DEVENIR JAPONAIS Hélène Vu Thanh Devenir japonais La mission jésuite au Japon (l 549-1614) Préface d'Alain Talion PUPS Les PUPS sont un service général de funiversité Paris-Sorbonne ©Presses de funiversité Paris-Sorbonne, 2016 ISBN : 979-I0-2 3 I-0 5O O-I Mise en pages Nord Campo PUPS Maison de la Recherche Université Paris-Sorbonne 28, rue Serpente 75006 Paris Tél.: (33)(0)1 53 IO 57 60 Fax: (33)(0)153105766 [email protected] <http://pups.paris-sorbonne.fr> PRÉFACE La mission du Japon a sans nul doute été celle qui a le plus fait rêver l'Occident catholique au XVIe siècle et son destin tragique, en ajoutant la palme du martyre, confirma sa similitude avec les temps apostoliques qui enthousiasmaient tant de catholiques traumatisés par la crise religieuse de la chrétienté européenne. Le voyage de princes chrétiens japonais auprès de Philippe Il et de Sixte Quint fut un des moments de triomphe de cette mission, tout comme, de façon presque posthume cette fois, la canonisation en I 622 de François Xavier. D'autres utopies missionnaires jésuites allaient bientôt s'ajouter à l'imaginaire de la Réforme catholique, du possible Constantin chinois aux républiques théocratiques du 7 Paraguay. Elles ne ternirent pas l'éclat de celle du Japon, qui inaugura même une sorte de modèle hagiographique propre à la mission jésuite : une mission qui sur le modèle de Paul sait se faire grecque avec les Grecs, qui identifie dans la culture qu'elle découvre les vecteurs d'une possible évangélisation, sur le schéma humaniste d'une culture païenne préparant la réception du christianisme, qui est victime non seulement de la persécution des pouvoirs infidèles, mais aussi des intrigues et des jalousies proprement européennes et cléricales. La déconstruction du mythe missionnaire serait simplement naïve si elle se contentait de le réfuter sans comprendre à la fois les mécanismes de sa • construction et les raisons de son formidable impact à travers les siècles. Hélène t" 0 Vu Thanh a voulu comprendre ce projet missionnaire dans sa complexité, dans H 0\ ses évolutions, et jusque dans ses contradictions. Pour cela, il fallait en restituer la réalité, en s'appuyant sur d'autres enquêtes exemplaires qui ont été récemment menées dans d'autres contextes, du Brésil à l'Inde, mais aussi en étant attentif à la spécificité japonaise d'une chrétienté qui se construit sans la présence militaire des Européens et sans une domination coloniale, qui se construit aussi dans le contexte de la réunification politique de l'archipel. L'immense documentation jésuite peut se révéler un piège tant elle sait avec méthode conduire le lecteur vers les conclusions désirées. Hélène Vu Thanh a su y retrouver les débats et les doutes, les erreurs d'appréciation, le cruel décalage entre l'ambition des projets et la réalité des moyens. Elle sait surtout montrer avec une grande force que l'accommodation jésuite, qui encore aujourd'hui fait l'admiration jusqu'aux adversaires les plus féroces de la Compagnie, est fondamentalement un moyen plus qu'un objectif. La chrétienté japonaise dont rêvent les jésuites est la catholicité idéale dont les traits sont dessinés en Europe pour répondre au défi de l'hérésie. Le Japon, comme tant d'autres terres missionnaires, est conçu comme une page vierge, où la Réforme catholique pourra se déployer sans tous les obstacles que des structures ecclésiastiques vieilles d'un millénaire mettent en Europe. L'absence de la domination coloniale peut aller dans le même sens. L'accommodation perd de sa centralité quand on suit la démonstration d'Hélène Vu Thanh et tout_le projet missionnaire jésuite doit alors subir une relecture minutieuse. Cette relecture montre bien les difficultés de la réalisation des plans missionnaires et les multiples tensions que ces difficultés provoquent au quotidien, entre Européens et convertis, entre missionnaires et centre romain, au sein même des missionnaires. Hélène Vu Thanh montre à merveille cette fragilité de la mission, l'absence de linéarité de son progrès, la précarité de la plupart des implantations. Mais elle sait en même temps poser en historienne la question du christianisme vécu par les convertis, qu'il ne s'agit pas d'évaluer 8 à l'aune des missionnaires, mais, de façon bien plus difficile, de comprendre. L'anthropologie religieuse permet à la fois d'éviter le sot matérialisme, qui ne voit dans la conversion qu'une démarche intéressée pour obtenir des fusils et commercer de la soie, et une hagiographie extasiée que les Jésuites savent construire pour l'extérieur, mais qui trouve très vite ses limites. L'appropriation du christianisme par les convertis n'est d'ailleurs en rien uniforme, et ce point est une des nombreuses richesses de l'ouvrage d'Hélène Vu Thanh. À un moment où l'historiographie française accentue son ouverture à une histoire globalisée, ce livre tiré d'une très brillante thèse de doctorat apporte une contribution importante parce qu'elle est pragmatique : un des dangers de la world history serait de substituer à l'histoire téléologique eurocentrée une histoire tout aussi téléologique déseuropéanisée. Hélène Vu Thanh évite aussi bien l'un et l'autre anachronisme pour nous donner ainsi dans une enquête magistrale un exemple d'une rencontre, de ses espoirs, de ses malentendus, de ses expériences humaines. Alain Tallon Professeur d'histoire moderne à l'université Paris-Sorbonne INTRODUCTION En 58 3, Alessandro V alignano, visiteur des Indes orientales, écrit au général l jésuite Acquaviva : « Les grandes œuvres sont pleines de difficultés ; cette mission du Japon n'en manque pas. Autant elle est belle et riche en promesses, autant il est difficile d'y réussir et de la mener à bien 1 ». C'est à cette mission du Japon, sur laquelle ont reposé tant d'espérances, que ce travail est consacré. Comme le suggère le propos de Valignano, la mission jésuite du Japon présente un double visage, mêlant récits héroïques de la conversion des Japonais et la peinture d'un environnement difficile que les missionnaires auraient peiné à déchiffrer ; mais dans les faits, c'est essentiellement la première image qui a 9 retenu l'attention des écrivains contemporains del' évangélisation du Japon ou des historiens d'aujourd'hui. Certes, la mission jésuite du Japon possède tous les« ingrédients» qui lui permettent d'accéder au rang de véritable« mythe» missionnaire. Fondée par saint François Xavier en 549, elle a pour cadre l exotique le Japon des samurai et des grands unificateurs du pays - tel Tokugawa leyasu, fondateur du régime d'Edo (1603-1868), objet de nombreuses estampes de Hokusai ou d'Utamaro. Elle s'achève en 1614 dans le sang des persécutions, • rejouant ainsi des épisodes des premiers temps de l'Église, à ceci près que les empereurs romains revêtent ici la titulature de shogun2• Cette image de mission • héroïque est très vite popularisée en Europe par les jésuites eux-mêmes et perdure d'une certaine manière jusqu'à nos jours, même si certains auteurs se sont montrés plus réservés sur les succès de l'action de la Compagnie de Jésus au Japon, à l'image de !'écrivain japonais - et catholique - Shüsaku Endô3• Le succès de la littérature sur la mission du Japon souligne tout ce que cette dernière symbolise aux yeux du public européen : elle est le signe que le message chrétien peut être accepté sans difficulté par un peuple très éloigné des coutumes européennes et qui n'a pas subi la violence de la colonisation ibérique. La mission du Japon présente une image inversée des missions en Amérique et de la légende 1 Alessandro Valignano, Les Jésuites au Japon, éd. Jacques Bésineau, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 115. 2 Il existe encore une présence missionnaire au Japon après la proscription du christianisme en 1614, mais elle est peu importante et surtout clandestine, ce qui modifie de manière importante les méthodes d'évangélisation et la façon dont les Japonais pratiquent le christianisme. C'est pourquoi ce travail ne prend en compte ni la période des persécutions, ni celle du« christianisme caché »,après 1650. 3 Shüsaku Endo, Silence, Paris, Gallimard, 2010 [1966]. noire de l'évangélisation des Indiens, acquise à coup de conversions forcées et de destructions de temples : au contraire, l'évangélisation du Japon semble montrer qu'il est possible que le christianisme soit accepté volontairement par un peuple jugé raisonnable et civilisé, et elle laisse entrevoir, en dépit de son échec final, l'espérance de la conversion d'un territoire autrement plus important politiquement et symboliquement : la Chine. Il va sans dire que la légende dorée de la mission japonaise présente en réalité bien plus de facettes et de nuances que ce que les jésuites ont bien voulu laisser entrevoir, et c'est précisément un des objets de cet ouvrage que de présenter les multiples visages de l'action de la Compagnie de Jésus au Japon. Mais pourquoi alors se concentrer sur l'action des jésuites, plutôt que sur celle des autres ordres présents également au pays du Soleil levant, comme les franciscains, les dominicains ou les augustins ? Les raisons sont multiples, à commencer par le fait que la présence des ordres mendiants au Japon est limitée 10 dans le temps, puisqu'elle ne débute pas avant les années 1580, soit près de trente ans après l'arrivée des jésuites, et que leurs effectifs demeurent réduits par rapport à ceux des fils de saint Ignace. Au-delà de ce critère du « poids » relatif, le choix se justifie surtout par la qualité des sources, et principalement de celles de la Compagnie de Jésus à Lisbonne et à Rome ; celles-ci constituent une véritable mine d'or pour les historiens en général et pour les historiens des missions religieuses en particulier. Regroupant une variété importante de documents - aussi bien des chroniques que des lettres, en passant par des rapports administratifs divers - les archives jésuites combinent les avantages d'une unité documentaire autour d'un seul et unique ordre religieux avec une pluralité d'auteurs qui, ensemble, permettent de mettre en perspective l'action des fils de saint Ignace entre l'Europe et le Japon. À cela, il faut ajouter que l'étude de la Compagnie de Jésus a connu un regain de popularité et un certain renouvellement historiographique. L'histoire missionnaire jésuite ne constitue guère un champ nouveau : elle a fait l'objet d'une riche tradition d'hagiographies et de chroniques, publiées dès lexvi< siècle par les membres de la Compagnie eux-mêmes, et dans lesquelles la volonté de glorifier l'ordre et d'édifier le lecteur est prégnante. Il faut attendre le x:x< siècle pour que les historiens jésuites opèrent un changement méthodologique en se lançant dans la publication des sources de leur ordre sous la forme de centaines de volumes comme les fameux Monumenta, ainsi que dans la constitution d'importantes monographies consacrées à des institutions jésuites ou à des personnalités, à l'image du travail de Georg Schurhammer sur François Xavier4 4 Georg Schurhammer, Francis Xavier, his Life, his Time, Roma, lnstitutum Historicum Societatis lesu, 4 vol., 1973-1982.