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Critique et création PDF

28 Pages·2018·0.165 MB·French
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À Jean-François Savang (critique et tactique) Pages de la critique Une première forme de ce texte avait été rédigée en 2017 pour le site critique consacré aux bandes dessinées du9.org. Cette version imprimée est dûment revue dans ses détails, et légè- rement augmentée. C’est en ce moment où, lentement mais sans rien qui amorce un recul de cette tendance sensible, du9 s’estompe peu à peu d’un paysage critique — pourtant déjà si largement déserté — que les éditions Adverse entament une nécessaire série de publications critiques, auxquelles je participe assidument1. Ceci n’est en rien la cause de cela, mais les deux faits participent d’un même problème, entraînant la fatigue inévitable de l’un et la détermination de l’autre. Nous pouvons être déjà certains que la solitude qui fut le cadre socio-éditorial de du9 pendant vingt ans comme celui de la revue Pré Carré2 pendant les quatre dernières années, sera également le cadre socio-éditorial des travaux critiques d’Adverse. Au moins aussi longtemps que les malentendus organisés en état de nature épistémique qui sont exposés ici perdureront. 3 L’approche de la critique et de ses modalités d’écriture pour les bandes dessinées avait ouvert biographiquement ma ren- contre avec du9, au cours d’une table ronde de la seconde session des ateliers « Pierre, feuille, ciseaux »3 en 2010, dont elle était l’objet. Cette approche l’avait ouverte et, de temps temps, elle s’y était ranimée, sous la forme d’entretiens et d’articles critiques publiés dans les pages de du9. Mes premiers échanges avec Xavier Guilbert (qui dirige du9) avaient eu pour objet ce rapport critique à la création — de la critique envisagée comme œuvre d’art. C’était un objet d’opposition entre nous, naissant d’un réflexe d’humilité de Xavier à mes yeux absurde. Absurde notamment car il n’y a aucun orgueil particulier à se placer du côté de la création artistique : ce n’est qu’une position, ce n’est pas la détermina- tion d’un statut. Ici comme ailleurs, il ne s’agit que de trouver la forme de sa légèreté accompagnant le mouvement de sa nécessité. Quelque chose d’autre nous opposait dans le regard sur le mode de publication en ligne : celui de du9, comme celui de tant d’autres sites nés après le modèle structurel du blog, posent un cadre temporel inconciliable avec celui de la re- cherche, de la critique, de la théorie, des hypothèses : c’est une construction du refoulement d’hier par aujourd’hui, forme dans laquelle la publication est hantée par le tempo de la jetabilité événementielle, qui crée une hiérarchie aberrante entre les travaux en frappant tout qu’elle touche d’une obso- lescence rapide, enfouissant dans des couches de plus en plus profondes le travail accompli. Le prototype de ces squelettes de sites est celui de la mode, du journalisme, du bavardage quotidien pour lequel la journée qui commence ne promet jamais assez d’aujourd’hui pour croire en sa présence. La minute à peine écoulée est déjà une archive. On ne peut pas plus violemment dénouer ontologiquement théorie et critique qu’en reproduisant le modèle qui les sépare 4 éditorialement et rythmiquement : c’est celui qui fait de la cri- tique une chronique judicatoire de l’immédiat et de la théorie le terrain de jeu abstrait de lointains spécialistes. Le choix, pour le magazine Pré Carré, de ne mentionner aucune date de publication sur les numéros répondait directement à ce pro- blème, là où la décision de se soustraire à la peine dématériali- sante (dont on ne mesure pas assez l’implicite anecdotisante) qui frappe toute la recherche nous fit choisir obstinément le papier. Ces oppositions stratégiques et programmatiques avec Xavier Guibert et, finalement, avec les positions de du9, engagea une relation qui naissait dans la fécondité de la dispute bienveil- lante. La première rédaction de ce texte en avait été un des effets, le mieux qu’on puisse attendre d’une rencontre de cette nature étant qu’elle donne envie d’écrire. Cette humilité créatrice des critiques de bandes dessinées devant leur objet, qui les place si souvent en deçà de ce que la critique peut, en deçà de ce qu’ils pourraient s’autoriser avec elle, me semble être un problème dès lors qu’elle reconduit, comme je l’ai dit plus haut, une considération exagérée pour le statut imaginairement surplombant des œuvres d’art, de l’activité art, qu’elle reproduit également tous les comporte- ments stratégiques et timides devant des productions qui ne demandent pourtant qu’à être chahutées. Entre temps, depuis cette première rencontre à Arc-et-Senans, beaucoup de choses avaient pu changer dans les publications de du9, ainsi que le portrait épistémologique qui résultait de leur combinaisons. Les lignes éditoriales s’y étaient souvent déplacées, multipliées, devenant plus sinueuses et parfois, timidement, plus aventureuses. Les approches se sont dia- prées, bigarrées, pour le meilleur (la fragile et opiniâtre série d’entretiens de Gabriel Delmas sur le dessin qui compose un étonnant maillage de situations théoriques, de positions charnelles, assez propre à éclairer d’un jour neuf les questions 5 liées au dessin) comme pour le pire (les ahurissantes études de planches issues du SoBD qui mériteraient un texte à part entière si on ne craignait la vengeance magique des momies qui les ont probablement rédigées) ; les écritures ont pu s’y contrarier aussi vivement qu’elles s’y sont, souvent, complé- tées. Une dépacification du territoire s’y est également amor- cée, de laquelle auraient pu naître des positions plus affirmées et leur conséquence : des inventions théoriques. Je ne suis pas certain, pourtant, d’avoir été le spectateur de ces construc- tions-là ; l’épuisement les a, d’une certaine façon, rattrapées et empêchées et la timidité politique les a contraintes, faute d’oser laisser entrer la guerre. Pourtant, de temps en temps, l’activité critique s’y est affranchie de la pudeur à s’exposer en création et a pu tendre à accompagner l’attachement à la modernité de ses objets — notions, livres, positions — d’un traitement soucieux, également, de sa propre modernité. J’imagine que le traitement si longtemps et doublement condescendant avec lequel les bandes dessinées dites alter- natives avaient jusque là été traitées (doublement, c’est-à dire par la majorité des lettrés qui méprise a priori toute bande dessinée et par la majorité des lecteurs de bandes dessinées qui méprise a priori toute dérogation à son fétichisme) — leur annexion dans les questions historiques interminables, puis leur maltraitance tragicomique par les outils si ostenta- toirement scientifiques de la sémiotique —, a rendu un mo- ment nécessaire cette prudence retranchée, toutes ces précau- tions. Il s’est agi en premier lieu de donner à des œuvres et des notions fragiles, une place capable de produire un espace de visibilité d’une autre nature, dans l’espoir d’imposer un autre regard sur ces bandes dessinées et ces auteurs. Des difficultés mêmes de conduire, formellement et socialement, un espace critique comme celui-là aux horizons théoriques et politiques que nous en attendions quelques amis et moi, devaient se dessiner, dès lors que l’écriture s’était imposée à nous comme une évidence, les premiers contours du magazine Pré Carré. 6 Territoire de la critique Pourquoi écrit-on la critique des bandes dessinées ? Quel mouvement nous invite à les prendre pour objet théorique ? Est-ce plus ou moins légitime, plus ou moins nécessaire ou, simplement, plus ou moins possible selon qu’on en crée soi- même ou pas ? Quel est le cadre éditorial le mieux ajusté à un espace critique et théorique pour cette discipline et pour les livres qu’elle fait naître ? Quelle temporalité, quelle ampleur rédactionnelle, quelles méthodes, quelle fidélité au rythme du siècle disposeront alors le meilleur rapport aux œuvres pour ne pas les étrangler ? Quel cadre de travail produira la plus fine lecture des formes de création - création critique comprise ? Ces questions sont d’emblée mal posées, sans doute, si on ne précise pas avant toute autre chose, comme une prémisse méthodique, qu’écrire sur des bandes dessinées (ce que la critique fait, ce qu’implique notionnellement la théorie) ce n’est pas tout à fait écrire sur LA bande dessinée. Ce rapport générique aux bandes dessinées obstrue assez conséquem- ment l’horizon éditorial pour que je juge cette précision néces- saire : quoiqu’on prétende faire, on ne peut écrire sur LA bande dessinée. LA bande dessinée, comme série congruente d’objets, ça n’existe pas. LA bande dessinée, une fois acceptée l’idée qu’il s’agit d’une discipline potentiellement artistique — liée par certaines de ses productions à la question art — n’est pas une notion qu’on peut embrasser sérieusement dans toutes ses productions comme un ensemble déterminable réel ; moins encore s’il est pris dans leur histoire, déjà longue. Peut-être pas plus à travers les œuvres qu’à travers les moda- lités de création qu’elles concourent inlassablement à chan- ger, à déplacer, à brouiller ; à vrai dire, et il n’est pas inutile de le rappeler parce que des mauvaises habitudes prises ici entraînent de mauvaises habitudes à prendre là, pas plus que LA peinture ou LA musique. Historiquement, épistémique- ment, socialement. LA peinture n’est liée à l’art — car art est un problème et non une catégorie de l’observation — que par 7 des œuvres et elle recouvre, en substance, un champ d’activi- tés de l’image beaucoup plus vaste et changeant ; LA musique n’est liée à l’art — car art est une activité et non un ensemble de réifications et de fonctions — que par des œuvres et elle recouvre, en substance, un champ d’activités sonores beau- coup plus vaste et changeant. Cette précision pour en finir, peut-être, un jour, avec le recours assommant et inconséquent au paradigme art pour assigner une autorité nominale à son objet ; notamment dans une com- paraison polaire à une autre chose dans le but que cette autre chose, d’une manière ou d’une autre, se soumette à sa catégorie illusoire, hiérarchisante ; pour que cette autre chose — prise dans les modalités incluantes ou excluantes produites par l’art établi en catégorie — soit tenue dans la position d’être et de rester une autre chose, voire de rester cette autre chose là. Ceci encore pour rappeler cette évidence inévidente — et elle restera inévidente tant que l’absurde question de l’origine historique sera posée en détermination — que chaque nou- velle bande dessinée invente LA bande dessinée. Qu’elle la problématise. Commencer, déjà, par donner sa position critique : de quelles bandes dessinées vais-je partir pour parler ? Quelles bandes dessinées me donnent envie d’écrire ? Avec quelles bandes dessinées ai-je le sentiment de grandir poétiquement, politi- quement, artistiquement, intellectuellement ? Déjà, s’agite et croît une petite série de questions sous- jacentes assez perfides (parce qu’insolubles rationnellement et qui rendent pourtant si avides de réponses rationnalisantes), relatives à la légitimité de tel ou tel objet à être parlé, à faire écrire. Toute bande dessinée peut-elle devenir objet d’écriture critique ? Est-ce que ça a du sens, et sur quoi se fonde ce sens ? Sur des intuitions ? Sur des hiérarchies ? Sur des paris éthiques ? Historiques ? 8 Les réponses apparaîtront de toute façon dans l’écriture, au moment où elle commencera, parce qu’elle dessinera, discrè- tement ou en fanfare, ses zones de détermination. Et commenceront alors à se dessiner également les lignes de fractures. Entre les théories. Entre les théoriciens. Entre les méthodes et les outillages. Entre la position du curieux et la posture pop. Entre l’ouverture infinie et la mise au pas. Fractures éthiques et critiques qui vont assembler et désas- sembler les amitiés intellectuelles, les cadres rédactionnels, qui vont également produire des contours épistémologiques : qui fait la théorie et qui fait l’histoire en croyant faire la théo- rie ? Qui fait la critique et qui fait les comptes ou distribue les polarités négatives et positives en croyant faire la critique ? Qui s’abandonne à l’inconnu de son objet et qui va tenter par tous les moyens de le réguler en système ? Qui s’arrime à son objet pour dégager une méthode toute entière vouée à sa sin- gularité, à la spécificité de ses fonctionnements, et qui soumet au contraire son objet aux catégories de l’expérience théo- rique déjà là, aux outils disponibles conformés ailleurs, aux usages théoriques déjà largement éprouvés sur des catégories d’objets considérés trop rapidement comme structurellement voisins ? Ces dernières questions situent la critique dans son orbe la mieux établie socialement — je veux dire qu’un réflexe l’y conditionne généralement —, celle de l’affrontement. Je m’intéresse moins à cet aspect oppositionnel de la critique en tant qu’elle confronterait des séries de livres, d’auteurs, de politiques rédactionnelles — pour distribuer entre eux les hiérarchies, les polarités du jugement, des goûts, ordonner les primats, les causes, les autorités de l’expérience — que comme ligne de destinée personnelle dans le maillage des conventions ; comme production d’un sillage singulier d’effectivité (et de combativité). C’est cette conception du travail critique qui la noue indéfectiblement à la théorie. Toute critique s’expose 9 comme moment et comme sillon théorique. Toute théorie se détermine par ses dispositions critiques et avance sur leurs rails épistémiques. Il n’y a pas plus de zéro politique de la théo- rie qu’il n’y a de zéro rhétorique de la poésie. Il n’y a que des points aveugles épistémocritiques. C’est ce noeud théorico- critique lui-même qui devrait nous épargner la rédaction de telles précautions auxquelles, pourtant, les usages de la théo- rie (continente par lâcheté politique) et de la critique (humble par paresse spéculative) des bandes dessinées nous acculent. S’il s’agit de penser la critique comme affrontement, c’est comme affrontement avec la norme. Norme de la familialité esthétique, norme de la légalité théorique. Cette dernière se manifeste sous toutes sortes de formes, qui appellent elles- mêmes toutes sortes de manifestations et de formations cri- tiques : séries d’incarnations, de publications, sphères sociales qui les instituent ; ou encore règles, conventions tactiques, usages du corps, métaphores, méthodologies. Depuis la norme peuvent se définir à la fois la position straté- gique et l’armement. Contre ce qui produit la norme, et contre ce qu’elle produit. Normes de l’écriture en bandes dessinées abou- tissant à des normes d’écriture sur la bande dessinée. Normes des typologies sociales (gouffre sans fond de la non question — qui n’est qu’un pur slogan — du populaire comme propriété indépassable des bandes4), qui font de la déviance, de l’outside, un très égal champ de conventions agonistiques, condamnant l’extériorité à être engluée dans l’intériorité. Normes des stra- tégies d’opposition théorique qui opposent le même sur la ligne mélodique de ses timides variations pour un partage territorial de la critique complètement artificiel (essaims critiques et narcis- sismes de la petite différence, ravis de se rappeler régulièrement à la collégialité d’un accord général sur le fond. La ligne théo- rique comme prémisse amoureuse à la conciliation). Pourquoi tenir si fort, à titre personnel, à cette combativité ? La seule chose non hypothétique est ma mort qui vient. 10

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