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Descartes et la visibilité du monde. Les principes de la philosophie PDF

155 Pages·2009·1.575 MB·French
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D : ESCARTES ET LA VISIBILITE DU MONDE L A QUESTION COSMOLOGIQUE P DES RINCIPES DE LA PHILOSOPHIE ÉDOUARD MEHL Si je remarque quelque erreur de M. des Cartes c’est parce que je vois que bien des gens se laissent aller à l’autorité d’un si excellent personnage que l’on ne peut nier avoir donné une nouvelle lumière à la philosophie1. 1 C. Huygens, Œuvres Complètes, XIX, p. 304 (Sur les comètes). 2 Avertissement Les références aux œuvres de Descartes sont données dans l’édition établie par Ch. Adam et P. Tannery, nouvelle présentation par B. Rochot et P. Costabel, Paris, Vrin, 1964-1974, 11 vol. [AT suivi du n° de volume, page et ligne], et, ponctuellement, dans l’édition établie, traduite, commentée et annotée par F. Alquié, Paris, Garnier, Classiques Garnier, 3 vol., 1963-1973 [FA, suivi du n° de volume et de page]. Les Principes de la Philosophie (1647, AT IX-2) constituent la version française d’un texte écrit et pensé en latin, les Principia Philosophiae (1644, AT VIII- 1) ; l’édition AT indique par des italiques et des points de suspension la plupart des divergences textuelles entre le texte de 1647 et celui de 1644, parfois importantes. Certaines éditions font abstraction du texte français (comme R. Descartes. Die Prinzipien der Philosophie [Lateinisch-Deutsch] Meiner, 2005, éd. C. Wohlers, édition de référence pour le texte de 1644), comme s’il s’agissait de deux œuvres distinctes. Notre lecture du texte postule au contraire que ces deux textes, complémentaires, sont indissociables. Dans les citations, l’astérisque signale des termes, séquences ou phrases entières propres à la traduction Picot de 1647, qui ne se trouvent pas dans le texte latin de 1644 ; inversement, l’astérisque suivant un terme latin signale une locution ou une séquence retranchée à la traduction française. Par exemple : PP 3, 129, AT VIII-1, 179 ; IX-2, 180 : « [Quelles sont les causes* de ces phénomènes] Or les causes* de 3 toutes ces observations se peuvent ici entendre fort aisément… » signifie que le terme de « cause » est un ajout de la traduction Picot, qui ne figure pas dans le latin de 1644. Ou bien : PP 3, 46 : « …c’est par la seule expérience, & non par la [seule] force* du raisonnement [non… sola* ratione], qu’on peut savoir laquelle de toutes ces façons il a choisies », indique que la traduction française omet le terme « sola ». Abréviations courantes des œuvres de Descartes : Regulae ad directionem ingenii RDI (AT X / Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité, éd. J.-L. Marion, M. Nijhoff, 1977) Le Monde ou Traité de la Lumière Monde (AT XI) Discours de la Méthode et Essais DM (AT VI) Méditations de prima philosophia MM (AT VII / AT IX-1) Principes de la Philosophie PP (AT VIII-1 / AT IX-2) Lettre-Préface aux Principes (1647) L-Pr Traité des Passions de l’Âme TPA (AT XI) La recherche de la Vérité RdV (éd. E. Lojacono, PUF, 2009) Entretien avec Burman EB (éd. J.-M. Beyssade, PUF, 1981) 3 Les tourbillons et le trajet des comètes (PP 3, 23, 47, 53, 64…) 4 INTRODUCTION I. UNE ŒUVRE SANS PRECEDENT Toute la philosophie Publiés en latin en 1644 puis en traduction française en 1647, les Principes de la Philosophie sont une œuvre où culminent et se récapitulent les différents moments du savoir cartésien. Leur intention est de donner à voir d’un seul regard le corps d’une philosophie dont les publications antérieures — le Discours de la Méthode et les Essais, en 1637, puis les Meditationes de prima philosophia, en 1641 — ne laissaient paraître qu’un profil et quelques échantillons. Brisant avec une pratique discursive de sélection et parfois de rétention2, les Principes veulent donc exposer et enseigner la philosophie en son entier, à un public qui n’est pas celui, professionnel, des Méditations, Objections et Réponses, mais le vaste public des écoles. Il est toutefois certain que cette somme, figure concrète d’une « science universelle » dont le Discours de la méthode n’exposait que le « projet »3, ne se borne pas à juxtaposer les matières, en compilant les acquis de travaux antérieurs : tout ce qui est développé dans les Principes, depuis la doctrine générale de la substance à l’explication particulière des phénomènes du « monde visible », est déterminé par le caractère unitaire de l’ouvrage et de la philosophie qui s’y expose. Ne fût-ce qu’à ce titre, la 2 Cf. à Mersenne, 11 mars 1640, AT III, 39 : « Pour la physique, je croirais n’y rien savoir si je ne 1-9 savais que dire comment les choses peuvent être, sans démontrer qu’elles ne peuvent être autrement… bien que je ne l’aie pas fait en mes Essais, à cause que je n’ai pas voulu y donner mes Principes… ». 3 « Projet d’une science universelle, qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection » était le titre initialement prévu pour le Discours de la Méthode (à Mersenne, mars 1636, AT I, 339 18- ). « Universel » a ici le double sens de ce qui comprend toutes les sciences, même les plus 25 « curieuses », et de ce qui doit pouvoir être entendu par tous (l’universel bon sens). 5 métaphysique de la Ière partie, ne peut pas plus s’identifier avec celle des Méditations, que la physique des parties II, III, IV ne peut être tenue pour un simple exposé, un peu plus complet et circonstancié, de la physique du Monde (1629)4. D’où l’intérêt et la nécessité de lire les Principes pour eux-mêmes, et par ce qui en fait une œuvre originale. L’ouvrage s’adapte aux exigences formelles d’un manuel scolaire, et Descartes n’a pas fait mystère d’avoir utilisé pour sa confection divers cours et manuels d’école, dont sa correspondance donne les références précises5 : les volumineux commentaires de l’École de Coïmbra, Tolet, Rubius, Abra de Raconis, Eustache de Saint-Paul…6. Descartes s’est confronté à cette pléiade de petits auteurs pour une raison précise qui renvoie la genèse des Principes à la réception du Discours de la Méthode, et aux relations ambiguës qu’entretient Descartes avec les Jésuites, ses maîtres, qu’il eut un temps l’espoir de rallier à sa propre cause. Ce qui fut peine perdue : le Discours puis les Méditations lui valurent les représailles de la Compagnie, en la personne du père Bourdin, auteur d’une réfutation de sa Dioptrique (1637)7. Descartes se vit donc obligé d’« entrer en guerre » avec ses maîtres, et se mit à relire leur « philosophie » (la philosophie naturelle, c’est-à-dire la physique) pour anticiper leurs objections et faire en sorte que ses raisons puissent résister à « l’épreuve de leurs arguments ». Ces relectures interviennent au cours de l’année 1640, alors que les Méditations, dont la rédaction est achevée sont sur le point d’être imprimées. Dans les années qui suivent, où la diffusion de son œuvre et sa pénétration en milieu universitaire sont à l’origine d’une querelle orchestrée par le théologien 4 On trouvera en annexe une table des correspondances entre les deux textes, ici limitée aux huit premiers chapitres du Monde. Elle permet de voir comment le Monde a été redéployé dans le texte des Principes : les chapitres III, IV, V, sont repris dans la troisième partie des Principes, le chapitre VII dans la deuxième, le chapitre I dans la quatrième partie. 5 Descartes à Mersenne, 30 septembre 1640, AT III, 185 ; 11 novembre 1640, AT III, 234 . Sur la 1-18 7-18 genèse de l’œuvre, voir F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, PUF, 1994, p. 9-14 ; D. Garber, La physique métaphysique de Descartes, Chicago, 1992, Paris, PUF, 1999 (tr. fr.), p. 44-46. 6 Ce sont principalement ces auteurs dont s’est servi É. Gilson pour définir le corpus de son Index Scolastico-cartésien (Paris, Alcan, 1912). 7 Descartes à Mersenne, 3 décembre 1640, AT III, 251 . Déjà dans la lettre du 30 septembre (AT 19-21 III, 193 ), Descartes s’attendait à recevoir les critiques de Bourdin sur la question de la de la 9-17 lumière, et sa distinction entre le mouvement et l’ « action ou inclination à se mouvoir », qui définit la lumière. La réaction des jésuites n’a rien d’étonnant : malgré la prudence de la Première Partie du Discours, le ton de la dernière ne manquait pas d’animosité : « [les aristotéliciens] ont intérêt que je m’abstienne de publier les principes de la philosophie dont je me sers… » (DM VI, AT VI, 71 ). 5-7 6 Gisbert Voetius8, Descartes lit avec intérêt et profit des ouvrages scientifiques récents (comme le De Mundo de Thomas White [1642]9), et continue la rédaction de chapitres qui manquaient encore à sa physique, sur la formation et les transformations des corps célestes (PP 3, 54, 114-120) et sur l’aimant (4, 133 ss.). Questions qui peuvent sembler anecdotiques et aujourd’hui dénuées de tout intérêt philosophique, mais de première importance au regard de ce que Descartes appelait lui sa « philosophie », et sans lesquelles les Principes eussent manqué au devoir qu’ils se font de n’omettre l’explication d’aucun des « phénomènes de la nature » (4, 199). Telles sont les circonstances immédiates de la genèse des Principia Philosophiae, mais elles n’offrent qu’un élément du décor10, et seulement l’occasion qui permit de rassembler une bonne fois « toute la philosophie », ce qu’il avait été impossible de faire jusque là. Les raisons de cette impossibilité sont bien connues, et le Discours de la Méthode11 s’en expliquait : c’est la suite complexe d’événements qui va de la mise à l’Index de Copernic (1616) au procès de Galilée (1633), qui aurait rendu impossible la publication du Monde ou Traité de la lumière, une physique élaborée pour l’essentiel dans les années 1629-1633. Ceci juste après que, s’étant attaché à l’explication optique des parhélies ou « faux soleils » apparus à Rome en 1629, Descartes fût passé à celle de « tous les phénomènes sublunaires » ; entreprise qu’il se promettait d’« exposer en public, comme un échantillon de [sa] philosophie, & d’être caché derrière le tableau pour écouter ce qu’on en dira ». Il s’agira du troisième essai joint au Discours de la Méthode, les Météores12. Même s’il ne donnait 8 T. Verbeek, La Querelle d’Utrecht. René Descartes et M. Schoock, Paris, Les Impressions nouvelles, 1988. 9 A ce sujet, voir la Critique du De Mundo de Thomas White de Hobbes, édité par J. Jacquot et H. Withmore Jones, Paris, Vrin, 1973. 10 Les Principes sont apparentés aux manuels scolaires de l’époque, commentant la Physique d’Aristote et le Traité du Ciel. Cependant la tentative de couler la nouvelle physique dans une forme scolaire a quelques précédents illustres, comme l’Épitomé de l’astronomie copernicienne de Kepler (Epitome astronomiae copernicanae, 1618-1620), rédigé sous la forme d’un cours, dont le premier livre traite « Des principes de l’astronomie en général », qui doivent être « d’abord (prius) établis dans une science supérieure, physique ou métaphysique » (Kepler, Epitome, Gesammelte Werke, 7, p. 25). 11 Après avoir signalé que « quelques considérations » empêchent cette publication (DM V, AT VI, 41 ) le Discours donne une description détaillée de l’ouvrage, qui traite de toutes les choses 21-25 matérielles, de la lumière jusqu’aux corps terrestres « mêlés ou composés », et se complète par la description du corps humain. Descartes envisageait d’adjoindre encore aux quatre livres des Principes un cinquième sur la formation des animaux et les plantes, et un sixième sur l’homme (PP 3,45 ; 4, 188). 12 À Mersenne, 8 octobre 1629, AT I, 23 . La notion de « phénomène sublunaire » a de prime 12; 24-26 abord, pour un lecteur aristotélicien, un caractère paradoxal et problématique : traditionnellement, le terme de « phénomène » ne s’employait que pour désigner les apparences pures des mouvements célestes, susceptibles d’une démonstration (seulement) mathématique, sans égard aux causes 7 à voir qu’un échantillon, celui-ci témoignait que Descartes, comme la plupart des « nouveaux philosophes » (ceux qu’on appelle les « novatores » : Bruno, Basson, Kepler, Beeckman, Gilbert…), s’appuie sur un concept de « philosophie » qui, mécaniste ou non, gomme la distinction épistémique et ontique entre phénomènes sublunaires (physiques) et astronomiques (mathématiques)13. Là encore, les Jésuites, qui représentent l’autorité scientifique dans l’Église catholique romaine, ne sont pas étrangers à cette préhistoire de la physique cartésienne. C’est un de leurs plus éminents représentants, le Père Scheiner, qui avait attiré l’attention sur les faux soleils de Rome ; c’était lui qui, dans les années 1610, s’était disputé avec Galilée la primeur de la découverte des taches solaires, dont la théorie occupe une place centrale dans les Principes (3, 94-113), dans une polémique où Scheiner avait pris le nom d’Apelles latens post tabulam (« Apelles caché derrière le tableau ») ; masque que Descartes fait sien, en 1629, sans qu’on sache si l’intention est parodique14. Ce sont encore les observations de Scheiner que, sans un mot pour Galilée, citent les Principes (3, 35). Descartes attache d’autant plus d’importance aux positions de ce jésuite qu’il connaît son implication dans le procès de Galilée, et se refuse à admettre que « même en son âme, [Scheiner] ne croie l’opinion de Copernic »15. Si, dix ans après l’explication des parhélies, Descartes frôle une guerre avec l’institution dont il est issu, c’est qu’il aurait voulu, en lui faisant adopter sa physique, trouver une solution au conflit dont l’affaire Galilée constitue l’épisode le plus dramatique et spectaculaire. Un Hobbes ou un Gassendi pourront railler l’échec de cette tentative, et surtout dénoncer l’ambiguïté d’une démarche qui, aux yeux de Gassendi, consiste moins à libérer les esprits du principe d’autorité qu’à « frayer la voie vers la tyrannie des esprits »16 — accusation typique qui montre bien l’isolement de Descartes en son siècle. Et pour cause : les Principes semblent faire un retour massif à une physiques susceptibles de les produire. Sur l’extension du concept de phénomène, cf. PP 3, 4 : « Des phainomenes ou experiences ». 13 On peut notamment songer à l’opus posthumum de W. Gilbert (1540-1603) : De mundo nostro sublunari philosophia nova, édité par les soins d’une connaissance de Descartes, Guillaume Boswell, et là même où furent publiés les Principes (Amsterdam, Elzevier, 1651). 14 J.-P. Cavaillé (Descartes, la Fable du monde, Paris, Vrin-EHESS, 1992, p. 302) signale l’allusion à Scheiner dans la lettre à Mersenne d’octobre 1629, mais la pense distanciée et parodique. 15 À Mersenne, février 1634, AT I, 282. 16 Cité par T. Gregory, « Perspectives sur Pierre Gassendi », dans Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, PUF, 2000, p. 183. 8 métaphysique de la substance en laquelle bien des contemporains refuseront de voir autre chose qu’un simple avatar de la philosophie de l’École. La nouveauté est pourtant là, et le concept de substance qui s’y fait jour, on le verra, diffère de la substance (ousia) aristotélicienne, et de ses avatars scolastiques, comme, pour le dire avec Kant, la substantia phaenomenon diffère de la substantia noumenon17. B. Publier la physique, établir des principes Il est généralement convenu que si la physique du Monde n’a pu être publiée, c’est parce qu’elle est celle d’un monde copernicien, dont les « tourbillons » entraînent les planètes autour d’un centre nécessairement composé d’une masse lumineuse, étoile fixe ou soleil, entraînant le tourbillon par son mouvement propre de rotation axiale (PP 3, 68). Il y aura à revenir sur ce problème décisif pour l’interprétation de la physique des Principes, et sur la question de savoir si la physique abandonne finalement la position copernicienne, pour autant qu’elle était bien celle de Descartes en 1629, au moment du Monde ; si elle se borne à la contourner verbalement moyennant une distinction entre le mouvement pris « au sens propre » ou « selon l’usage commun » (2, 24, 25)18 ; ou bien encore si les Principes innovent en proposant une théorie physique dans laquelle géocentrisme et héliocentrisme sont subordonnés à des principes antérieurs et mieux connus qu’eux. De fait, la question copernicienne a bien une certaine importance doxographique, et une évidente légitimé, mais les questions physiques soulevées par les Principia excèdent le cadre de la discussion copernicienne. Comme le dit V. Jullien : « Ce n’est pas parce qu’il [Descartes] est en-deçà des hypothèses coperniciennes et galiléennes, et dans une espèce d’attitude timorée, qu’il ne les commente pas plus, mais bien plutôt parce qu’il est très au-delà de celles-ci, dans l’imagination et l’exposition de plusieurs mondes, éventuellement plus vastes, complexes et habités que le nôtre »19. En effet, plus qu’à son ralliement, tacite, à l’hypothèse copernicienne, la modernité des Principes doit se mesurer à l’abandon de la sphère des étoiles fixes qui 17 Kant n’élimine pas le concept de substance mais le rend homogène et accessible à la sensibilité (Critique de la Raison Pure, A 526/B554 : “La substance n’est pas un sujet absolu mais une image permanente de la sensibilité”). Avec Descartes, et la théorie de l’attribut essentiel (PP 1, 53), l’essence de la substance n’est pas donnée à la sensibilité, mais s’offre toute entière au regard de l’esprit (inspectio mentis), et à sa perception claire et distincte. 18 C’est notamment l’avis de F. Alquié, voir PP 3, 27, FA III, 235, n. 1. C’est la position de l’anglais Thomas White. 19 V. Jullien, Philosophie naturelle et géométrie au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 174. 9 constituait la limite et la forme du monde pour Aristote20 ; et, plus subtilement, à l’abandon d’un héliocentrisme néo-copernicien (képlérien), qui, sans renoncer au « monde clos » de la tradition, se contentait d’immobiliser les fixes, et transférait au soleil, dieu visible et « roi du monde », le rôle de premier mobile traditionnellement dévolu à la première sphère. De ce double abandon il résulte, au lieu d’un monde réglé par la symétrie, l’harmonie et la proportion, un univers tourbillonnaire pluriel, acentrique, indéfini, homogène, qui n’est pas sans évoquer par certains aspects la cosmologie infinitiste de Giordano Bruno, y compris dans l’idée que la clôture du monde et de la sphéricité du ciel constituent, en plus d’une erreur de l’imagination, une forme d’injure à la puissance de son créateur21. La question de la mobilité de la terre n’est, dans la nouvelle physique, qu’une application régionale d’une théorie de la nature corporelle et des lois ou « règles » du mouvement. Comme problème physique, elle requiert une théorie du mouvement des corps solides, auxquels s’appliquent les effets la pesanteur (PP 3, 62-63 ; PP 4, 20- 27), et, conjointement, une théorie de la lumière (PP 3, 64 ; PP 4, 28), qui constitue le sujet primordial de la physique. En effet, la lumière, dit le récit de la Genèse, était au commencement du monde, et même si la vérité de la physique n’est pas dans les Écritures, c’est aussi par la lumière que la physique commence. C’est donc avec une feinte légèreté que Descartes, paraphrasant librement la Genèse, se dit, en 1630, après à « démêler le chaos pour en faire sortir la lumière » (Gn 1, 4)22. En commentant lui- même ses Principes (PP 3, 45), Descartes prétendait que sa philosophie pourrait expliquer mieux qu’aucune autre le texte de la Genèse23, mais se refuse à un exercice public d’exégèse l’obligeant à se confronter à une théologie « assujettie à Aristote »24. 20 Sur l’histoire de cette libération, voir l’ouvrage classique d’A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, tr. fr. R. Tarr, Paris : PUF, 1962 ; Gallimard, 1988 (TEL) ; M. Lerner, Le Monde des sphères ; 2 vol. Paris : les Belles Lettres, 1996-1997 (2e éd. 2008) ; M. A. Granada, Sfere solide e cielo fluido, Momenti del dibatitto cosmologico nella seconda metà del Cinquecento. Milano, Guerini & Associati, 2002, et J. Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006 (sur Descartes : pp. 397-435). 21 Le rapprochement avec Giordano Bruno a été fait par Daniel Huet et Leibniz entre autres, cf. M. Lerner, Le Monde des Sphères, II, p. 308 n. 271-272. 22 À Mersenne, 25 novembre 1630, AT I, 179 (FA I, 285) : « J'y veux [sc. en la Dioptrique] insérer un discours où je tâcherai d'expliquer la nature des couleurs et de la lumière (…) mais aussi sera-t-il plus long que je ne pensais, et contiendra quasi une physique toute entière ». À Mersenne, 23 décembre 1630, AT I, 194 (FA I, 287) : « Je vous dirai que je suis maintenant après à démêler le Chaos, pour en faire sortir de la lumière, qui est l'une des plus hautes et des plus difficiles matières que je puisse jamais entreprendre; car toute la physique y est presque comprise ». 23 EB, éd. J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 110-112. 24 À Mersenne, 18 décembre 1629, AT I, 85. Sur la soumission de la raison à la théologie et à l’autorité de l’Église catholique : PP 1, 25, 1, 76 ; 4, 207. 10

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