Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : A MAN TO BE FEARED La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1" de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © 1976. Anne Hampson © 1979. Harlequin S.A. Traduction française ISBN 2-86259-145-9 ISSN 0182-3531 1 On pourrait affirmer sans exagération que l'arrivée de Dorian Coralis à West Havington avait brusquement réveillé ce petit village du Dorset, dans le sud de l'Angleterre. Pas seulement en raison de la rareté des étrangers. Grec et beau comme un dieu, Coralis avait de quoi provoquer une sensation comme le village n'en avait pas connue depuis la naissance des triplés de Mme Formby, cinq ans plus tôt. — Cet homme mesure bien un mètre quatre-vingts ! s'exclama Mlle Potterton, la postière. Après lui avoir vendu un carnet de timbres, elle l'avait regardé sortir à grandes enjambées, avec une allure majestueuse. — Jamais un si bel homme n'était entré dans ma boutique. M. Godfrey, le fermier des « Hectares Verts », au fond de la vallée, acquiesça : — Les deux jeunes filles du Manoir doivent se le disputer. — Il n'y a pas de dispute, intervint Mlle Youdall. Elle vivait avec sa sœur, plus âgée qu'elle, au moulin, de l'autre côté du pont. Elle expliqua : — Tanya en a fait sa conquête. Comme d'habitude. N'éclipse-t-elle pas totalement Juliette ? Les narines de Mlle Potterton frémirent. Ses yeux bleus exprimaient du dédain. — Pourtant, Juliette est la plus agréable des deux. C'est une enfant charmante, et je me demande souvent ce qu'elle fait avec sa tante et son oncle. — Elle les quittera dans quelques années, prophétisa M. Godfrey. Depuis la mort accidentelle de ses parents, ils lui font jouer le rôle de Cendrillon. Elle avait tout juste six ans quand ils lui ont mis un chiffon à poussière dans une main et un balai dans l'autre. M. Godfrey exagérait à peine. Juliette était pratique- ment la domestique du Manoir, la belle demeure érigée sur la colline, au-dessus du village. Le jour où ils avaient recueilli leur nièce, l'oncle et la tante avaient surpris tout le monde. Elle servirait de compagne de jeux à Tanya, avait-on dit. Mais, en fait, Tanya, à l'instar de ses parents, avait tout aussitôt traité Juliette en être inférieur, et, aujourd'hui, à dix-sept ans, l'entretien de la maison reposait sur elle. — Tanya et le Grec auraient dîné et dansé ensemble au Cygne Blanc, dit Mlle Goldsmith, qui reniflait tout le temps et n'avait jamais de mouchoir. Après avoir fourré dans son porte-monnaie les tim- bres qu'elle venait d'acheter, Mlle Goldsmith se pencha vers la postière par-dessus le comptoir. — Les Lowther ne l'auraient invité que pour le pousser dans les bras de leur fille. Ils sont aisés sans être vraiment riches, chacun le sait. Or, ce Dorian Coralis — quels drôles de noms ils ont en Grèce ! — ce Dorian, donc, est le fils d'un armateur milliardaire. Alors rien d'étonnant s'ils tentent de provoquer quelque chose entre Tanya et lui. — Ils font un joli couple, il faut l'admettre, remarqua la gouvernante du curé qui n'avait jamais eu une bonne parole pour Juliette. J'aimerais que ce mariage se fasse. M. Godfrey renifla bruyamment, sans en avoir besoin. — Pour ma part, je préférerais qu'il choisisse Juliette. Tanya et ses parents comprendraient alors qu'ils ont tort de la mépriser comme ils le font. — Juliette ! s'exclama Mlle Swale avec dédain. Elle est vraiment laide. — Non ! coupa M. Godfrey. Sans rien d'extraordi- naire, c'est vrai, cette petite a de beaux yeux et un teint de pêche. — Elle n'a pas l'assurance de sa cousine, insista M"e Swale, après avoir demandé une formule de man- dat. Elle est trop timide, trop réservée. Ce n'est pas naturel de nos jours. Et je me demande si ce n'est pas définitif. — Définitif! s'exclama M. Godfrey avec un regard furibond. La petite a seulement dix-sept ans. Tanya en a vingt et un. — Et elle n'a jamais quitté le village, ne l'oubliez pas, intervint Mlle Goldsmith. Ils ne l'ont pas emmenée en Grèce avec eux, l'été dernier. — Ils ont fait la connaissance de ce garçon à ce moment-là, n'est-ce pas ? — Exactement. Tanya l'a rencontré et l'a présenté ensuite à ses parents. Mlle Potterton tamponna le mandat de Mlle Swale. Elle avait un air songeur. — Vous savez, dit-elle, j'ai tout de suite eu l'impres- sion, en voyant arriver cet homme, qu'il n'était pas leur genre. — C'est-à-dire ? demanda M. Godfrey. Appuyé au comptoir, il bourrait sa pipe. — Il prend des airs tellement supérieurs ! On le dirait inaccessible, si vous voyez ce que je veux dire. — Un snob ? — Oui. Et il ne sourit jamais. Vous avez beau essayez de l'amadouer... Ils regarde les Lowther de haut, me semble-t-il. — Mais ils ont une fille ravissante, ne l'oubliez pas. Au même moment, la « ravissante », les yeux bril- lants de colère, tendait à sa cousine une robe en velours noir, qu'elle lui lança soudain au visage. — Je t'ai dit la semaine dernière de recoudre l'ourlet. — Non, Tanya, protesta Juliette au bord des larmes. Tu m'as demandé de la repasser avant de la remettre en place. — Je t'ai fait remarquer l'ourlet ! Recouds-le tout de suite ! Je mets cette robe ce soir. — Je suis désolée. Juliette ramassa la robe qui était tombée par terre et regarda l'ourlet. — Je le fais tout de suite. — Et je ne veux pas voir les points. Sinon, tu recommenceras. Tanya avait des cheveux noirs et une beauté exotique que la plupart des hommes trouvaient irrésistible. Elle regarda sa cousine de la tête aux pieds, avant d'ajouter d'un ton cinglant : — Et cesse de faire des avances à Dorian. Tu l'ennuies. — Je ne lui fais pas d'avances. Je ne saurais pas m'y prendre ! — Dorian te trouve laide. Tu entends ? Laide ! Alors, cesse de l'agacer en essayant d'attirer son attention. — Je ne l'ai jamais fait ! Je... — Pourquoi t'es-tu teint les cheveux ? Tanya se mit à rire. Un rire exaspérant. Juliette l'avait toujours détesté. — Je ne les ai pas teints. C'est un simple rinçage. A nouveau, le rire de Tanya éclata et se répercuta contre les murs de sa chambre. — A mon retour de vacances, je t'ai montré une photo de Dorian, tu t'en souviens ? — Bien sûr. Juliette était pâle et elle avait les mains glacées. — Je t'ai dit, alors, sa préférence pour les brunes, n'est-ce pas ? — Eh bien? Juliette sentait sous ses doigts la douceur de la robe du soir et, en un éclair, fou et merveilleux, elle se vit dans cette robe, prête à sortir pour dîner et danser avec le beau Dorian Coralis. — Plus tard, continuait Tanya, je t'ai appris qu'à l'occasion d'un de ses voyages d'affaires, mère l'invitait. A nouveau, je t'ai parlé de sa préférence. Et qu'as-tu fait, petite simplette d'Emily ? — Je ne m'appelle pas Emily! Je sais, c'est l'un de mes prénoms, mais je vous répète tout le temps de m'appeler Juliette. Au village, les gens sont assez gentils pour le faire. — Ici, dans cette maison, ton nom est Emily. Et il en a toujours été ainsi depuis ton arrivée. — Pour mes parents, j'étais Juliette. — Nous n'aimons pas ce nom. Tanya interrompit la discussion d'un geste de la main. — Je disais donc, ma petite laideronne d'Emily... Qu'as-tu fait à tes cheveux ? Allez. Dis-le-moi ! Tanya s'approcha de sa cousine, le visage tout près de celui de Juliette. Ses lèvres exprimaient le mépris, et ses yeux brillaient de moquerie. — Pauvre petite idiote ! Tu as aussitôt filé t'acheter une teinture. — Un rinçage ! interrompit Juliette. Elle était torturée par la honte. — Où est la différence? lança Tanya d'un ton méprisant. Tu es tombée amoureuse d'une photo, pauvre petite orpheline minable ! Comme il rirait de toi, si je lui disais ce que tu as fait ! Et c'est raté, non ? Il n'a même pas remarqué ta présence. — Emily! La voix forte et autoritaire venait de l'escalier, et, sans perdre une seconde, Juliette se précipita vers la porte et l'ouvrit. — Oui, tante Maud ? — Le chien a vomi dans la cuisine. Va nettoyer ! Ensuite, tu rempliras les seaux à charbon pour la nuit. — Oui, tante Maud. Tanya la dévisageait avec le plus grand mépris. — Tu n'as aucun courage, Emily. Tu as peur de répondre. Elle avait remarqué les joues pâles de Juliette, ses lèvres tremblantes et les larmes au bord des cils. — Un jour, Tanya, répondit Juliette, la gorge serrée, un jour, j'aurai peut-être le courage de me défendre. Juliette quitta la chambre, avec, pliée sur son bras, la robe de sa cousine. Le lendemain après-midi, elle alla acheter des timbres pour Tanya. — Bonjour, Emily. Oh ! je veux dire Juliette... Mlle Patterton avait l'air désolé. — C'est toujours un peu difficile, ma petite, de ne pas se tromper. Nous t'avons appelée Emily pendant si longtemps, tu comprends. Juliette hocha la tête et, une fois de plus, elle s'expliqua : — Comme vous le savez, j'avais seulement six ans quand tante Maud et oncle Alfred m'ont recueillie. Et, ainsi que je vous l'ai dit, j'avais deux prénoms : Juliette, Emily Hardy. — Oui, ma petite, je m'en souviens, intervint genti- ment Mlle Potterton. Ce n'est pas la peine de le répéter. Juliette hésita un instant avant de préciser : — Mes parents m'ont toujours appelée Juliette, mais tante Maud n'aimait pas ce prénom. — Pourtant, c'est joli, assura la postière. Juliette revoyait le jour où sa tante lui avait ordonné de changer de prénom. — Tu feras ce que je te dis ! Obéissance est le premier mot à avoir en tête. Obéissance et gratitude. Et, afin de bien imprimer ces deux mots dans l'esprit de Juliette, elle l'avait obligée à les écrire une centaine de fois, pendant que Tanya, allant et venant, se moquait d'elle. Quand elle eut fini, sa cousine lui arracha la plume des mains et gribouilla sur toute la page, l'obli- geant à recommencer. Et, pour comble d'injustice, sa tante la réprimanda d'avoir été si lente. — Oui, vous m'avez connue sous le nom d'Emily à cause de ma tante, ajouta-t-elle après un long silence. M. Godfrey venait d'entrer. — Mais un jour, on me connaîtra sous mon véritable nom. — Et vos cheveux retrouveront leur couleur natu- relle, intervint M. Godfrey, les sourcils froncés. Ils étaient jolis, avec leurs reflets d'or, un peu roux. — Des reflets auburn, monsieur Godfrey, précisa Juliette avec gravité. J'ai voulu que mes cheveux ressemblent à ceux de Tanya. — Pour une raison précise ? demanda-t-il. Elle resta silencieuse un moment, se souvenant de l'instant où Tanya lui avait montré la photo de Dorian Coralis. Une impression étrange, indéfinissable s'était emparée d'elle, devant le visage dur mais beau. — Il est amoureux de toi? avait-elle demandé à Tanya. — Bien sûr. Comme tous les hommes, Emily. Plus tard, à l'annonce de la visite de Dorian, elle avait éprouvé la même sensation bizarre, et le désir d'attirer l'attention de cet homme l'avait envahie. Alors, elle avait acheté ce rinçage coloré. Toussotant, M. Godfrey la sortit de ses pensées. Il attendait la réponse à sa question. Elle mentit. — Non, sans raison particulière. Je les voulais fon- cés, c'est tout. — Et bien, dit M. Godfrey en se caressant le menton, à mon avis, une jeune fille devrait toujours rester comme la nature l'a faite. Tandis qu'il discutait avec Mlle Patterton, Juliette réfléchit. La nature ne l'avait pas gâtée, pensait-elle, fascinée par l'image de sa cousine. C'était une question d'ossature, lui semblait-il. Et, contre cela, il n'y avait rien à faire. Aussi lui parut-il bien stupide d'avoir espéré attirer l'attention d'un homme comme Dorian Coralis. Il était au Manoir depuis plus d'une semaine et il lui avait si peu adressé la parole qu'elle ne se souvenait même pas du son de sa voix. Mais elle connaissait chaque trait de son visage, chaque muscle, et la forme de ses mains fines, et la souplesse de sa démarche. Ses yeux noirs la poursuivaient longtemps après qu'elle se fût retirée dans sa petite chambre mansardée. Elle entendait l'écho de son rire au moment de s'endormir. Et il hantait ses rêves. Le rire de M. Godfrey la ramena à la réalité. Elle le regarda. Il payait les timbres qu'il venait d'acheter. — Combien de temps M. Coralis va-t-il rester au Manoir ? demanda Mllle Potterton. Juliette répondit poliment : — Je ne sais pas. Il doit retourner à Londres pour ses affaires, me semble-t-il. — N'avait-il pas commencé par là ? En dépit de sa tristesse, Juliette sourit. Mlle Potterton était au courant de tout ce qui se passait à cent lieues à la ronde. — C'est exact. Mais, hier, il a reçu une lettre. Il va donc partir bientôt. Après un silence, Mlle Potterton demanda : — Il travaille avec son père, je crois ? Juliette hocha la tête. — Oui. Mais, d'après Tanya, son père n'allant pas bien du tout, c'est lui qui fait marcher l'entreprise. — Il sera très riche, un jour. — Sans doute.