André Babeau Jacques Barraux 1 1 DE MYSTËRIEUSES RELATIONS Épargne et crédit, de mystérieuses relations André BABEAU avec la collaboration de Jacques BARRAUX , Epargne et crédit, de mystérieuses relations ISBN 978-2-13-075003-1 Dépôt légal - 1re édition : 2016, octobre © Presses Universitaires de France, 2016 6, avenue Reille, 75014, Paris Introduction Le surprenant « oubli » des économistes pendant plus de deux siècles Depuis plusieurs années, la science économique traverse une crise dont la profondeur apparaît mieux chaque jour. Certes, comme le dit avec une certaine candeur Roger Guesnerie, « le fait que les économistes ne sachent pas tout ne signifie pas qu'ils ne savent rien1 »; il conviendra cependant avec nous qu'ils en savent encore trop peu et, dans certains domaines confinant à la finance, beaucoup trop peu. Une science se caractérise principalement par la mise en relation de causes et d'effets, c'est-à-dire par sa capacité à prévoir. En la matière, la jeune science économique a fait illusion, dans les pays avancés, par temps calme : d'abord les décennies d'après la Seconde Guerre mondiale avec leur croissance vigoureuse, ensuite les deux dernières décennies du siècle, cette 1. «L'économie saisie par le doute», Le Monde, 12 novembre 2013. 7 Épargne et crédit période de« grande modération» avec une croissance sans doute ralentie, mais une inflation maîtrisée et peu de fluctuations. Toutefois, des accidents finan ciers se produisaient déjà ici ou là et les économistes, oublieux des analyses de Hyman Minsky, ont trouvé peu de chose à dire au moment de la crise des NTIC de 2001, et moins encore, en 2007, quand se pro duisit aux États-Unis le retournement des prix de l'immobilier qui n'avait été prévu que par quelques rares d'entre eux1 Selon Ben S. Bernanke, «au-delà • d'un ou deux trimestres, le cours de l'économie est malheureusement très imprévisible2 ». Quant à Mer vyn King, l'ancien gouverneur de la Banque d'Angle terre, économiste lui-même, il affirme que ce sont les économistes qui ont fourni les verges pour se faire battre en prétendant qu'ils étaient capables de pré voir. Enfin, Martin Wolf, le talentueux chroniqueur du Financial Ti me, estime que «l'establishment éco nomique a failli3 ». Aujourd'li.ui, parmi les économistes, une redistri bution des cartes est d'ailleurs en train de s'opérer. Les instituts nationaux de statistique, qui considéraient de trop loin les phénomènes financiers, ont du mal à revenir dans le jeu. La balle est clairement dans le camp des équipes des banques centrales et des autori- 1. Pour une prévision argumentée de cette crise, on peut tout de même se référer à Robert Shiller, Irrational Exuberance, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 76. 2. Mémoires de crise, Paris, Seuil, 2015, p. 70. 3. The Shifis and the Shocks, Londres, Penguin, 2014, Introduction. 8 Introduction tés de contrôle qui sont mieux à même de réaliser les rapprochements indispensables entre variables réelles et variables financières, et dont l'ouverture sur l'in ternational et la mondialisation est plus immédiate. Mais on est encore loin du compte. En témoignent les hésitations des décideurs à Washington, Franc fort ou Londres, tant dans leur communication et que dans leurs actions. Manifestement, ils ne sont pas en possession des bonnes analyses, ni des bons modèles de prévision ; même le passé récent, entre « bruits statistiques » et « tendances », est souvent difficilement lisible ; en outre, l'issue de la « Grande récession » que nous avons connue ne ressemble pas aux précédentes sorties de crise. Enfin, l'influence exercée réellement sur l'économie et les marchés par les différents instruments qu'ils ont entre les mains - conventionnels ou non - reste mal connue. Mervyn King, orfèvre en la matière, parle d'ailleurs d' alchimie1 • Pour mieux comprendre le désarroi des économistes face aux secousses qui se sont produites depuis le début du siècle et, tout spécialement, à l'occasion de la crise des subprimes, il est sans doute utile de disposer d'un diagnostic rapide de nos connaissances et de nos pra tiques en matière de prévision économique. Tout es les variables existantes dans ce domaine, en particu lier celles de nos comptes nationaux, appartiennent à 1. The End of Alchemy. Money, Banking and the Future of the Global Economy, New York, Little, Brown and Compagny, 2016. 9 Épargne et crédit l'un des quatre quadrants du tableau ci-dessous. Ainsi, par exemple, le revenu est considéré comme un « flux réel» issu de la production. Le patrimoine logement correspond à un « stock réel ». La monnaie et le crédit sont des« flux financiers »,cependant que le passif des ménages et des entreprises est un «stock financier>>. Or, jusqu'à tout récemment, les relations étudiées par les économistes concernaient presque exclusi vement les variables du quadrant 1 (par exemple, comment le revenu des ménages détermine-t-il leur consommation ou leurs investissements ?) . Au sur plus, nulle part n'existait de prévision ayant trait aux variables appartenant aux quadrants 2, 3 et 4 : ni sur les évolutions de patrimoine (actif ou passif, réel ou financier), ni sur les flux financiers tels que les nou veaux crédits ou les remboursements d'emprunts. Or, au cœur de la crise de 2008, se trouvent des variables de flux et de stocks, réelles ou financières : l'abus du recours au crédit, la baisse de prix des logements en face d'un passif dont la valeur s'est trop accrue, des pla cements financiers trop risqués, des dettes souveraines trop élevées, etc. L'absence de prévisions concernant ces différentes grandeurs explique que seuls quelques économistes, bons observateurs des marchés du loge ment aux États-Unis, aient pu mettre en garde contre les risques qui se développaient. Elle explique aussi que tant de responsables et de grandes institutions aient tardé à fournir une interprétation pertinente des phénomènes observés. Encore maintenant, sont légion les lacunes de nos connaissances dans ces différents 10
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