DE L’IDENTITÉ À L’INTENSITÉ : LA SÉMANTIQUE DES LOCUTIONS DU RUSSE CONTEMPORAIN V TAKOJ STEPENI VS. DO TAKOJ STEPENI OLGA INKOVA Старуха мать возражала в том смысле, что да, действительно, сын вместе с ее невесткой были не правы, но не до такой же степени, чтобы вот все, что сейчас, в такой степени! А Гарик Спектор, который стоял подле, возражал старухе матери, дескать, как же это «не в такой степени»?! Посмотрите, каких синяков мне наставили! И. Смирнов-Охтин. Бытовая история 1. Introduction En russe, les locutions v takoj stepeni et do takoj stepeni sont généralement considérées1 comme des marqueurs de degré. Il s’agit des syntagmes composés du nom stepen’ ‘degré’, ‘mesure’ et de l’adjectif takoj ‘tel’, ‘même’ ; le tout régi par une préposition – v ‘dans’ ou do ‘jusqu’à’. La valeur scalaire est imposée par le mot stepen’, lequel détermine pour l’essentiel, avec l’adjectif takoj (un marqueur anaphorique), la sémantique scalaire des deux locutions. Ainsi, en (1) : (1) Ostal’noe vsë raspalos’, rastreskalos’, oblupilos’ i oblezlo v takoj stepeni, čto uže ne ostavilo voobraženiju nikakix pročnyx pregrad [Tout le reste était décomposé, fissuré, lézardé et fêlé do takoj stepeni (≈ à tel point) que l’imagination n’avait plus 1 Voir par exemple RG 1980, t. II : 494ss. Studi Linguistici e Filologici ISSN 1724-5230 Volume 7.1 (2009) – pagg. 19-43 Olga Inkova – “De l’identité à l’intensité. La sémantique des locutions du russe contemporain v takoj stepeni vs. do takoj stepeni” Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa aucun obstacle] (Korolenko), v takoj stepeni (vTS, par la suite) modifie le prédicat oblezat’ ‘être écaillé’ (ou même tous les quatre prédicats), en lui (ou en leur) attribuant le degré précisé dans la consécutive qui suit. De même, en (2) : (2) Moë Ja rastvoreno v avtorskom do takoj stepeni, čto ja sebja perestal obnaruživat’ [Mon Moi est do takoj stepeni (≈ à tel point) dissous en celui de l’auteur que je ne me retrouve plus] (Bitov) do takoj stepeni (doTS, par la suite) attribue un degré au prédicat rastvorjat’sja. Les locutions vTS et doTS, tout en étant très proches, manifestent toutefois quelques divergences distributionnelles, qui ne peuvent être reconduites qu’à l’alternance des deux prépositions v et do. Jusqu’à présent, les deux locutions n’ont pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une étude détaillée. Dans les ouvrages de caractère général (cf., à titre indicatif, RG 1980, Belošapkova 1997, Skoblikova 2006, Šachmatov 2001, Valgina 2000), elles sont mentionnées, avec tak, do togo, nastol’ko, etc. comme capables des former des structures corrélatives qui expriment soit l’égalité de degré de deux propriétés (dans les comparatives), soit un degré élevé de la propriété (dans les consécutives). A vrai dire, vTS et doTS connaissent aussi un emploi détaché (cf., par exemple, (4) et (8) ci-dessous), emploi qui reste le plus souvent en-dehors des analyses syntaxiques centrées Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa essentiellement sur les structures corrélatives2. De plus, ces deux locutions manifestent des particularités fonctionnelles qui les distinguent d’autres marqueurs de degré : d’une part, de tak qui peut revêtir la fonction d’un simple adverbe de manière – cf. (3) : (3) Dom postroen tak / takim obrazom, čto k nemu ne pod’’edeš [La maison est construite tak (≈ de telle façon) qu’on ne peut pas s’en approcher], alors que vTS et doTS sont toujours interprétées en termes d’échelle (elles sont en effet inacceptables en (3)) ; d’autre part, des locutions do togo et nastol’ko ; cf. (4) et (5) : (4) On begal, smejalsja, prygal do potolka... On nikogda ne byl do takoj stepeni / *do togo sčastliv [Il courait, riait, sautait jusqu’au plafond... Il n’a jamais été do takoj stepeni (≈ à ce point) heureux] (5) Ja dumaju, redko kto v takoj stepeni, kak ona [ ??nastol’ko, naskol’ko ona], znal i, glavnoe, videl i oščuščal narodnuju žizn’ iznutri [Je pense qu’ils sont rares ceux qui, v takoj stepeni (≈ autant) qu’elle [ ??nastol’ko, naskol’ko elle], connaissaient et, surtout, voyaient et sentaient de l’intérieur la vie du peuple] (Vanšenkin) L’analyse différentielle des locutions de degré en russe est encore en bonne partie à faire3. Dans ce qui suit, nous nous limiterons à 2 La même remarque vaut également pour les études consacrées spécifiquement à l’adjectif takoj ou à l’adverbe tak (cf. la bibliographie). Si leurs emplois détachés sont évoqués (cf., par exemple, Zavjazkina 2003), ils ne sont pas analysés du point de vue sémantique ou argumentative. 3 Les premiers résultats de l’étude différentielle de tak, do togo et de vTS/doTS ont fait l’objet de notre communication « Scalarité et anaphore : sur quelques expressions scalaires en russe » au 39e Colloque de la SLE, Brème, 30 août-2 septembre 2006. Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa décrire le mécanisme sémantique sous-jacent au fonctionnement de vTS et doTS dont la valeur va effectivement d’une simple relation d’identité de degré jusqu’à l’expression d’un degré élevé. Cette analyse permettra de cerner mieux le rôle de la structure sémantique de l’énoncé dans le passage de l’identité à l’intensité, en particulier dans les structures comparatives. On verra également que les énoncés exprimant respectivement l’identité ou l’intensité sélectionnent des fonctions argumentatives bien précises : la résomption pour l’identité et la justification pour l’intensité. 2. Types de contextes avec v/do takoj stepeni et la valeur de l’adjectif takoj En général, les locutions vTS et doTS fonctionnent comme des adverbiaux de mesure et connaissent deux types d’emploi : un emploi cataphorique lié, au sein d’une structure corrélative, comme en (6)-(7), et un emploi anaphorique détaché – cf. (8) : (6) Ved’ ja eščë nikogda, nikogda do takoj stepeni ne mučalsja (…), kak včera, v tot užasnyj čas ! [Je n’ai jamais, jamais do takoj stepeni (≈ autant) souffert (…) qu’hier, à cette heure terrible !] (Radzinskij) (7) Tak, v otnošenii dissidentskogo dviženija stali prežde vsego videt’ repressii protiv dissidentov, a ne tot fakt, čto oni […] raspustilis’ do takoj stepeni, kakaja byla nemyslima pri Chruščëve [Ainsi, en ce qui concerne le mouvement des dissidents, on a commencé à voir avant tout les répressions contre les dissidents et pas le fait qu’ils sont devenus (…) impertinents do takoj stepeni (≈ à un point) (qui était) inconcevable à l’époque de Khrouchtchev] (Zinov’ev) (8) I v to že vremja ved’ on dejstvitel’no, možet byt’, umrët bez Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa Aglai, tak čto, možet byt’, Aglaja nikogda i ne uznaet, čto on ee do takoj stepeni ljubit ! Et en même temps, il n’est pas improbable que, sans Aglaja, il mourra vraiment, de sorte que Aglaja ne saura peut-être jamais qu’il l’aime do takoj stepeni (≈ à tel point)] (Dostoevskij) On peut observer que dans ces exemples l’expression doTS sert à modifier une propriété ou un procès en lui attribuant un certain degré. Cet emploi n’est donc pas à confondre avec celui illustré par (9)-(10) : (9) Čelovek nuždaetsja v straxe, v razdraženii i boli v takoj že stepeni, kak i v radosti, vostorge i v udovol’stvijax [L’homme a besoin de la peur, de l’irritation et de la douleur v takoj že stepeni (≈ dans la même mesure) qu’il a besoin de la joie, du bonheur, du repos et du plaisir] (Internet) (10) Кakie granicy, esli mir odin, a značit, on moj, v takoj že stepeni, kak i tvoj [Quelles frontières, si le monde est un, il est donc à moi v takoj že stepeni (≈ autant) qu’à toi] (Internet) où le mot stepen’ ne modifie pas une propriété décrite par le prédicat, mais mesure en termes de ‘proportions’, en attribuant à chaque objet qui compose un tout la ‘part’ qui lui revient. Ainsi, en (9), la vie de l’homme doit être composée d’émotions négatives (peur, irritation et douleur) dans la même proportion que d’émotions positives. vTS et doTS ne s’appliquent pas dans cet emploi à des propriétés graduables comme c’est le cas dans l’emploi qui nous intéressera dans cette étude et que nous appelons l’emploi ‘scalaire’. En revenant aux exemples (6)-(8), observons que le degré attribué par vTS et doTS n’est jamais spécifié : il est tantôt caractérisé par une proposition subordonnée, tantôt inféré du contexte antérieur que notre expression recatégorise comme un degré. Les locutions que nous Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa étudions n’ont donc pas de contenu lexical spécifique, propriétés due à la présence dans leur structure de l’adjectif anaphorique takoj. Cet adjectif se comporte en effet comme une variable. Sa valeur ne peut être déduite qu’à partir du contexte qui fournit toujours la matière de la caractérisation discursive opérée par l’adjectif. Si l’on admet toutefois, avec Kleiber 1994, que les marqueurs anaphoriques possèdent non seulement un sens instructionnel, mais aussi un sens descriptif, et si l’on essaye de définir le sens descriptif de takoj, on pourra constater que takoj caractérise un objet à travers son appartenance à un type4. Comparons les exemples (11)-(12) dans lesquels les énoncés ne se distinguent que par la présence vs. l’absence de l’adjectif takoj : (11) On chočet kupit’ takuju mašinu, kotoraja vsech udivit [Il veut acheter takuju voiture, qui étonnera tout le monde] (12) On chočet kupit’ mašinu, kotoraja vsech udivit [Il veut acheter ∅ voiture, qui étonnera tout le monde]. En (11), takoj, dont l’absence ne changerait pas l’acceptabilité de l’énoncé, ne fait que mettre en évidence la relative qui décrit les propriétés de la voiture en question : la voiture doit être telle qu’elle étonnera tous. Mais, grâce à cette mise en évidence de la caractéristique contenue dans la subordonnée, takoj crée en même 4 Cf. notamment la définition proposée pour takoj par Arutjunova 1990 : 18 (« такой […] осуществляет признаковый дейксис : оно 'извлекает' из объекта образ и превращает его в образец »). Par contre, Švedova 1998 le met en corrélation sémantique directe avec kakoj qui n’a pas, à notre avis, cette propriété et dénote simplement une propriété de l’objet en question, sans nécessairement passer par un type. Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa temps une classe particulière de voiture – une voiture qui possède les propriétés indiquées dans la relative, à savoir ‘étonner tout le monde’. Autrement dit, takoj ne renvoie pas à un objet ou à un procès particulier, mais à ce qui, dans la structure de cet objet ou de ce procès, peut être considéré comme un élément constitutif et donc distinctif. Grâce à la présence dans leur structure de l’adjectif takoj, les locutions vTS et doTS acquièrent le sémantisme des variables liées. Comme il a été suggéré plus haut, leur liage s’effectue contextuellement à partir de l’information à laquelle renvoie l’adjectif takoj. Cette information est toujours relative, dans le sens qu’elle nous dit toujours quelque chose comme « Le degré attribué est tel qu’il est défini par ce qui suit ou, par défaut, recherchez la propriété en question dans l’environnement plus large ». Donc, le degré attribué n’est que caractérisé par les locutions vTS et doTS, il n’est pas spécifié. Cette caractérisation peut se faire de trois façons : – à travers le renvoi anaphorique, comme en (7) ci-dessus5 ; – à travers la comparaison, comme en (6) ci-dessus ; – à travers la conséquence, comme en (8) ci-dessus. A propos de la caractérisation à travers le renvoi anaphorique, il faut préciser que les locutions vTS et doTS sont toujours anaphoriques. Mais dans cet emploi, à la différence des deux précédents, aucune autre relation sémantique ne lie nos locutions à leur antécédent que la 5 Nous employons ici le terme anaphorique pour désigner un type de valeur, qu’il s’agisse d’une anaphore ou d’une cataphore. Nous le ferons également par la suite dans les cas où la distinction entre la cataphore et l’anaphore n’est pas pertinente. Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa deixis textuelle6. C’est par cet emploi que nous commencerons notre examen de leur fonctionnement. 2.1. La caractérisation par le renvoi anaphorique Les locutions vTS et doTS peuvent effectuer la caractérisation par le renvoi anaphorique dans leurs deux emplois : lié, au sein d’une structure corrélative – cf. (13), et détaché – cf. (14). (13) Vo vremja graždanskoj vojny Lenin odnaždy vyrazil (…) svoe moral’noe ko mne doverie v takoj predel’noj stepeni, vyše kotoroj čelovek voobšče ne možet ni trebovat’ ot drugogo, ni dat’ drugomu [Pendant la guerre civile, Lénine m’a manifesté (…) une fois sa confiance morale v takoj extrême stepeni (≈ à un degré extrême) au-delà duquel un homme ne peut ni exiger d’un autre, ni donner à un autre] (Trockij) (14) Tak, naprimer, odin načal’nik pljunul podčinënnomu v glaza, i tot prozrel. Drugoj načal’nik stal seč’ neplatel’ščika, dumaja presledovat’ v ètom časel u liš’ vospitatel’nuju cel’, i soveršenno neožidanno otkryl, čto v spine u sekomogo zaryt klad. Esli fakty do takoj stepeni dikovinnye, ne vozbuždajut ni v kom nedoverija, to možno li udivljat’sja prevraščeniju stol’ obyknovennomu, kotoroe slučilos’ s Grustilovym ? [Ainsi, par exemple, un supérieur cracha dans les yeux de son inférieur et celui-ci retrouva la vue. Un autre supérieur se mit à fouetter son débiteur, dans un but uniquement éducatif, et découvrit, avec surprise, dans le dos du débiteur un trésor. Si ces histoires, v takoj stepeni (≈ à ce point) extravagantes, ne suscitent la méfiance de personne, peut-on s’étonner de la transformation aussi banale qui...] (Saltykov-Ščedrin) Ainsi, en (13), l’information véhiculée par la relative, à laquelle renvoie l’adjectif takoj, sert à qualifier un « degré extrême » de 6 Le terme est de Lyons 1970. Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa confiance dont il est question dans la principale. Ce degré extrême se caractérise par le fait qu’au-delà de ce degré on ne peut ni exiger d’un autre ni donner à un autre. La même interprétation sémantique vaut pour (7) ci-dessus : l’impertinence des dissidents aurait atteint un degré caractérisé par le fait qu’il n’était pas concevable à l’époque de Khrouchtchev. VTS et doTS sont d’ailleurs les seuls marqueurs de degré parmi ceux qui sont mentionnés en 1. qui peuvent, grâce à leur structure syntaxique, caractériser par une relative corrélative. En l’absence d’une structure corrélative – cf. (14) –, le processus interprétatif mis en place par l’expression doTS devient plus complexe : on a affaire à une anaphore résomptive. En effet, le nom- tête stepen’ recatégorise l’énoncé (ou une suite d’énoncés, ou encore un segment de l’énoncé – cf. (8) ci-dessus) précédent comme un degré, alors que l’adjectif, grâce à sa composante instructionnelle, invite à rechercher une propriété caractérisant ce degré, en l’inférant du contexte gauche. Ainsi, en (13), « do takoj stepeni dikovinnye » s’interprète comme désignant une occurrence de ‘degré d’extravagance’ conforme à un type discursif accessible à partir de la suite d’énoncés précédents. On constatera donc que la relation d’identité entre l’adjectif takoj et son antécédent s’instaure à travers leur appartenance au même type et non pas à travers leur identité référentielle, comme c’est le cas des démonstratifs. 2.2. La caractérisation par la comparaison La relation d’identité véhiculée par l’adjectif takoj peut s’instaurer Studi Linguistici e Filologici Dipartimento di Linguistica – Università di Pisa à travers une comparaison. Cf. (15)7, avec une subordonnée comparative introduite par la conjonction de comparaison kak, ‘comme’ : (15) Teper’ ja uže ne čuvstvoval sebja v takoj stepeni odinokim, kak prežde [Maintenant, je ne me sentais plus v takoj stepeni (≈ aussi) seul qu’avant] (Korolenko) et (16), avec vTS en emploi détaché, où le deuxième terme de comparaison doit être reconstruit à partir du contexte gauche : (16) (Kapica), kak mne kažetsja, ètu (…) vlast’ priznaval i uvažal. Ja uže govoril o tom, čto učastie odnogo iz veduščich političeskich […] dejatelej Anglii v ceremonii otkrytija Mondovskoj laboratorii v Kembridže, osnovatelem i direktorom kotoroj byl Kapica, svidetel’stvuet o ego uvažitel’nom otnošenii k gosudarstvennoj vlasti Anglii. V takoj že stepeni on uvažal i vlast’, kotoraja byla v to vramja v Sovetskom Sojuze [Il me semble que (Kapitsa) reconnaissait et respectait le pouvoir de l’état. J’ai déjà dit que la participation d’un des plus importants hommes politiques de l’Angleterre à la cérémonie d’inauguration du Royal Society Mond Laboratory à Cambridge, dont Kapitsa était le Directeur et le fondateur, témoigne de son attitude respectueuse envers le pouvoir de l’état en Angleterre. V takoj že stepeni (≈ Tout autant) respectait-il le pouvoir qui était à l’époque en Union Soviétique (Kapica, Tamm, Semënov). En (16), par exemple, on comprend que le degré du respect de Kapica envers les autorités soviétiques était le même qu’il manifestait pour les autorités anglaises, bien que ce degré de respect soit défini assez vaguement. En (15), cette relation d’identité fait au contraire l’objet d’une négation. 7 Pour doTS, v. (6) ci-dessus.