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Divination par lâcher de coquillages (wad') à - Anne Regourd PDF

21 Pages·2012·0.32 MB·French
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ANNE REGOURD Divination par lâcher de coquillages (wad‘) à Ṣanʽāʼ, Yémen Il est frappant de voir combien la divination par les coquillages et, en par- ticulier, par les cauris, a si peu attiré l’attention des ethnologues, du moins dans ses manifestations les moins savantes.1 Localement, ce désintérêt rejoint, ou s’ajoute, à différentes formes de préventions, générales, et aux réserves ex- primées avec superbe par les devins lettrés. Parmi les idées largement reçues en monde arabe, il y a que ces pratiques sont à but purement lucratif et qu’elles sont le fait de nomades allogènes : la question est posée, celle du sta- tut réellement divinatoire de ces pratiques ; ou en d’autres termes, y a-t-il es- camotage ? Si l’on cherchait un équivalent à cette perception précise, en Occi- dent, on la trouverait avec les Romanichelles qui abordent le chaland, proposant de lui lire les lignes de la main en ne manquant pas de le délester au passage de son porte-monnaie. La divination par lâcher de coquillages est abordée ici au travers du cas d’une praticienne exerçant à Ṣanʽāʼ, capitale du Yémen.2 Cette pratique divi- natoire apparaît ailleurs dans le pays, en particulier à Radā‘, Mārib, en Tihāma et, probablement en Ḥaḍramawt.3 Elle est désignée en général par le nom de wad‘, et donc par métonymie, puisqu’un wad‘a est une porcelaine ou cauri, et, par extension, renvoie à d’autres sortes de coquilles, en particulier, à toute co- quille proche par son apparence brillante des porcelaines, telles les Olives et Marginelles.4 Dans le commentaire des tirages, intervient la maîtrise d’un ———— 1 L’ouvrage de Kuczynski (2002) constitue une exception notable, mais il est vrai sur le terrain de l’importation de pratiques suivant l’immigration africaine à Paris. 2 Ce terrain a été effectué entre 1998 et 1999, grâce au Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Ṣanʽāʼ (CEFAS), www.cefas.com.ye. 3 Un article synthétique a déjà été publié (Regourd 2000-2002). La présente publication fait suite. 4 Pour les questions étymologiques, voir Regourd (2003, points 2 à 4). AION, 69/1-4 (2009), 37-57 38 A. Regourd ‘langage’ servant à interpréter les éléments du panier contenant les coquillages, pris comme signes. On se contentera d’évoquer les autres vertus des cauris, dans la même ré- gion ou ailleurs au Yémen. Ils protègent des djinns et du mauvais œil. a. Le cauri, amulette, est porté au cou ou contre soi, les hommes le pla- çant dans la poche intérieure de leur vêtement, tandis que pour les enfants il est placé dans un sachet, cousu ou épinglé au vêtement :5 il n’est pas visible de l’extérieur. b. Il est cousu, présentant sa fente vers l’extérieur, sur les berceaux et sur les coiffes,6 mais aussi sur des robes de mariées ou d’apparat,7 le pourtour de miroirs à rabat,8 ou plus généralement sur des objets servant à la parure :9 trop de beauté affichée est dangereux, déclenchant l’envie des humains et attirant les djinns. À l’opposé, l’appréciation narcissique de sa beauté, sans médiation sociale, attire elle aussi les djinns. c. On leur reconnaît encore des vertus médicales : en 2001, j’ai relevé, à Ṣanʽāʼ, l’existence d’une recette à base de cinq cauris (Cypraea annulus) pilés servant à combattre la folie dont les djinns sont la cause.10 La praticienne Il s’agit d’une femme, elle sera évoquée ici sous le nom de Khadiga. Ri- dée, courbée, se déplaçant lentement, elle paraît âgée. Elle est mère de plu- sieurs enfants, dont l’un au moins est marié, ce qui constitue un indicateur plus sûr de tranche d’âge. On dira prudemment qu’elle a plus de 50 ans. Elle est veuve d’un militaire et touche une modeste pension. Elle habite dans un fau- bourg populaire et éloigné du centre de la capitale, le lieu où elle exerce tous ———— 5 Ce sachet est décousu ou ôté lorsque la mère lave les vêtements des enfants. 6 Un exemple de qarquš, région de Ṣanʽāʼ, première moitié du 20e siècle est donné, dans Maurières et al. (2003 : 56). 7 Exemples contemporains dans Maurières et al. (2003 : 166-67 ; 168-69) : «robe de mariée ou d’apparat, utilisée dans l’Ḥaḍramawt aux environs de 1960, par les Bédouins», et «robe de mariée ou d’apparat, utilisée dans l’Ḥaḍramawt dans les années 1970 par les Bédouins». 8 Ces rabats, généralement en cuir, dissimulent, une fois déroulés, la partie réfléchissante du miroir. Présents au souk de Ṣanʽāʼ, ils sont dit venir de Mārib. 9 On notera entre autre, de petits paniers fabriqués en Tihāma, la bande côtière yéménite, le long de la mer Rouge, munis de couvercles et servant à ranger les produits de maquillage et les encens ; des porte-kohl, venant de Mārib et d’al-Bayḍāʼ. 10 al-Malik al-Muẓaffar Yūsuf (dynaste rasūlide m. au milieu du 7e/13e siècle), reprenant Ibn al- Bayṭār, mentionne des vertus dessicatives, contre l’ulcère de l’œil, l’hydropie, et détersives, contre l’impétigo, les taies de l’œil (al-Muẓaffar Yūsuf 1370/1951 : 544). Schönig (2002 : 92), sous ḥarūm, préparation incluant le cauri, relevée à Tarīm (Ḥaḍramawt), dont on oint le visage de la mère et du nouveau-né, durant la wilāda, ces cérémonies suivant la naissance d’un enfant, en guise de mesure prophylactique contre le mauvais œil. Divination par lâcher de coquillages (wad‘) 39 les jours. Je n’ai jamais été invitée à me rendre chez elle et ai ressenti une honte retenue de sa part, lorsqu’elle m’en parlait : c’est si pauvre qu’elle est gênée d’offrir l’hospitalité, qu’elle ne le peut, car elle ne serait pas alors en mesure de réaliser ce qui en constitue le sommet, faire en sorte que l’invité se repose, se sente à l’aise, bien (yartaḥ). Le gain amassé tous les jours par la pratique du wad‘ représente un apport sine qua non pour l’économie familiale. Elle exerce assise sur le trottoir de Taḥrīr, une place et artère centrale très passante de Ṣanʽāʼ, adossée aux murs des boutiques. Auparavant, elle se tenait au pied de Bāb al-Yaman, la porte la plus fameuse et la plus achalandée de la vieille ville. Les consultations provoquent généralement un attroupement d’hommes qui attire l’attention sur sa présence ou, au contraire, la dissimule aux passants naïfs. Elle est assise sur un morceau de carton posé à même le sol, dans la poussière de la rue, accompagnée parfois par un jeune garçon non pu- bère, d’environ 8 ans, qu’elle désigne comme son fils. Afin de discuter le cas de Khadiga, il sera question de deux autres prati- ciennes. Sur Taḥrīr, 200 mètres plus bas en direction des Musées, après Bāb al-Ṣabaḥ, se tenait parfois, à la même époque, l’une d’entre elles, beaucoup plus jeune (25 ans ?), que l’on nommera Sabah. Elle exerce dans les mêmes conditions que Khadiga, mais la foule des passants est encore plus dense sur les trottoirs, du fait de la proximité du souk, de la petite gare de bus, et de quelques bouquinistes. La troisième praticienne sera citée sous le nom de Ruqaya. Elle habite Radāʽ, une ville des moyens plateaux. À la différence des deux autres, elle re- çoit chez elle, le matin, avant le déjeuner : c’est un code connu par bouche à oreille. Les clients, généralement des hommes, se tiennent dans la pièce mi- toyenne. Ils entrent après avoir frappé ou, plus généralement, avoir manifesté leur présence de diverses manières, et avoir été invité à le faire par la prati- cienne. Pour les besoins de la séance, une tenture a été fixée sur une porte, placée entre les deux pièces et proche des portes respectives qui donnent sur la rue. La praticienne et le client se tiennent de part et d’autre de cette tenture. Cette disposition protège la praticienne des regards masculins et signale qu’on a pris en compte les règles de l’adab, compte tenu du fait qu’aucun homme de la maison ne filtre et ne s’occupe de la clientèle. 40 A. Regourd Fig. 1 – Cinq exemples de tirages, décrits et commentés ci-dessous. La pratique au crible de ses représentations «On fait de la psychologie», dit Khadiga, émettant par là un discours sur sa propre pratique : naḫruǧ muškilāt al-nafs.11 Elle continue : on n’essaye pas de deviner l’avenir – qui relève du ġayb, un champ de savoir auquel l’homme ne peut prétendre avoir accès par lui-même –, on sait par le visage des gens, les coquillages ne donnent que de simples indications (išārāt). Ma pratique re- pose sur l’observation, c’est du fa’l, c’est différent du tanǧīm, qui suppose le recours à des livres.12 Dans la première phase d’une consultation, quand le consultant s’approche, et jusqu’au moment où il choisit un élément du panier contenant les coquillages qui le représentera, avant, donc, que la praticienne, ———— 11 Il s’agit d’une traduction libre. Une traduction plus proche de la lettre pourrait être : «nous mettons à jour les préoccupations [des patients]», des préoccupations plus ou moins conscientes. En arabe littéral, on devrait avoir nuḫriǧ muškilāt al-nafs. 12 Sur le fa’l, cf. Massé (1965) et pour une définition Fahd (1965b), mais Khadiga renvoie visiblement à des pratiques différentes de celles habituellement subsumées sous ce nom. À Ṣanʽāʼ, selon certains locuteurs, le wad‘ est appelé fa’l. Tanǧīm, ici astrologie : on doit recourir au minimum à des tables astronomiques. Divination par lâcher de coquillages (wad‘) 41 n’en lâche le contenu et ne commence à interpréter, elle l’observe. Elle re- cueille les émotions présentes sur son visage, celles qui accompagnent sa de- mande de consultation, sa manière de s’accroupir et son geste, lorsqu’il saisit, au sein du panier, ce qui le représentera ; elle identifie, par ex., la peur, l’angoisse, la tristesse, les tensions, etc. Mais elle relève aussi des informa- tions plus directement liées à la psyché : l’élément choisi dans le panier a son importance ; il lui arrive de commenter ce choix en aparté, par ex. «il a choisi un tout petit coquillage, un coquillage ridicule», «il est allé le chercher des- sous», et les traduit par des traits de caractère (timidité, prétention, etc.). Dans le même laps de temps, elle évalue son âge, de même que son appartenance sociale et régionale (sa tenue vestimentaire, son comportement, son accent ou son dialecte, sa couleur de peau). Croisée avec ces informations, la somme qu’il donne compte. Cette opération de scrutation dure moins d’une minute. Avant de lâcher le contenu du panier et d’interpréter, la praticienne cherche quelle est la question du consultant, quelle est l’attente dont il est porteur ; les consultants de leur côté n’explicitent jamais l’interrogation qui les pousse à consulter. En géomancie, sur les hauts plateaux yéménites, le consultant est li- bre d’expliciter ou non sa question ; mais il existe ce qu’on appelle iḫrāǧ al- ḍamīr : cela renvoie à un ensemble de procédés de calcul qui permettent en particulier au praticien de mieux entrevoir la question ou l’attente véritable, avec laquelle le consultant est venu, et qu’il ne sait, ne veut, ne peut entière- ment ou clairement formuler.13 Ici, l’émotion du consultant d’abord recueillie, puis mûrie au travers d’une réflexion complexe car elle met en jeu des critères de nature différente, cependant liés à la persona et à des topos sociaux, aboutit in fine à la détermination de l’ordre des questions présentes : mariage, voyage, maladie, etc. Pour notre praticienne, c’est la détermination de l’ordre de ques- tion qui offre donc la clé de l’interprétation en guidant le commentaire sur les pièces du panier, une fois lâchées. Aucune formule religieuse proférée sur le panier n’a été notée, ni tilāwa, ni même basmala. Ce discours, pourtant, vient ponctuer des remarques lancées par les ba- dauds. La praticienne est en butte à des propos dépréciatifs, emprunts d’un vo- cabulaire religieux réformiste, habituellement accompagnés d’un regard mo- queur. Le type de divination qu’elle exerce est qualifiée de ḫurāfāt ou de ša‘waḏa. Le substantif ša‘waḏa est tiré d’un verbe qui signifie «faire des tours d’escamoteur», par ex. avec des gobelets (Kazimirski 1860 : 1242 ; Piamenta 1990 : 258, ši‘wāḏ et ša‘badäh, «mystifying, throwing dust in one’s eyes») ; il donne du jet de coquillages l’idée qu’il s’agit d’une pratique proche du jeu et de l’illusoire, laisse planer l’idée d’une escroquerie. Quant aux ḫurāfāt (ou ———— 13 On notera la même racine ḫ r ǧ, extraire, dans naḫruǧ muškilāt al-nafs et iḫrāǧ al-ḍamīr. Pour plus de détails sur sa place dans les pratiques de géomancie sur les hauts plateaux yéménites, cf. Regourd (1997 : 117-18). L’iḫrāǧ al-ḍamīr constitue aussi un chapitre classique des traités de géomancie. 42 A. Regourd asāṭīr), ce sont des récits ou pratiques emprunts d’imagination. Les passants qui dénoncent cette pratique divinatoire, le disent bien haut à la cantonade, comme pour mettre en garde la crédulité des consultants ou des curieux ac- croupis. Dans ces ḫurāfāt ou ša‘waḏa, visant à stigmatiser la pratique alors déployée, on reconnaît des catégories sous lesquelles les réformistes religieux classent les pratiques divinatoires et magiques, mais où ils visent plus fine- ment, dans la mesure où il ne s’agit pas, pour eux, de les rejeter dans leur en- semble, les pratiques abusives à l’égard de la clientèle.14 En répondant «on fait de la psychologie», i.e. en se référant à la question de la source non visible de son savoir, il se peut que la praticienne cherche à se dédouaner de l’accusation d’être un ‘arrāf, celui dont la divination repose sur l’augure et incorpore une part de hasard.15 Mais sans doute veut-elle avant tout se démarquer des pratiques abusives. Car tout en ayant l’air de vider le wad‘ de son caractère divinatoire, elle le dote explicitement d’un contenu, ce- lui de la psychologie, et restaure une source d’interprétation à ses propos : des choses consistantes sont dites durant la séance. Sabah a, elle, réduit la pratique à un gagne-pain : la présence du panier sert de paravent à une mendicité à peine déguisée. Elle ne fait que reproduire des gestes, imitant. Il est rare de voir de jeunes femmes postées sans enfant à un point fixe pour mendier, si elles ne sont ni visiblement malades (par ex. lé- preuses), ni handicapées. Dès les années ’60, Amar Samb souligne la même évolution dans la pratique du tir de cauris à Dakar, lorsqu’il constate le glisse- ment de la divination inspirée en direction d’une technique assortie de psycho- logie et d’adresse (Samb 1964 : 73-74). Mais la représentation collective de charlatanisme a aussi une racine sociale. «Je suis une Bédouine de Mārib, mais originaire de la ville elle-même, nous cultivons et pratiquons l’élevage des vaches et des moutons» (anā min al-Badū, min aṣl Mārib, yaʽnī min al-madīna, nazra‘ wa-netrabba baqar wa- ḫarūf). La pratique du wad‘ est associée aux Bédouins de Mā’rib : deux des pra- ticiennes étudiées sur trois, Khadiga et Ruqaya, se décrivent comme apparte- nant aux Bédouins de Mārib ; leur mère, qui leur ont transmis leur savoir, ré- sidaient à Mārib et d’autres personnes de leur famille pratiquaient. Une Bédouine de Mārib apparaît aussi dans la chaîne de transmission (tasalsul) de Sabah, originaire de Maḥwīt. L’enseignement est oral. Au cours de mes sé- ———— 14 Les réformistes combattent deux choses : les ḫurāfāt (récits et pratiques) et les bid‘a, où ils peuvent ranger des pratiques magiques. Quant aux sciences divinatoires, elles ne sont pas rejetées en bloc : l’istiḫāra, par ex., ne l’est pas. Ce que l’on critique, sous forme de moquerie, ce sont les pratiques abusives (voir Mervin 2001 : 153-54). 15 Epître des enseignements, Risālat al-ta‘ālīm, n. 19, dans Delanoue (1973 : 78-79) : «Tu t’abstiendras de toutes les sortes de jeux de hasard (maysir) quelle que soit l’intention qui les ait fait organiser. Tu éviteras les moyens de gain illicites, si rapides soient les profits qu’ils promettent». Divination par lâcher de coquillages (wad‘) 43 jours annuels au Yémen depuis 1992, séjours qui m’ont permis, en particulier, l’accès aux bibliothèques de différents praticiens, je n’ai pas croisé un seul écrit, y compris manuscrit, portant sur la divination par les cauris, ou plus lar- gement les coquillages. Se fait jour ici un lien fort entre pratiquer le wad‘ et être Bédouin de Mārib. C’est leur spécialité, quasiment un passage obligé, et pouvoir s’y référer d’une manière ou d’une autre ajoute à la crédibilité du praticien. Or si Khadiga indique qu’elle est une Bédouine de Mārib, elle se récrie en précisant qu’elle est de la ville même de Mārib (min aṣl Mārib), de ceux, sé- dentaires, qui cultivent et pratiquent l’élevage. Ses propos laissent entrevoir une première dichotomie Ḥaḍar/Badū, Citadins/Bédouins, dans laquelle ces derniers apparaissent comme nomades, non-citadins, opposés à citadins, sé- dentaires, ‘être cultivateur et éleveur’ apparaissant comme une détermination placée du côté de ce dernier groupe. Mais peut-être l’enchaînement flottant en- tre ces deux parties de la phrase, en arabe, dissimule-t-il une seconde dicho- tomie, celle existant entre Hommes de tribu (Qabā’il), qui cultivent et élèvent effectivement du bétail, et Bédouins, qui ne tirent pas leur subsistance de l’agriculture et de l’élevage ? On peut encore ajouter qu’il s’agit d’une repré- sentation citadine et négative des Bédouins, si l’on se réfère à la manière dé- fensive avec laquelle notre praticienne s’exprime. Mais comment commenter davantage ces représentations, compte tenu du fait qu’il n’est pas toujours facile de savoir, dans le cas présent, quel est le sta- tut social des chalands à qui Khadiga répond, puisqu’ils ne font que passer ? Pour le milieu zaydite en général, Paul Dresch relève l’opposition entre Cita- dins, policés, paysans et Nomades, razzieurs, incontrôlables, violents. Cette distinction est, rappelle-t-il, classique, i.e. ni contemporaine, ni proprement yéménite, ni fidèle à la réalité tribale du Yémen, y compris dans le champ des valeurs, puisque les Hommes de tribu sont des cultivateurs et des éleveurs ; elle est cependant portée et véhiculée de nos jours par les citadins et lettrés yéménites, et sert de marqueur dans la hiérarchie sociale (Dresch 1989 : 13- 14).16 Localement, selon ce schéma, la différence qu’il y aurait entre Hommes de tribu et Bédouins reviendrait alors à dire que ces derniers concentrent la quintessence des vertus ou maux des premiers, à savoir le nomadisme non po- licé et razzieur (Dresch 1989 : 14). Et tout au contraire, mais partie pour les mêmes raisons, pour les citadins, qabīlī évoque ceux qui ont conservé l’essence de la culture arabe, au travers de sa langue, de sa poésie et de ses vertus. Selon Franck Mermier, la représentation des Qabā’il s’est encore com- ———— 16 Même constatation, en contexte sunnite cette fois, à Zabīd, en Tihāma, la région située sur la mer Rouge. Camelin, pour Šiḥr, ville du Ḥaḍramawt et port sur l’Océan indien, se penche sur la construction identitaire des citadins par différence, voire par opposition, avec les populations tribales entourant la ville (Bédouins), la dichotomie entre ces deux mondes constituant «l’une des articulations sociales importantes» (Camelin 2000 : chap. 6.1, ‘Les Bédouins dans la ville’). Sur la question des discours à l’œuvre dans le jeu de la hiérarchie sociale, qui varient en fonction des informateurs, dans le Sud du Yémen, voir Camelin (1997). 44 A. Regourd plexifiée depuis leur entrée à Ṣanʽāʼ en 1948, lors de l’assassinat de l’Imam Yahya : dans son étude sur le statut de hiǧra de Ṣanʽāʼ, il signale le trauma- tisme laissé dans la mémoire des citadins, et singulièrement des gens du souk, par le pillage et les meurtres qui suivirent la prise de la ville par le futur Imam Ahmad, aidé par des tribus (Mermier 1988 : 37, 434). Est-ce pour une raison d’ordre public que la Municipalité (Baladiya) a déménagé Khadiga de Bāb al- Yaman, quelques temps auparavant ? L’exercice du wad‘ dans des lieux aussi populeux entraîne des attroupements gênant parfois la circulation, et bien plus s’ils sont associés, par le biais des représentations, à des nomades, fauteurs de trouble. Le propos de Khadiga est de se démarquer des Bédouins en insistant sur son origine citadine. Or, si Mārib est bien une ville aux yeux de ses habitants et de ses voisins immédiats, pour les gens de Ṣanʽāʼ, être de Mārib signifie appartenir au monde tribal. Le caractère féminin de la profession n’aura échappé à personne. Khadiga a le visage couvert, sauf les yeux (mulaṯṯima). Mais le fait de pratiquer dans la rue, d’être en contact avec des hommes sans lien familial, n’est pas le signe d’une tenue éthique très élevée (aḫlāq). Si elle a appris avec sa mère, elle ajoute que son grand-père s’y connaissait. Est-ce que cela signifie qu’il prati- quait les cauris à la maison pour sa propre gouverne, pour les besoins de sa famille, ou recevait-il en consultation ? Est-ce un rattachement simplement moral et un facteur de respectabilité qui est en jeu ici, une maison (bayt) étant toujours rapportée à un homme ? L’une des trois praticiennes est, en effet, connue sous un nom du type Umm Kulthum (Mère de...), la très fameuse chanteuse égyptienne : dissimulant celui, véritable, de la praticienne, tout en se référant à un lien familial – même si les noms sont fictifs –, il invite au res- pect ; il faut ajouter que cette praticienne a déjà une réputation s’étendant bien au-delà du lieu où elle exerce. D’autres femmes, pratiquant le wad‘ à Ṣanʽāʼ, reçoivent dans leur maison. Khadiga n’a pas de nom, personne ne la nomme, elle ne se nomme pas elle-même. Enfin, Khadiga cherche le chaland, elle fait profession de divination. Elle exerçait auparavant au pied de Bāb al-Yaman. Elle travaille pour subvenir aux besoins de sa famille. Autrement dit, elle fait de la divination pour de l’argent et le client paye d’abord. Les deux praticiennes de Ṣanʽāʼ, sont postées sur une place très animée, on l’a dit, et une troisième praticienne nous a été signalée à al-Qā‘a, une autre place de la ville, très passante, avec ses restaurants à salta17 et son souk. Pratiquer le wad‘ est associé au gain d’argent. Ceci conduit à s’interroger sur l’extraction sociale de Khadiga, comparée à Ruqaya. Elle est en contact avec la saleté, des hommes inconnus, et se fait payer un service. Étrangement, alors que le jeu social consiste à se définir et à ———— 17 La salta est un plat à base de fenugrec (ḥalba). Servie dans des restaurants ša‘abī, elle constitue la nourriture la plus ordinaire et quotidienne des hauts plateaux yéménites. Divination par lâcher de coquillages (wad‘) 45 s’affirmer fièrement en s’opposant aux autres, elle se défend de ce qu’on pour- rait croire qu’elle est, en disant qu’elle n’est pas nomade. Ruqaya se comporte comme quelqu’un dont le statut social est plus élevé. Le lien existant entre pratiquer le wad‘ et être nomade est bien établi ailleurs en monde arabe. C’est le cas d’un groupe de bas statut, les Ṣulayb, dans la bādiya syrienne, du moins au début du 20e siècle : ils sont employés par les hommes de tribu qui leur of- frent protection et un doute subsiste sur leur ascendance (nasab) arabe.18 Par- mi les services qu’ils prodiguent figurent : apposer une feuille d’or sur les in- cisives, animer les soirées en dansant et en chantant, soigner y compris en pratiquant la magie, etc. Les Ṣulayb sont perçus comme allogènes, on ne sait pas exactement d’où ils viennent, mais ils viendraient plutôt de l’est ; y contri- bue leur nom, dont une étymologie vernaculaire stipule qu’il signifie croix, pe- tite croix. Cela soulève la question des sources du savoir sur la divination par les coquillages, transmis oralement. En l’absence de plus d’information, on se contentera de remarquer qu’actuellement, à Damas, et à la différence des hauts plateaux yéménites, elle est pratiquée à l’aide de trois coquillages, par, selon les Damascènes, «des nawariyyāt ou gitans» de la steppe syrienne. Ce modèle divinatoire est en concurrence avec un autre modèle en circu- lation, celui des Sāda, groupe de statut qui se réclame d’un lien généalogique remontant jusqu’au Prophète et qui se situe lui-même au sommet de la pyra- mide sociale. Il est courant de trouver dans les bibliothèques de lettrés, i.e. pas nécessairement celles appartenant aux Sāda, des ouvrages de géomancie, de ğafr, sur les carrés magiques (awfāq), de convocation des esprits (istiḥḍār al- arwāḥ), ou sur les vertus des pierres. Il n’est pas rare que la discussion roule sur la géomancie, ou l’établissement du signe du zodiaque par numérologie, dans les mafraǧ-s,19 dans le but d’étendre sa connaissance de la science (‘ilm). Il est courant de voir recalculer et décoder les messages cryptés de Natīǧat Fa- lakī al-Yaman, le recueil de prédictions annuelles de Mahdi Amin, un sayyid de Bayt al-Faqīh, petite cité située sur la bande côtière de la mer Rouge. L’auteur indique, sur le quatrième de couverture, les sciences auxquelles il a eu recours : géomancie, astronomie/astrologie (‘ilm al-falak), ğafr et zā’irǧa (pour une definition, Fahd 1965 ; Regourd 2004 : point 2). Ceci trahit, en outre, une connaissance et même un maniement du tableau d’équivalence let- tres/chiffres (al-ǧumal al-kabīr), toutefois maîtrisé par ailleurs. La connais- sance de ces sciences est considérée comme faisant partie de la science des let- trés et de ce qu’on pourrait appeler un adab de mafraǧ. Et de ce fait, elle se trouve placée, à l’instar des autres sciences, au centre du débat sur la primauté ———— 18 Pour une bibliographie sur les Ṣulayb (ou Ṣleyb, Ṣlēb), voir Regourd (2003 : 136, n. 13). On y ajoutera Zakariyyā (1983 : 458-75). Les Ṣulayb se nomment eux-memes ‘Awlād Ṣalībī’ ou ‘Awlād Ġānim’ (Lancaster 1997). 19 Le mafraǧ est une pièce centrale de la vie sociale sur les hauts et moyens plateaux yéménites : c’est là qu’on mâche le qāt, tous les après-midi. 46 A. Regourd sociale des uns par rapport aux autres. Singulièrement, cette dispute met aux prises les Sāda avec un autre groupe de statut, les Quḍāt. Littéralement, Quḍāt signifie juges religieux ; ils se réfèrent cependant à différents corpus de droit, puisqu’un certain nombre d’entre eux travaillent dans les Tribunaux. Mais bien plus qu’un corps professionnel, les Quḍāt constituent un groupe social : on peut être qāḍī par ascendance et non par profession (Mermier 1997 : 71-72). Ces derniers cherchent à contester le statut exclusif de lettrés dont les premiers voudraient faire leur apanage. La connaissance des astres et ses différentes ap- plications, ainsi que la géomancie sont parmi les compétences disputées. Co- rollairement, ces sciences ont toutes fait l’objet d’écrits, supposant d’avoir ac- cès à la lecture et à l’écriture. Certains praticiens, se référant à leur lien généalogique au Prophète Mu- hammad, affirment leur rapport privilégié à la Prophétie. Dans sa version ex- trême, ce discours consiste à boucler la boucle, en affirmant que la divination – i.e. lettrée certainement pas le wad‘ – est dans les ‘gênes’ des Sāda. Il y a donc une confiscation de la capacité à être devin par ce groupe de statut. Et en faisant de la divination, un sayyid réaffirme d’abord ses origines, donc son ap- partenance à un groupe social qui a eu contact avec la Prophétie. Gagner de l’argent, érigé en cause finale, brouillerait donc le projet. Dès que l’on entre dans le champ de la pratique, la distinction entre transmission écrite et orale n’a plus grand sens, à partir du moment où l’on en- tend par pratique un rapport à un consultant extérieur à la famille. Mahdi Amin, fils et petit-fils de devin connus dans tout le Yémen au moins pour les deux dernières générations, dit avoir reçu de son père un certificat (iǧāza), at- testant de sa maîtrise de la divination et de la magie.20 L’absence de pertinence de la distinction transmission écrite et orale résulte cependant moins de cette forme d’enseignement que de la démarche qui consiste, pour Mahdi Amin, à poursuivre la revue de son père, Natīǧat Falakī al-Yaman. Si l’on se reporte au profil moyen du praticien, sur les hauts plateaux, les contacts éventuels avec des shaykhs ne font jamais cesser le contact avec les livres : les praticiens collectent du savoir là où ils le peuvent et ne se placent pas nécessairement dans la lignée de transmission (tasalsul) particulière d’un shaykh. En général, il est toujours mieux pour un praticien d’avoir chez lui un livre auquel se réfé- rer – et que les gens ne manquent pas de mentionner – pour asseoir sa crédibi- lité ; posséder un manuscrit pose bien davantage. Autrement dit, à partir du moment où il y a pratique, apparaît un élément nouveau, celui de la concur- rence entre praticiens. La question décisive est donc celle du passage à l’acte, i.e. se proclamer devin (Regourd 1996 : 219-20) et de l’affirmation de sa com- pétence. A contrario, l’auteur d’un livre n’apparaît jamais dans une chaîne de transmission du savoir (tasalsul). ———— 20 Je n’ai pas vu ce document. Ambelain (1984 : 15) publie un exemple d’iǧāza en géomancie.

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AION, 69/1-4 (2009), 37-57. ANNE REGOURD. Divination .. cisives, animer les soirées en dansant et en chantant, soigner y compris en pratiquant la magie, etc. .. Elle guide l'interprétation, mais prend aussi ses mar- ques dans le lâcher.
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