agisse des sortilèges voués à attiser les sentiments d’un aimé dédaigneux ou destinés à nuire à des rivaux ou à tout autre trouble susceptible de nuire à une relation amoureuse. Les procédés occultes relatifs à la sexualité, à la conception et aux organes génitaux ont également été inclus dans cette étude, dans la mesure où ils 15 Cette notion est développée par M. Martin (2005), p. 17-55, dans sa très récente thèse consacrée à l’étude de la magie et des magiciens dans le monde gréco-romain. 16 M. Martin (2005), p. 55-88, accorde une grande place à l’étude de ces courants théosophiques, qui font appel à l’irrationnel comme l’avait mis en évidence E.R. Dodds (1959), traduction française, (1977), p. 139-178. 4 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 sont liés à l’intimité sexuelle. Cependant ces charmes sont moins fréquemment évoqués par les sources et se prêtent donc plus difficilement à l’analyse. Dans l’Antiquité, quatre types de sources témoignent du recours à la magie amoureuse. Les plus étudiées sont sans conteste les œuvres littéraires, grecques et romaines, qui foisonnent de références à ces usages occultes. Qu’il s’agisse des propos désapprobateurs ou humoristiques des philosophes17, des accusations sans appel des plaidoiries des orateurs18, des récits mythologiques et des effroyables dénouements de la tragédie19 ou encore des sarcasmes railleurs de la comédie20, la magie amoureuse semble avoir été ubiquitaire, selon l’heureuse formule de Christopher A. Faraone21. Cette ubiquité révèle sans conteste l’ampleur du phénomène magique et laisse présager que le recours aux sciences occultes ne fut pas une simple figure de style. Cependant, rares sont les témoignages littéraires qui, tels ceux de Théocrite et de ses épigones, décrivent avec minutie les circonstances du recours à la magie et les rituels alors mis en œuvre22. La majorité des sources demeure plus laconique, qu’il s’agisse des allusions anecdotiques qui constituent la plupart des mentions de l’usage d’enchantements amoureux, des propos injurieux des orateurs outragés ou de l’exploitation du ressort tragique de la magie par le théâtre, qui s’attache essentiellement à ses effroyables retentissements. Les enchantements évoqués à travers les mythes et la littérature n’offrent généralement qu’une image stéréotypée de la magie amoureuse, la lisibilité des personnages ou des situations étant essentiellement liée à l’exploitation de certaines caractéristiques issues de conceptions très générales, édifiées à partir de représentations souvent réductrices ou schématiques accessibles à tous. L’étude de ces sources demeure primordiale afin d’éclairer la représentation des enchantements amoureux conçue par les sociétés antiques et nombreux sont les chercheurs qui s’y sont adonnés. Mais il est souvent regrettable que la littérature occulte les autres témoignages antiques du recours à la magie : les défixions, les prescriptions des papyri magiques grecs et démotiques d’Egypte et dans une moindre mesure, les gemmes magiques23. Toutes ces sources sont évoquées sporadiquement pour soutenir des argumentations conçues à partir de l’étude des textes littéraires ou pour illustrer des 17 Pl., R., VII, 364 b, 2- c, 5 ou Leg., X, 909 a, 8- b, 4 ou bien X., Mem., III, 11. 17 18 Ant., 1, 9 ou Dem., XIX, 281. 19 S., Tr. ou Sen., Herc. Oet. ou bien encore E., Med. et Sen., Med. 20 Ar., Nub., 996-7 ou Pétr., Satyr., CXXXIII, 4-CXXXVIII. 21 « L’ubiquité de la magie amoureuse » est, en effet, le titre donné par Ch.A. Faraone (1999), p. 5-15, à l’un de ses développements introductifs. Ce chapitre est destiné à présenter les sources de la magie amoureuse ainsi que les principales études historiques consacrées à ce sujet. 22 Theoc., Mag., ou Virg., B., VIII. 23 Lors du récent colloque internationnal consacré à la magie, tenu en 1999 à Montpellier, dont les actes ont été publiés en quatre volumes par A. Moreau et J.-Cl. Turpin (2000), parmi les vingt-huit communications consacrées à la magie grecque et romaine, seul l’article de S.I. Johnston, « Le sacrifice dans les papyrus magiques grecs », Tome 2, p. 19-36, s’intéresse aux textes magiques. Outre les articles de M.G. Lancellotti, « Problèmes méthodologiques dans la constitution d’un corpus des gemmes magiques », Tome 2, p. 153-166, V. Gagadis-Robin, « Les images de Médée magicienne », Tome 2, p. 289-320, les vingt-cinq autres communications sont essentiellement consacrées à l’étude de la magie à travers les œuvres littéraires grecques et latines. 5 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007 phénomènes magiques représentés par les auteurs antiques, mais elles n’ont jamais fait l’objet d’une étude systématique. Les prescriptions des papyri magiques sont des recueils de recettes magiques qui proviennent d’Egypte (carte)24. Ces textes ont été rédigés en grec et en démotique entre le Ier s. av. ou le Ier s. ap. et le VIe s. ap., selon la datation paléographique ; la majorité de ces prescriptions datant des III-IVe s. (chronologie 1). L’ensemble de ces recueils propose quelques cent cinquante prescriptions amoureuses. De manière générale, ces textes sont introduits par un intitulé qui stipule leur vocation, puis ils décrivent avec minutie l’intégralité des actes jugés nécessaires à la réalisation de ces desseins. Ces procédures très variées ne sont guère spécifiques à la magie amoureuse. Une rapide typologie met en évidence trois grandes catégories de procédés magiques. La première rassemble les procédures manuelles, telles que la confection de breuvages et d’onguents ou la fabrication de figurines anthropomorphes25 et zoomorphes26, mais aussi l’exécution de sacrifices ; offrandes brûlées, offrandes végétales ou sacrifices de petits animaux. La deuxième est celle des procédures écrites destinées à consigner les invocations et les requêtes, parfois accompagnées de figures et de symboles magiques. Et enfin, la dernière catégorie est celle des procédures orales, également constituées par les invocations et l’expression des vœux. Ces récitations accompagnaient généralement les procédures écrites et certaines procédures manuelles telles que les sacrifices. Hormis les écrits, les actes et les paroles rituelles, les prescriptions donnent aussi des indications temporelles ou spatiales27, ainsi que des conseils circonstanciels28, qui témoignent de l’importance accordée aux moindres détails de la procédure magique. Bien que ces textes proviennent tous d’Egypte et qu’ils aient été rédigés au cours de la même période, la cohérence géographique, culturelle et chronologique de cet ensemble de charmes n’est guère assurée. En effet, la datation de la conception de ces textes est fort douteuse et il est manifeste que certaines prescriptions ont été des copies d’écrits plus anciens29. Par ailleurs, certains témoignages littéraires mettent en évidence l’existence de telles prescriptions magiques à travers l’ensemble du 24 Le corpus de ces papyri, accompagné d’une traduction allemande, a été édité par K. Preisendanz, PGM. Plus récemment, une traduction anglaise des papyri magiques publiés par K. Preisendanz, ainsi que des papyri démotiques et des textes découverts depuis la parution de cet ouvrage a été publiée sous la direction de H.D. Betz (ed.), GMPT. 25 La fabrication d’une telle figurine est par exemple indiquée afin de réaliser le « merveilleux charme pour lier d’amour (φιλτροκατάδεσμος) » proposé par le PGM IV 296-466, découvert à Thèbes et daté du IVe s. 26 Ainsi, il est préconisé par le « charme pour infliger une insomnie (α̉γρυπνητικόν) », PGM IV 2943-2966, découvert à Thèbes et daté du IVe s., de réaliser une figurine représentant un chien. 27 Le « charme lunaire de Claudianus et rite consacré au ciel et à l’étoile du nord », PGM VII 862-918, daté du II/IVe s., indique d’effectuer quelque action « tard dans la nuit, à la 5eme heure, [...], face à la lune dans une [piè]ce pure. ». 28 Le SM 83, daté du IIIe s. et d’origine inconnue, préconise par exemple aux lignes 5-8, de prendre le breuvage confectionné à jeun « pour avoir des rapports sexuels (συνουσιάζω) de nombreuses fois ». 29 Ainsi, par exemple, il est possible d’affirmer que le papyrus thébain PGM IV 296-466, du IVe s. ap., est certainement une copie d’un texte plus ancien. En effet, cette prescription est semblable à la défixion d’Egypte centrale SM 47, qui a été rédigée un ou deux siècles avant le texte de la prescription magique. 6 Ficheux, Gaëlle. Eros et Psyché : l'être et le désir dans la magie amoureuse antique - 2007

Description:
Eros and Psyche, Being and Desire in Ancient Love Magic .. 33 H. Carnegie (1888) et (1908) ; De Ridder (1911) ; F.M. et J.H. Schwartz (1979), p.
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