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Descartes et la question de la civilité : la philosophie de l’honnête homme. (Thèse) PDF

1015 Pages·2014·7.258 MB·French
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Université de Paris I et Université de Neuchâtel DESCARTES ET LA QUESTION DE LA CIVILITÉ LA PHILOSOPHIE DE L’HONNÊTE HOMME FRÉDÉRIC LELONG Thèse soutenue le vendredi 26 septembre 2014 à Neuchâtel Composition du jury : Denis Kambouchner (Université de Paris I) Richard Glauser (Université de Neuchâtel) Frédéric de Buzon (Université de Strasbourg) Pierre Guenancia (Université de Bourgogne) Thierry Gontier (Université de Lyon III) Mariafranca Spallanzani (Université de Bologne) Thèse sous la direction de Denis Kambouchner et de Richard Glauser 2 Résumé de la thèse Ce travail a pour objet d’éclairer la conception cartésienne de la philosophie, de la rationalité et de la subjectivité par les notions humanistes de civilité et d’honnêteté. Cette interprétation de l’œuvre cartésienne permet de remettre en question sa lecture solipsiste et antihumaniste. Il s’agit également d’expliquer la présence dans cette pensée de valeurs qui ne coïncident pas avec les bases communément étudiées en philosophie de la justification épistémique et de la normativité pratique, comme par exemple la « facilité », le « naturel », la « douceur », et la « convenance ». L’idée de « civilité » permet de penser un humanisme sans présomption et sans démesure qui irrigue les différentes dimensions de la philosophie cartésienne. La civilité philosophiquement refondée apparaît comme une perfection entre deux extrêmes, la barbarie et la sauvagerie, perfection liée à l'exigence de réconcilier la raison et la sensibilité, la norme et l'affectivité, mais aussi d'éviter dans le rapport à l'altérité aussi bien le déchirement que la promiscuité. La barbarie signifie la répression excessive du naturel et de la sensibilité par des normes épistémiques ou éthiques. La sauvagerie est au contraire un défaut de culture et de civilisation qui mène au déchaînement déréglé de nos tendances naturelles. Ce travail inscrit en outre la pensée de Descartes dans l'histoire du concept humaniste de civilité et des valeurs qui la constituent, histoire qui offre des mutations philosophiques intéressantes liées parfois à des enjeux métaphysiques. Ainsi, si l'on compare le texte Des Agréments du Chevalier de Méré à certaines œuvres de Castiglione, de Della Casa et de Nicolas Faret, on se rend compte que le privilège affectif du rapport à Dieu et le poids de valeurs intellectuelles comme l'unité, la stabilité, l'égalité avec soi-même, la beauté formelle, sont radicalement mis à distance pour favoriser l'innocente émancipation d'une sensibilité tournée vers l'immanence de notre condition (« souplesse », « variété » et « délicatesse » deviennent les conditions de tout plaisir civil) et d'un art d'aimer purement humain. Le concept de liberté prend également une importance croissante dans la genèse de la grâce à l’époque moderne. -mots-clés : civilité, honnête homme, Descartes, humanisme, rationalité, altérité, solipsisme, pédantisme, grâce, naturel, Castiglione, générosité. 3 Table des matières Introduction ..................................................................................................................................................... 3 I. LES MULTIPLES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE LA CIVILITE .................................. 14 1. La refondation philosophique et esthétique de certaines normes civiles chez Platon et Aristote ... 14 2. Decorum et beauté chez Cicéron .......................................................................................................... 27 3. La figure du gentilhomme humaniste chez Baldassare Castiglione .................................................. 44 4. Le statut équivoque de la civilité chez Montaigne .............................................................................. 77 5. Essais de constitution d’une « civilité chrétienne »........................................................................... 109 A. L’adaptation chrétienne de l’humanisme cicéronien chez Saint Ambroise ...................................... 110 B. La « dévotion civile » de François de Sales (1619) .......................................................................... 118 C. La « civilité chrétienne » de Pierre Nicole ........................................................................................ 122 II. CIVILITÉ, RATIONALITÉ ET LIBERTÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES .......... 143 1. La refondation cartésienne de la civilité rhétorique ......................................................................... 150 A. La civilité et le bon usage de la raison dans La Correspondance avec Regius ................................. 152 B. Fable et civilité chez Descartes ......................................................................................................... 162 C. Éloquence, urbanité et philosophie : Descartes et Guez de Balzac ................................................... 175 D. Civilité, rhétorique et philosophie dans le Discours de la méthode ................................................. 208 2. Rationalité et civilité dans la constitution de la méthode cartésienne et dans la théorie de la connaissance ............................................................................................................................................. 231 A. L’unité cartésienne de la science du point de vue de l'honnête homme ............................................ 241 B. La notion de facilité dans la théorie cartésienne de la méthode et de la connaissance ..................... 253 C. L’honnêteté dans la Recherche de la vérité par la lumière naturelle ................................................ 267 D. Les normes humanistes dans la Logique cartésienne de Clauberg ................................................... 288 E. Civilité et philosophie dans la dispute entre Descartes et Gassendi .................................................. 305 F. « Relâcher la bride » : la conduite de l'esprit dans la méditation métaphysique ............................... 334 3. La fondation métaphysique de la civilité cartésienne ....................................................................... 349 « conversation » dans le doute métaphysique........................................................................................ 354 B. L’innéisme comme fondement métaphysique de la facilité méthodique et comme intériorisation élégante du rapport à l’altérité ............................................................................................................... 358 C. La convenance dans le rapport à Dieu .............................................................................................. 365 D. La politesse de la distance ............................................................................................................... 371 A. La physique du sens civil et esthétique de la complexité ................................................................. 378 4. La civilité dans la philosophie pratique de Descartes ....................................................................... 398 A. La rupture relative de la pensée morale de Descartes avec le naturalisme stoïcien et la morale de la convenance ............................................................................................................................................ 399 4 B. La conception cartésienne de la vie sociale dans la Correspondance avec Elisabeth et dans le Traité des passions ........................................................................................................................................... 415 C. La sprezzatura de la force chez Descartes ........................................................................................ 437 D. Culture, amitié et convenance dans la Lettre à Voetius..................................................................... 450 E. Générosité et courtoisie dans le Traité des passions ......................................................................... 469 F. La notion primitive de l'union entre l'âme et le corps et la liberté de l’esprit comme fondements d'une « civilité esthétique » à venir ................................................................................................................. 474 CONCLUSION GÉNÉRALE ..................................................................................................................... 499 5 Introduction La philosophie porte d’une manière privilégiée sur la justification rationnelle des croyances et sur la fondation de la moralité des actions. Si l’on demande à un sujet rationnel pourquoi il croit que la terre tourne autour du soleil, on s’attend à ce qu’il donne un ensemble de raisons qui justifient son assertion. Nous savons que dans la pensée cartésienne c’est l’évidence intellectuelle qui assume au plus haut degré cette fonction de justification épistémique. On peut adopter un point de vue analogue sur la philosophie morale, s’interroger sur le fondement rationnel de l’estime de soi et sur le rôle décisif de la bonne intention dans l’évaluation morale de l’action. Dans cette perspective, il semble bien que le fondement de la connaissance et de la moralité soit associé pour Descartes à une véritable solitude du sujet ou du moi. Non seulement le critère de la vérité est rapporté par Descartes à une perception propre et intérieure de la conscience, mais le témoignage solitaire de cette même conscience individuelle joue également un rôle primordial dans la fondation de la moralité et l’établissement des conditions du bonheur humain. En envisageant ainsi la justification épistémique des croyances et la fondation de la moralité cartésienne, il semble que la dimension sociale et intersubjective de notre humanité soit laissée de côté. Cependant, Descartes utilise régulièrement dans sa philosophie des normes comme le « naturel »1, la « facilité », la « douceur », l'accord du philosophe avec la communauté des autres hommes, ou encore la convenance de la méthode à l'égard de l'esprit humain. Par exemple, dans la Recherche de la vérité, il oppose la bonne conduite de l'entendement à une mauvaise méthode qui accable, violente et torture notre « lumière naturelle ». En utilisant ces normes, Descartes montre qu'il n'est pas seulement soucieux de fonder la science face au scepticisme, mais aussi d'opposer une « lumière naturelle » à un pédantisme qui la corrompt. Or, ces normes ne semblent pas au premier abord constituer une source de fondation pour la connaissance rationnelle. En effet, ce n'est pas parce que l'intuition intellectuelle est « naturelle » à l'esprit humain, ou constitue une conception « facile » de l'intellect, comme le précise la Règle III (« tam facilem distinctumque conceptum »), qu'elle peut être, comme l'écrira Husserl dans les Ideen, une « source de droit » pour la connaissance. La « facilité » humaine de conception des notions qui fondent une théorie n'est pas en soi une raison susceptible de justifier cette même théorie. Qu'est-ce qui donne à l'intuition une telle valeur de fondation ? On peut penser que c'est d'abord le fait que l'intuition nous donne un certain 1 Le terme de « naturel» est à la fois descriptif et normatif en contexte cartésien, alors que dans l'épistémologie contemporaine, il est plutôt descriptif et renvoie simplement à la nature psychologique de notre esprit. En contexte cartésien, le « naturel » est aussi ce qu'il faut préserver contre certaines corruptions, dont le pédantisme et un certain formalisme scolastique sont des exemples. 6 objet distinct de nous-mêmes avec évidence, par exemple un objet idéal comme le triangle rectangle. C'est en tant que donation d'un objet et de ses propriétés essentielles que l'intuition revêt cette haute valeur de justification (et non en tant que simple phénomène psychologique naturel à l'esprit humain et « facile »)2. Notons qu'un objet peut être pensé ou simplement représenté sans nous être donné dans une intuition3. Dans un autre cadre, ce n'est pas en théorie l'accessibilité intersubjective des notions qui devrait constituer en contexte cartésien un fondement de justification épistémique. Affirmer qu'une conception est « claire et distincte » n'est pas la même chose qu'affirmer qu'elle est une chose « commune » et « ordinaire » que tout un chacun peut se représenter. Notre travail consistera donc à étudier chez Descartes un ensemble de normes qui ne coïncident pas avec la conception habituelle de la fondation rationnelle et qui ne correspondent pas exclusivement à des vertus épistémiques traditionnelles comme la « sagacité » par exemple. Comment articuler en contexte cartésien la pure légalité de la raison, l’ouverture intentionnelle au monde objectif, et l’insistance de normes fondées sur la facticité empirique de notre humanité ? Ces normes particulières (que l'on pourrait qualifier à la fois de naturalistes et d'humanistes) ont-elles seulement un statut marginal et accessoire par rapport au droit établissant la justification rationnelle des croyances ou concernent-elles le cœur même de la rationalité cartésienne ? À cet égard, on doit se demander si l’idée cartésienne d’un « bon naturel » n’a pas des conséquences décisives sur la problématique qui nous occupe. En effet, si on prend en considération la conviction cartésienne relative au « bon naturel » de l'âme humaine et de l'homme (« bon naturel » lié évidemment à la bonté de Dieu), on pourrait peut-être expliquer pourquoi par exemple la « facilité » dans la conduite de l'entendement nous rapproche effectivement de la vérité. Il est probable que la thèse du « bon naturel » de l'homme (« bonté » qui restera mesurée, comme nous le verrons) ne se limite pas à la conviction que notre nature est fiable en vertu de la véracité divine. Le paradigme du « droit » a souvent influencé fortement la conception philosophique de la rationalité et de la justification. On attend souvent de la raison qu'elle formule des règles et des lois. Nous proposons d'aborder la rationalité cartésienne sous un angle plus complexe qui aurait un statut authentiquement normatif tout en impliquant plus positivement la situation empirique de notre humanité. Nous allons en effet 2 Voir également la définition de la clarté et de la distinction dans les Principes de la philosophie : « J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que que nous disons voir les clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ». La perception claire et distincte offre à la conscience la « présence » d'un objet. Alan Gewirth a également montré (voir « Clearness and Distinctness in Descartes », Philosophy, 18 (69), 1943, p. 17-36) que les normes de la clarté et de la distinction ne sont pas psychologiques en contexte cartésien mais renvoient à une combinatoire logique entre les idées. 3 Husserl dira que l'intuition, catégoriale ou sensible, constitue le « remplissement » d'une visée intentionnelle. 7 associer la rationalité à des normes que le droit ne prend pas traditionnellement en charge, comme par exemple la douceur, la grâce ou l'élégance. Notre hypothèse sera précisément que l'empreinte de ces diverses normes dans la philosophie de Descartes est liée au rapport intime qu'entretient celui-ci à la culture de l'honnête homme et à la thématique humaniste de la civilité. Nous remarquons en effet que ces diverses normes (facilité, naturel, convenance, douceur, sens de la communauté humaine) sont toutes des normes sociales qui appartiennent au champ traditionnel de l'honnêteté et de la civilité, tout en excluant une forme multiple et diffuse de violence dans différentes dimensions de la vie humaine. Étudier la rationalité cartésienne sous l'angle de la civilité consiste à mettre à distance le paradigme du droit et de la loi pour l'éclairer, tout en adoptant sur le sujet cartésien un point de vue d'observateur, en troisième personne, qui tendra à développer une approche plus esthétique que juridique. Le cartésien Johannes Clauberg dans sa Logique ancienne et nouvelle pose l’idée intéressante qu’il y a différentes « manières de connaître », et que certaines violentent et corrompent le bon naturel de l’âme humaine. La diversité des « manières de connaître » concerne bien entendu en premier lieu la multiplicité des voies de justification d'une croyance, par exemple la différence entre la perception intuitive de l'esprit et la médiation du témoignage ou de l'autorité, mais pas seulement : nous verrons que Clauberg invoque pour définir sa logique des normes directement issues d’une certaine tradition humaniste, comme la « facilité », la « douceur », le « plaisir », le « naturel ». Cette notion d'une « manière de connaître » n'excède pas pour autant le champ de la rationalité. Quand la méthode prescrit de commencer par les « choses les plus faciles » pour ensuite connaître les plus difficiles, cette règle nous semble logique et raisonnable. Mais le fait même que les « choses faciles » nous permettent de connaître les choses « plus difficiles » ne va nullement de soi, car traditionnellement, la philosophie a pu souvent expliquer des phénomènes facilement observables et imaginables par des choses difficilement accessibles à l’esprit humain, comme par exemple les « propriétés occultes » ou les « formes substantielles ». La « facilité » n’est pas la même chose que la « clarté » ou la « distinction ». A peut être plus facile à concevoir que B, mais cela ne veut pas dire nécessairement que A soit plus « clair et distinct » que B, car il est envisageable que B soit tout à fait clair et distinct, parfaitement justifié, mais plus lointain et plus complexe pour notre esprit. Clauberg précise que le critère premier de la « facilité » et de la « difficulté » doit être trouvé dans un sentiment de l’esprit, dans un vécu comparable à la sensation de « légèreté » ou de « lourdeur » : « Mais quelles choses faut-il estimer plus faciles à connaître, et lesquelles plus difficiles ? / C'est là ce dont nous pouvons et devons faire l'épreuve en nous-mêmes, de la même manière que nos 8 bras et nos mains sentent la lourdeur et la légèreté des choses qu'ils portent. Ainsi, parce que notre âme se connaît plus facilement toute seule, que prise avec le corps, et qu'elle connaît plus facilement ce corps qui lui est joint que les corps des autres hommes [...] qu'il faut connaître le simple avant le composé, le proche avant le lointain, le petit nombre avant le grand »4. Il n'est pas anodin que cette comparaison relie la facilité et la difficulté à des sensations qui en contexte cartésien renvoient d'abord à un état subjectif et relatif. La « facilité » n'est pas une notion claire et distincte comme l'idée d'étendue géométrique, et pourtant elle a une importance méthodologique cruciale. D’autres notions jouent un rôle essentiel dans la méthode cartésienne sans correspondre immédiatement à la « clarté » et à la « distinction » qui circonscrivent la fondation cartésienne de l'objectivité: l’obvium dans les Regulae, par exemple, qui signifie à notre portée, ce qui s'offre de soi-même dans une certaine proximité et disponibilité. Il est d’ailleurs remarquable que l’adoption du critère de la vérité constitué par la clarté et la distinction de la conception intellectuelle dépende directement pour Descartes et Clauberg d’une méthode nouvelle plus respectueuse de la spontanéité naturelle de l’âme humaine. Cela signifie que le choix de la « clarté » et de la « distinction » comme normes de justification rationnelle (en tant que ces normes sont associées à l’effort d’attention) renvoie directement au privilège qui doit être accordé à une certaine «manière de connaître » qui ne violente pas la « bonne nature » de l'esprit humain. Si Clauberg écrit que la méthode rationnelle doit former et cultiver l’âme humaine « de telle sorte qu’elle s’en réjouisse », il est surprenant de constater l’intrusion de considérations éthiques ou affectives au sein de réflexions dont on pourrait attendre qu'elles soient purement logiques ou épistémiques. Comment le souci de notre humanité et de notre spontanéité naturelle peut-il concerner une rationalité théorique qui ne devrait être soucieuse que d’une correspondance entre notre représentation et la réalité? Pourquoi le plaisir que nous pouvons prendre à la recherche de la vérité aurait-il une quelconque pertinence d’un point de vue épistémique pour établir la validité rationnelle d’une théorie ? Pourquoi la recherche de la vérité exigerait-elle de nous autre chose qu’un désir de bien justifier nos croyances et une compétence épistémique dans l’appréhension de ce qui est? Pourquoi, sur le plan de la philosophie pratique, la fondation de la moralité exigerait-elle autre chose comme principe qu’une intention de faire le bien ou une « bonne volonté »? Il n’y a pas seulement en effet diverses manières de rechercher la vérité, il y a aussi différentes manières de viser le bien ou certaines normes éthiques plus particulières. Par exemple, l’idée d’une maîtrise des passions par la raison et la volonté peut avoir une toute autre tonalité selon qu’on 4Johannes Clauberg, Logique ancienne et nouvelle, trad. Par J. Lagrée et G. Coqui, Paris, Vrin, 2007, I, 10, p. 89. 9 l’envisage comme un « combat » violent, pénible ou douloureux pour l’homme, ou comme une distance plus nonchalante qui suppose d’abord la satisfaction positive d’une « émotion intérieure ». Le commentateur ne peut en cette matière s’interroger exclusivement sur les thèses explicites de Descartes, il doit étudier des phénomènes stylistiques plus divers et subtils qui traduisent un certain état d’esprit, un ethos qui préside aussi à l’élaboration de la pensée philosophique. Il est inévitable que ces diverses manières d’agir et de connaître aient une dimension sociale constitutive, notamment parce qu’elles rendent ou non gracieuse et désirable la recherche de la vérité ou la pratique de la vertu. Prenons un exemple tiré de la vie morale: l’idée d’un homme qui vous aide alors que vous êtes dans le besoin, parce que c’est son devoir, et qui effectue cette action sans exprimer la moindre bienveillance spontanée, sans la moindre gaieté naturelle, et sans la moindre élégance souriante qui empêche que vous soyez embarrassé ou rabaissé par ce geste, mais simplement parce que tel est son devoir que la raison lui impose, nous dessine le portrait d’un homme socialement «insupportable ». Nous n’attendons pas seulement d’un autre homme qu’il fasse son devoir, nous voulons qu’il y prenne plaisir et se comporte non pas comme un triste «serviteur » de la loi, mais comme un homme libre qui accomplit de bonnes actions comme un autre fait une belle promenade, «pour le plaisir », et non pas comme un dur labeur torturant5. Le fait est que la plupart des pensées morales qui ne prennent pas en considération les normes de l’urbanité aboutissent à proposer un modèle d’homme invivable et ennuyeux, dès lors que l’on regarde cet homme « en troisième personne». C’est d’ailleurs ce que Kant a explicitement reconnu. Nous avons aussi le devoir d’être « agréable », car c’est de cet agrément que dépend le bonheur de cette vie. Le terme « aimable » est à cet égard significatif. Le Chevalier de Méré soutient que sans l’honnêteté et la civilité, l’amour entre les hommes est impossible et le commandement chrétien d’aimer son prochain n’est pas réalisable. La figure du sujet qui est à l’époque de Descartes associée à cette libre et aimable réappropriation des normes, c’est « l’honnête homme » 6 . Notre hypothèse de travail sera 5 Cette affirmation devra bien entendu être nuancée en fonction de la considération des circonstances, notamment chez Méré ou Schiller. Il y a des situations où une « grâce » légère serait inhumaine et inconvenante. 6La relation entre la pensée de Descartes et la figure de l’honnête homme a déjà été l’objet de commentaires: -Ernst Cassirer a insisté sur l’importance philosophique de La Recherche de la vérité par la lumière naturelle et sur le rôle que Descartes accorde à la figure de « l’honnête homme », qui représentera plutôt ici un « idéal d’éducation » qu’une figure morale. Sa principale qualité est le simple « bon sens », car elle est une qualité naturelle et universelle, indépendante de toute spécialisation et de toute particularité contingente. Il ne s’agit pas d’un enseignement « scolaire », mais d’une éducation libérale destinée aux « gens du monde » et qui prend la forme conviviale du dialogue (Voir Ernst Cassirer, Descartes, trad. par Philippe Guilbert, Paris, 2008, en particulier le chapitre consacré à La Recherche de la vérité). -Ettore Lojacono a également souligné le lien entre ce même ouvrage et la culture de l’honnête homme, tout en se référant explicitement à Castiglione et à Guazzo, mais en suggérant que Descartes arrachait cette figure du sujet à la considération éthique de la civilité (Voir René Descartes, La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, PUF, Quadrige, 2009, Introduction, p.14 : « Cette culture de l’honnête homme doit beaucoup à la Renaissance italienne, en particulier à Baldassare Castiglione et à Stefano Guazzo »). 10

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