ebook img

Dialogues PDF

190 Pages·05.066 MB·French
Save to my drive
Quick download
Download
Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.

Preview Dialogues

GILLES DELEUZE CLAIRE PARNET DIALOGUES Champs Flammarion Cette nouvelle édition dans la collection Champs comprend un tare inâlit de Gilles Deleuze: L'actuel et le virtuel (Almc:R : chapitre V) GILLES DELEUZE CLAIRE PARNET DIALOGUES FLAMMARION © 1996, pour cette édition ISBN : 2-08-081343-9 CHAPITRE PREMIER UN ENTRETIEN, QU'EST-CE QUE C'EST, A QUOI ÇA SERT? PREMIERE PARTIE C'est très difficile de «s'expliquer> - une interview, un dialogue, un entretien. La plupart du temps, quand on me pose une question, même qui me touche, je m'aper çois que je n'ai strictement rien à dire. Les questions se fabriquent, comme autre chose. Si on ne vous laisse pas fabriquer vos questions, avec des éléments venus de par tout, de n'importe où, si on vous les« pose•, vous n'avez pas grand-chose à dire. L'art de construire un problème, c'est très important : on invente un problème, une posi tion de problème, avant de trouver une solution. Rien de tout cela ne se fait dans une interview, dans une conversa tion, dans une discussion. Même la réflexion, à un, à deux ou à plusieurs, ne suffit pas. Surtout pas la réflexion. Les objections, c'est encore pire. Chaque fois qu'on me fait une objection, j'ai envie de dire : « D'accord, d'ac cord, passons à autre chose.• Les objections n'ont jamais rien apporté. C'est pareil quand on me pose une question générale. Le but, ce n'est pas de répondre à des questions, c'est de sortir, c'est d'en sortir. Beaucoup de gens pensent que c'est seulement en ressassant la question qu'on peut en sortir. « Qu'en est-il de la philosophie? est-elle morte? va-t-on la dépasser? • C'est très pénible. On ne va pas cesser de revenir à la question pour arriver à en sortir. Mais sortir ne se fait jamais ainsi. Le mouvement se fait toujours dans le dos du penseur, ou au moment où il 7 cligne des paupières. Sortir, c'est déjà fait, ou bien on ne le fera jamais. Les questions sont généralement tendues vers un avenir (ou un passé). L'avenir des femmes, l'ave nir de la révolution, l'avenir de la philosophie, etc. Mais pendant ce temps-là, pendant qu'on tourne en rond dans ces questions, il y a des devenirs qui opèrent en silence, qui sont presque imperceptibles. On pense trop en termes d'histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs, c'est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties. Il y a un devenir-femme qui ne se confond pas avec les femmes, leur passé et leur avenir, et ce devenir, il faut bien que les femmes y entrent pour sortir de leur passé et de leur avenir, de leur histoire. Il y a un devenir-révolutionnaire qui n'est pas la même chose que l'avenir de la révolution, et qui ne passe pas forcément par les militants. Il y a un devenir-philosophe qui n'a rien à voir avec l'histoire de la philosophie, et qui passe plutôt par ceux que l'histoire de la philosophie n'arrive pas à classer. Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s'échangent. La question « qu'est-ce que tu deviens? » est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilation, mais de double capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. Les noces sont toujours contre nature. Les noces, c'est le contraire d'un couple. Il n'y a plus de machines binaires : question-réponse, masculin-féminin, homme animal, etc. Ce pourrait être ça, un entretien, simple ment le tracé d'un devenir. La guêpe et l'orchidée donnent l'exemple. L'orchidée a l'air de former une image de guêpe, mais en fait il y a un devenir-guêpe de l'orchidée, un devenir-orchidée de la guêpe, une double capture puisque « ce que » chacun devient ne 8 change pas moins que « celui qui > devient. La guêpe devient partie de l'appareil de reproduction de l'orchidée, en même temps que l'orchidée devient organe sexuel pour la guêpe. Un seul et même devenir, un seul bloc de devenir, ou, comme dit Rémy Chauvin, une « évolu tion a-parallèle de deux êtres qui n'ont absolument rien à voir l'un avec l'autre». Il y a des devenirs-animaux de l'homme qui ne consistent pas à faire le chien ou le chat, puisque l'animal et l'homme ne s'y rencontrent que sur le parcours d'une commune déterritorialisation, mais dissymétrique. C'est comme les oiseaux de Mozart : il y a un devenir-oiseau dans cette musique, mais pris dans un devenir-musique de l'oiseau, les deux formant un seul devenir, un seul bloc, une évolution a-parallèle, pas du tout un échange, mais « une confidence sans interlocuteur possible», comme dit un commentateur de Mozart - bref un entretien. Les devenirs, c'est le plus imperceptible, ce sont des actes qui ne peuvent être contenus que dans une vie et exprimés dans un style. Les styles pas plus que les modes de vie ne sont des constructions. Dans le style ce ne sont pas les mots qui comptent, ni les phrases, ni les rythmes et les figures. Dans la vie, ce ne sont pas les histoires, ni les principes ou les conséquences. Un mot, vous pouvez toujours le remplacer par un autre. Si celui là ne vous plaît pas, ne vous convient pas, prenez-en un autre, mettez-en un autre à la place. Si chacun fait cet effort, tout le monde peut se comprendre, et il n'y a plus guère de raison de poser des questions ou de faire des objections. Il n'y a pas de mots propres, il n'y a pas non plus de métaphores (toutes les métaphores sont des mots sales, ou en font). Il n'y a que des mots inexacts pour désigner quelque chose exactement. Créons des mots extraordinaires, à condition d'en faire l'usage le plus ordinaire, et de faire exister l'entité qu'ils désignent au même titre que l'objet le plus commun. Aujourd'hui, nous disposons de nouvelles manières de lire, et peut être d'écrire. Il y en a de mauvaises et de sales. Par 9 exemple, on a l'impression que certains livres sont écrits pour le compte rendu qu'un journaliste sera censé en faire, si bien qu'il n'y a même plus besoin de compte rendu, mais seulement de mots vides (faut lire ça! c'est fameux! allez-y! vous allez voir!) pour éviter la lecture du livre et la confection de l'article. Mais les bonnes manières de lire aujourd'hui, c'est d'arriver à traiter un livre comme on écoute un disque, comme on regarde un film ou une émission télé, comme on reçoit une chan son : tout traitement du livre qui réclamerait pour lui un respect spécial, une attention d'une autre sorte, vient d'un autre âge et condamne définitivement le livre. Il n'y a aucune question de difficulté ni de compréhen sion : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop'philosophie. Il n'y a rien à comprendre, rien à inter préter. Je voudrais dire ce que c'est qu'un style. C'est la propriété de ceux dont on dit d'habitude « ils n'ont pas de style ... "· Ce n'est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spon tanée, ni une orchestration, ni une petite musique. C'est un agencement, un agencement d'énonciation. Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. C'est diffi cile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessité d'un tel bégaie ment. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi : Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Godard. Gherasim Luca est un grand poète parmi les plus grands : il a inventé un prodi gieux bégaiement, le sien. Il lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes; deux cents personnes, et pourtant c'était un événement, c'est un événement qui passera par ces deux cents, n'appartenant à aucune école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni par les chemins qu'on croit. 10

See more

The list of books you might like

Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.