CRONSTADT DU MÊME AUTEUR Les Paroles qui ébranlèrent le monde, Seuil, coll. «L’Histoire immé- diate», 1967. Staline, Seuil, coll. «L’Histoire immédiate», 1967. Les Bolcheviks par eux-mêmes (avec Georges Haupt), Maspero, 1969. L’Affaire Guinzbourg-Galanskov (avec Carol Head), Seuil, coll. «Combats», 1972. LAffaire Pliouchtch (avecTania Mathon), Seuil, coll. «Combats», 1976. Le Trotskysme, Flammarion, coll. «Champs», 1977. Trotsky, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 1980. Trotsky, LGF, coll. «Biblio essais», 1984. Vladimir Vissotsky,S eghers, 1989. 1953, les derniers complots de Staline, Complexe, coll. «La Mémoire du siècle», 1993. Staline, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 1995. Les Peuples déportés d’Union soviétique, Complexe, coll. « Questions du XXe siècle», 1996. La Russie de 1855 à 1956, Hachette, coll. «Les Fondamentaux», 1997. La Jeunesse de Trotsky, Autrement, coll. «Naissance d’un destin», 1998. La Jeunesse de Staline, Autrement, coll. «Naissance d’un destin», 1998. Le Goulag, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 1999. Staline, Fayard, 2001. Lénine, Balland, 2004. Le Trotskysme et les trotskystes, Armand Colin, coll. «L’Histoire au présent», 2004. La Guerre civile russe (1917-1922), Autrement, coll. «Mémoires», 2005. Jean-Jacques Marie Cronstadt Fayard © Librairie Arthème Fayard, 2005. O Forts et batteries Reprise de la forteresse de Cronstadt par l’armée rouge le 17 mars 1921 Avant-propos Le 1 er mars 1921, 15000 marins et soldats se réunissent dans un froid glacial sur la place de l’Ancre à Cronstadt, île minuscule située au fond du golfe de Finlande, à une tren- taine de kilomètres à l’ouest de Petrograd, dont elle défend l’accès. Ils huent les dirigeants communistes venus les haranguer puis leur interdisent de prendre la parole. Après six heures de discours, de débats et de cris, ils votent à la quasi-unanimité une résolution dénonçant la politique du parti communiste au pouvoir et stigmatisant sa mainmise sur les soviets dont ils exigent la réélection immédiate, à bulletins secrets. C’est le premier pas d’une insurrection qui, selon la Grande Encyclopédie soviétique 1, rassemblera 27 000 marins et soldats et s’achèvera, dix-sept jours plus tard, dans de sanglants corps à corps à la baïonnette et à la grenade. Près de 7 000 insurgés fuiront alors en hâte les combats et la répression. Ils se traîneront, des heures durant, affamés, épuisés et transis sur la mer gelée pour rejoindre la Finlande voisine, où les attendent trois camps de concentration, leurs barbelés, les poux, la gale et la faim. Cette insurrection n’a cessé de susciter les interpréta- tions les plus contradictoires : «troisième révolution» ou «complot garde-blanc» monarchiste; «crépuscule sanglant des soviets» ouvrant l’ère du stalinisme, ou complot livrant « Cronstadt au pouvoir des ennemis de la révolution » ; 9 CRONSTADT mutinerie anticommuniste ou protestation antibureaucra- tique ; révolte spontanée ou soulèvement minutieusement préparé; émeute de marins excédés par le «communisme de guerre » et ses réquisitions ou dernière opération des servi- ces spéciaux étrangers ; banale révolte antibolchevik de soldats-paysans ou insurrection d’anciens héros de la révo- lution montés à l’assaut du gouvernement qu’ils avaient pourtant porté au pouvoir trois ans plus tôt. Dans un récit romancé de l’insurrection, publié en 1987 à Moscou, Le capitaine Dikstein, le romancier Mikhaïl Kouraev insiste sur le trafic dont l’histoire de Cronstadt a été l’objet : « Des personnages historiques, qui se sont hissés à l’avant-scène de la révolution et de la guerre civile et ont joué un certain rôle dans les événe- ments de Cronstadt, ont, comme par miracle, soudain disparu sous la glace avec les centaines de soldats de l’ar- mée rouge et d’élèves officiers qui, par une nuit de bour- rasque, ont attaqué l’imprenable forteresse et l’ont prise au cours d’un corps à corps furieux et meurtrier. » Il y voit un de ces trous noirs tragiques de l’histoire où « les villes gèlent dans les lueurs des incendies, où les tréfonds des cuirassés couverts de neige flambent de désespoir 2 ». Pourtant, des années durant, les élèves des écoles sovié- tiques ont appris par cœur un poème d’Edouard Bagritski, dont un quatrain évoquait ses vingt ans : La jeunesse nous a entraînés Au combat, sabre dégainé. La jeunesse nous a jetés Sur la glace de Cronstadt. Mais ils ne pouvaient guère savoir pourquoi. Dans le calendrier historique révolutionnaire de 1939 imprimé à Moscou, Cronstadt n’existe qu’à travers l’insurrection des 10 AVANT-PROPOS marins. . . de 1906 et de sa garde rouge de l’été 1917, puis l’île disparaît de l’histoire. Des mémorialistes amnésiques se faisaient une étrange concurrence dans le silence. Il était pourtant impossible d’effacer complètement cette insurrection de l’histoire. Lénine l’évoque longue- ment et à plusieurs reprises lors du Xe congrès du parti communiste russe de mars 1921. Une image officielle, à usage de masse, en fut donc fabriquée et consignée dans le Précis d'histoire du Parti communiste de L'Union soviétique, publié en 1938, inlassablement réédité jusqu’à la mort de Staline, et dont l’étude était obligatoire. Mieux valait néanmoins en parler le moins possible. Le débat sur Cronstadt, escamoté en Union soviétique, a eu lieu à l’Ouest, reprenant inlassablement les mêmes documents, les mêmes textes et les mêmes témoignages, répétant à satiété les mêmes interprétations, voire les mêmes affabulations. Deux ouvrages d’historiens occidentaux, l’un améri- cain, La tragédie de Cronstadt de Paul Avrich, l’autre israé- lien, Kronstadt 1917-1921 d’Israël Getzler, ont marqué un premier renouveau dans cette histoire. Paul Avrich, s’appuyant sur des documents d’archives américaines, aboutissait à une conclusion apparemment surprenante : « Dans le cas de Cronstadt, l’historien peut se permettre d’affirmer que sa sympathie va aux rebelles, tout en concédant que la répression bolchevik fut justifiée 3 .» Pour Israël Getzler, au contraire, les dix-huit jours de la révolte de Cronstadt ont représenté F «âge d’or de la démocratie soviétique» et les mesures prises par les bolcheviks après son écrasement constituent « un programme typique de contre-révolution 4 ». Ces deux points de vue opposés se situent des deux côtés de la ligne de partage traditionnelle que dessinaient déjà Ida Mett, dans La commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des 11