Colonel Michel GOYA Une expérience de lutte contre les snipers THEATRUM BELLI COMMENT J’AI APPRIS A LANCER DES FUSEES UNE EXPERIENCE DE LUTTE CONTRE LES SNIPERS Le 7 juillet 1993, quelques heures après son arrivée à Sarajevo assiégée, l’avant-garde de mon bataillon, le bataillon d’infanterie n°4 (Forpronu1/Batinf 4) perdit son premier homme, blessé d’une balle dans la gorge. Bosno-Serbes2 et Bosniaques débutaient ainsi contre nous une éprouvante guérilla urbaine où allaient tomber plusieurs des nôtres. Notre unité n’ayant eu que quelques jours pour se préparer depuis sa désignation3, il nous a fallu faire face dans l’urgence et l’improvisation à un problème inédit pour nous. Le soir même, à la réunion des chefs de section, je m’appuyais sur de modestes réflexions mises sur papier quelques semaines avant le départ pour lancer quelques « y-a-qu’à-faut-qu’on » qui me valurent la responsabilité de défendre notre site de stationnement contre les tireurs isolés ou snipers. En réalité, j’étais loin du compte. •••• Au cœur des ténèbres. Le 7 juillet 1993, le détachement précurseur du Batinf 4, organisé autour d’une compagnie d’infanterie de marine (200 hommes au total) pénètre dans Sarajevo après deux jours de voyages vécus comme une lente progression vers l’enfer. Nous sommes guidés par des hommes du Batinf 24 vers notre future base, le complexe sportif de Skanderja, au cœur de la vieille ville musulmane. La cité pavillonnaire entièrement ravagée à l’entrée de la ville, le bruit des obus, les kilomètres déserts de « Sniper Avenue », les multiples destructions, les murs gris du quartier de Novi Grad, le regard interrogateur des habitants, les graffitis « Welcome to Sarajevo » ou « Apocalypse Now5 », sont autant d’images fortes qui nous mettent dans un état étrange, mélange d’angoisse et d’exaltation. Parvenus sur place, nous amenons nos camions au plus près du site et organisons une chaîne humaine pour décharger le matériel. Des coups de feu claquent autour de nous. Les légionnaires du Batinf 2 font mine de ne pas les avoir remarqué. Nous adoptons la même attitude et contrôlons nos sursauts pour ne pas perdre la face. Je pénètre dans le complexe sportif, qui m’apparaît comme un immense labyrinthe. En sortant, je traverse le gymnase et prends véritablement contact avec la réalité de la guerre. Au milieu du terrain de basket, je reconnais le médecin du bataillon et l’adjudant d’unité. Ils sont penchés sur un homme allongé et entouré d’un cercle rouge grandissant. Le capitaine P. essaye d’endiguer le flot qui s’échappe de la gorge. Le visage du blessé est tellement déformé que je n’arrive pas à l’identifier. Le caporal P. a été touché alors qu’il attendait seul au volant de son camion (point X sur le plan). Malgré la gravité de sa blessure, il est parvenu à rejoindre les marsouins qui débarquaient le matériel. Là, deux hommes l’ont traîné à l’abri et ont tenté d’arrêter l’hémorragie en attendant le médecin. Je ne m’en rends pas compte mais cette vision a déclenché en moi quelque chose. Je cours à l’extérieur où règne une certaine tension. Les tirs claquent par intermittence mais nous 1 Force de protection des Nations-Unies. 2 Les Bosno-Serbes ou simplement Serbes sont les représentants de la République serbe de Bosnie (non reconnue). Ils s’opposent aux soldats de la Bosnie, d’ « ethnie » musulmane en grande majorité mais pas seulement, qui s’opposent à cette sécession. De fait, à cette époque du moins, l’armée « indépendantiste » bosno- serbe, soutenue par la République de Serbie, est plus puissante que l’armée de Bosnie. 3 Le Conseil de sécurité venait de désigner six villes de Bosnie (dont Srebrenica) à défendre par la Forpronu contre les agressions des Bosno-Serbes. Sarajevo était la principale d’entre elle et la France, initiatrice du projet, a voulu donner un « signal fort » en envoyant tout de suite sur place un bataillon d’infanterie de marine. Le critère de désignation a alors été très simple. Le ministre a envoyé, à la grande joie de celui-ci, le régiment de sa ville. 4Bataillon d’infanterie français n°2, stationné sur l’aéroport depuis presque six mois. 5 Qui deviendra bien sûr Apocalypse snow à la venue de l’hiver. 1 sommes incapables d’en déterminer l’origine, ni même de savoir s’ils nous sont tous destinés. Une rafale frappe le mur au-dessus d’un des mes groupes, placé en protection. La menace semble provenir d’un ensemble de bâtiments à quelques dizaines de mètres de nous au-delà de la rivière Miljacka dont nous ignorons s’ils sont occupés par des civils (zone A). Il faut donc agir avec précision. Le chef du détachement donne l’ordre à un lieutenant de placer ses trois tireurs d’élite, sur la plate-forme, face à la zone suspecte et d’ouvrir le feu sur toute menace. N’ayant rien d’autre à faire, je récupère mes tireurs et je me joins à lui et le troisième chef de section fait de même. Nous plaçons nos tireurs derrière les pots de fleurs et je me tiens debout, à coté d’eux, jumelles en mains. Je me sens très calme, presque euphorique, déconnecté du danger et en même temps « hyper-vigilant ». Nous faisons ouvrir le feu sur des cibles très fugitives. Pendant ce temps la compagnie, à quelques mètres de là, continue de décharger le matériel, comme si de rien n’étai. Je crois me souvenir que des journalistes étaient là, en train de nous filmer, ce qui n’a sans doute pas manqué d’influencer notre comportement. Nos tirs sont très maladroits. Nous ne connaissons pas précisément la distance, condition préalable à l’efficacité des tirs au FRF2 (fusil de précision dont la lunette nécessite d’être réglée à la distance de tir) et nos hommes n’ont jamais fait de tir en site positif ou négatif. Même avec des ordres rapides, l’acquisition des objectifs est trop longue face à des ennemis fugitifs et cachés. Surtout, nous restons liés à l’idée qu’il faut tirer sur des cibles visibles, comme au champ de tir. Nous cherchons à abattre des hommes sans comprendre que le but de ce combat est purement psychologique. Les miliciens bosniaques qui nous agressent cherchent, au mieux à nous empêcher de nous installer au milieu de leur secteur, au pire à nous tester. Il n’est pas exclu non plus que des snipers serbes du quartier de Gorbavica (zone B) participent aussi à la fête. Dans ces conditions et afin de montrer notre détermination, il faut mieux tirer massivement sur des zones, bien choisies, même s’il n’y a personne. A ces distances (300-400 m), nous aurions pu ainsi utiliser les fusils mitrailleurs « minimi » que avons perçu quelques jours avant de partir. Mais ces armes ne sont donc que grossièrement réglées (en tirant, depuis le bateau qui nous amenaient au port de Split, sur des sacs poubelles jetés à l’eau), nous n’avons pas l’habitude de les employer et surtout nous avons peur de toucher des civils en « arrosant ». Nous restons ainsi à échanger des tirs jusqu'à la fin de l’après-midi, mais nous sommes trop vulnérables à l’extérieur et nous recevons l’ordre de nous replier dans le bâtiment. Néanmoins nous avons ouvert le feu à plusieurs reprises et cela à des conséquences psychologiques que nous n’apprécions pas tout de suite. Les civils qui viennent nous voir sont stupéfaits de voir des casques bleus ouvrir le feu. Ils nous demandent si nous sommes venus « tuer les snipers serbes», sans se rendre compte que ceux sur qui nous avons tiré étaient des miliciens bosniaques. Ces derniers ont compris que nous étions décidés à nous défendre. De notre coté, nous avons l’impression de trancher avec l’image du casque bleu véhiculé par les médias. Le message du chef de détachement, qui a connu une expérience similaire à Beyrouth dix ans plus tôt, est très clair à ce sujet. Il est hors de question de subir. Le soir même, réfléchissant à ces événements, nos lacunes me sautent aux yeux. Nous sommes certes partis en quelques jours mais dans les mois précédant notre départ nous ne nous sommes jamais sérieusement entraînés à cette éventualité. Nous n’avons qu’une connaissance très limitée du milieu dans lequel nous sommes immergés et nous sommes englués dans des procédés inadaptés. Les chefs de groupe de combat doivent diriger le feu de huit armes différentes avec un cadre d’ordre (une liste d’ordres successifs) différent pour chacune d’elle. Dans un contexte d’accrochages rapides, c’est parfaitement illusoire. L’entraînement au tir a consisté, pour la plupart de nos hommes, à ouvrir le feu sur ordre, « au poser » (tir de précision avec contrôle de respiration, de la pression du doigt sur la détente, etc.) sur des cibles au « garde à vous » à 200 mètres. Maintenant il faut effectuer des tirs « réflexes », de sa propre initiative et sur des cibles « floues ». 2 Nous en voulons à ceux qui nous ont envoyé à Skanderja, au milieu de la 10e brigade de montagne, une unité bosniaque commandée par Caço (prononcer Tsatso), sorte de Pancho Villa, qui n’hésite pas à racketter les civils pour acheter des armes et des munitions, parfois même aux Serbes qu’il combat. Il a tué plusieurs de ses hommes qui mettaient en doute son autorité et égorgé le fils du chef des forces spéciales de la police de Sarajevo. Cet ancien guitariste et proxénète est capable aussi de courage physique. Nous le verrons, avec ses hommes, monter à l’assaut de la colline face à nous et se faire étriller par les tirs des chars serbes qui sont postés de l’autre coté de la colline. Comme tous les commandants de brigade de la vieille ville, il règne dans ce secteur de la ville en maître indépendant. Inutile de préciser qu’il ne voit pas d’un bon œil l’installation d’un bataillon français au milieu de son fief. De son côté, le bataillon qui nous a accueillis s’est contenté de placer quelques sentinelles dans le complexe sportif. Il n’a placé aucun dispositif de protection contre les snipers, ni aucune cellule médicale. Comme notre propre matériel médical est au fond d’un container, le caporal P. est sauvé par le professionnalisme du médecin et la réaction rapide des hommes qui parviennent à l’évacuer sur l’hôpital militaire au centre de la ville. La première nuit, les sentinelles, qu’aucun barbelé ne protège, vivent un enfer sous des tirs permanents. Ne parvenant pas à dormir sur le sol dur du parking souterrain qui sera désormais notre zone de vie, je vais me promener. A l’extérieur, je vais rejoindre des marsouins postés dans un VAB. L’ambiance est surréaliste. Les combats autour de nous sont très violents. Je vois surgir un milicien armé d’un lance-roquette de l’autre côté de la rivière. Mon sang ne fait qu’un tour, mais ce n’est pas à nous qu’il en veut mais au bâtiment du Parlement à quelques centaines de mètres de nous. La déflagration est impressionnante mais le mur ne semble pas avoir beaucoup souffert. Je cours jusqu’à un autre VAB. Une faune misérable s’y est agglutinée. Des enfants proposent des revues pornos à mes soldats. Un homme me lance un « Do you want pic-pic » en faisant le geste d’une injection de seringue. Des filles viennent se vendre pour une boite de Coca cola. Nous les chassons mais d’autres reviendront tant que nous n’aurons pas installé des barbelés. Je me dis que les six mois seront longs. •••• Métropolis. Le lendemain, nous devons terminer notre installation et mettre en place nos moyens de protection : barbelés, sacs à terre ainsi que les containers vides que nous utilisons comme des murs pour nous isoler. Je décide d’explorer les environs de la Skanderja. Les rues sont désertes mais quelque chose m’intrigue dans un arrêt de bus. Je m’approche et constate, stupéfait, qu’il cache un trou d’un mètre de large et qu’une échelle en dépasse. Une excitation proche de celle de la veille me gagne. Armé d’un pistolet et d’une lampe, je demande à un marsouin de m’accompagner et nous descendons dans les profondeurs de la ville. Ce que j’y découvre me fait immédiatement penser aux souterrains des films de Fritz Lang, symboles des zones noires de l’âme. Les profondeurs de Sarajevo sont pleines de vie. Des pauvres gens vivent dans des niches sombres, des miliciens circulent dans les tunnels. Tous nous regardent d’un œil noir. Je réalise alors que dans ma précipitation, je n’ai rendu compte à personne de ma descente. Prudemment, nous revenons en arrière et remontons l’échelle. Je tais cet épisode peu glorieux et commence à me méfier de mes poussées d’adrénaline. •••• L’échec de l’équipe d’alerte. De retour au bâtiment, pour faire face à des attaques similaires à la veille, je propose de constituer une équipe d’alerte avec mes trois tireurs d’élite et de la placer à l’intérieur du bâtiment, près de la plate forme. Au « coup de sifflet », ils interviendront face à la zone A. Le soir, je constate que personne n’a jamais fait appel à mon équipe alors que des marsouins ont été pris pour cible (ou ont cru l’être). Je remarque aussi que les tirs ne semblent plus venir de la zone A mais plutôt de la zone D. La situation est donc plus complexe que je n’imaginais. Je découvre que nous sommes face à des êtres humains, intelligents, expérimentés et qui n’ont 3 pas spécialement envie de mourir. Après nos ripostes sur la zone A, les miliciens de Caço ont simplement changé de place. Ils sont plus prudents que la veille et ouvrent le feu de plus loin. La précision de leurs tirs a chuté mais la pression psychologique qu’ils exercent sur nous est intacte. Nous avons au moins un temps de retard sur eux. Je propose donc de passer « à la vitesse supérieure » et de créer deux postes permanents de tireurs d’élite : le poste 1 dans le casino, face aux zones A, B et C ; le poste 2, dans le bâtiment principal face à la zone D. Il y aura toujours un tireur prêt à ouvrir de feu, jour et nuit ; les deux postes seront reliés par radio et sous mon commandement. Pour armer ces deux postes, les neuf tireurs d’élite de la compagnie me sont affectés. Nous nous installons pour la nuit dans ces deux postes. Celui dans lequel j’essaie de dormir n’a plus de fenêtre. Je peux entendre tout ce qui se passe à l’extérieur et en premier lieu les obus serbes qui tombent. Je sais que le toit est suffisamment épais pour y résister mais les civils aux alentours n’ont pas cette chance. Un obus de gros calibre tombe très près. L’explosion est terrible mais marque la fin du pilonnage. Dans le silence qui suit, j’entends une plainte. C’est une femme qui pleure. Elle va pleurer ainsi toute la nuit sans que nous intervenions. Sur le moment le fait de ne pas être allé à son secours nous paraissait évident. Nous ne savions pas où elle était, la zone était hostile et nous n’avions pas le droit de pénétrer dans les bâtiments bosniaques. Maintenant en écrivant ces mots, je suis plus dubitatif. Nuit difficile. Cette nuit là, je suis également officier de permanence pour le bataillon. Je reçois les comptes rendus de tout le théâtre d’opérations. Je suis stupéfait de voir le bataillon français placé dans la poche de Bihac, à la frontière avec la Croatie, faire la liste précise des tirs entendus dans sa zone alors que mon propre bataillon annonce « RAS » (rien à signaler). Il est vrai que dans un secteur où on ne classe la journée comme « difficile » qu’à partir de 200 obus reçus on ne peut s’amuser à lister tous les tirs, mais vu de l’extérieur on a l’impression que les Français de Sarajevo sont au calme. •••• Les postes. Dès le lever du jour nous nous attelons à la tâche. Dans chaque poste, nous créons trois emplacements de tir. Chacun doit pourvoir accueillir un tireur, en position confortable, allongé ou assis dans un fauteuil en cuir. Le canon de l’arme ne doit pas être apparent et l’ouverture de tir est restreinte. Nous renforçons les murs. Chaque poste doit pouvoir accueillir trois tireurs simultanément en cas d’alerte maximum (cela n’arrivera jamais), sinon un seul est occupé en permanence et un autre sert de leurre. Nous plaçons un casque bleu et un bâton (pour simuler un canon de fusil) bien apparents. Nous espérons attirer ainsi les coups sur ce poste et repérer le tireur. Un problème se pose immédiatement. Le casque bleu est comme un gyrophare au- dessus de nos têtes. Je propose donc d’utiliser un couvre-casque vert au moment des tirs ; cela m’est refusé. J’inverse donc le raisonnement et décide de mettre un fond bleu sur tous les postes de combat de façon à « noyer » la couleur du casque. On tapisse donc chaque emplacement de tir de drapeaux ONU et de cartons bleus (les emballages vides de nos bricks d’eau). Je précise qu’avec la menace permanente des tirs d’artillerie la solution de placer les postes sur les toits n’a jamais été sérieusement envisagée. •••• 30 secondes chrono. Simultanément à ces travaux, j’ouvre un cahier d’enseignements où je note tout ce que nous faisons, nos erreurs et nos réflexions. Fidèle à ma formation, je cherche à traduire ma mission en « effet majeur » simple et clair. Je pose donc comme but à atteindre : « un tir de riposte efficace dans les 30 secondes qui suivent une agression ». Il s’agit au mieux d’atteindre les tireurs, au pire de leur imposer des règles de prudence qui réduisent leur efficacité à zéro. Je 4 cherche à décomposer le processus qui peut me permettre d’atteindre ce résultat afin d’en optimiser chaque composante. La séquence est en fait assez simple : - 1/ constater l’agression. - 2/ acquérir l’objectif. - 3/ décider de la riposte. - 4/ riposter. - 5/ apprécier l’efficacité de la riposte. Il s’agit maintenant de gagner du temps sur chaque étape. L’étape 3 (décider de la riposte) a posé des problèmes à de nombreux bataillons. Beaucoup de chef de corps se réservaient en effet la décision d’ouvrir le feu. Sans juger des motifs de cette décision, il faut constater que cela imposait forcément des délais qui réduisaient considérablement l’intérêt et l’efficacité de la riposte. Le bataillon n’avait pas ce problème puisque l’appréciation de l’opportunité de l’ouverture du feu était décentralisée au plus bas échelon. Vers la fin du mois de juillet, alors que le bataillon était au complet, deux miliciens surgirent sur le pont de Skanderja et « rafalèrent » sur la sentinelle. Le marsouin en faction n’a pas réagi. Cet incident fut donné à tout le bataillon comme exemple à ne pas suivre. La décision d’ouvrir le feu était donc à l’initiative des tireurs d’élite. En réalité ils n’osèrent jamais et me demandèrent toujours l’autorisation avant de tirer. Les autres étapes furent plus délicates à gérer. •••• Acquérir les objectifs. Nous avons d’abord cherché à voir, c’est-à-dire à surprendre nos ennemis en « flagrant délit » d’agression. En permanence nous avions un tireur en train d’observer face à une direction dangereuse avec la lunette de son arme. La cellule renseignement du bataillon nous a prêté une caméra grossissant plusieurs centaines de fois et la nuit nous avons utilisé des caméras thermiques dans l’espoir de voir des départs de coups. Cette voie s’est avérée rapidement sans issue. Les snipers sont trop bien postés pour être visibles. Il reste alors le repérage par le son. Or, celui-ci s’avère beaucoup plus complexe que prévu. A l’intérieur du bâtiment on n’entend peu les tirs et à l’extérieur lorsqu’on est occupé, il est difficile de comprendre ce qui se passe. Alors que j’inspectais des travaux de mise en place de barbelés, j’ai soudain entendu quelqu’un hurler : « sniper » et tout le monde s’est enfui dans tous les sens. Je me suis posté derrière un bulldozer. Il me restait environ huit mètres avant de pénétrer dans le bâtiment principal et d’être en sécurité. Mon cerveau s’est alors mis à fonctionner très vite. Je n’avais remarqué aucun bruit de détonation, le tireur devait donc assez loin. Je n’avais pas, non plus, entendu de rafales. Il s’agissait donc probablement d’une arme à répétition avec lunette. Compte tenu de la configuration des lieux, le tireur est au minimum à 300 mètres, distance parcourue en 0,4 secondes par une balle en 7,62 mm. En admettant que le tireur soit prêt à tirer et vise dans ma direction, il lui faudra quand même environ 0,3 secondes pour appuyer sur la détente. Je dispose donc de 0,7 secondes. En ce laps de temps, un homme équipé (casque, gilet pare-balles, etc..) peut parcourir au maximum cinq mètres. Il me manque encore trois mètres. Je décide donc d’attendre. Soit il tire à nouveau et le temps qu’il réarme et reprenne la visée, je pourrai foncer ; soit, il attend et sa vigilance va se réduire. Il lui faudra alors plus de temps pour acquérir l’objectif et appuyer sur la détente. J’attends donc une minute et je cours. Je note sur mon cahier que personne n’a pris la peine d’avertir les postes antisniping et surtout, qu’il est presque impossible lorsqu’on est occupé, de déterminer avec précision l’origine d’un tir. Je remarque cependant que nous disposons d’observateurs permanents à l’extérieur de l’enceinte : les sentinelles. J’entreprends alors de coordonner l’action de la 5 garde du site et de la cellule antisiniping. Nous adoptons un réseau radio commun (personne n’y avait songé) et je demande que les sentinelles signalent le plus précisément possible les agressions. Les hommes du bataillon reçoivent la consigne de transmettre tout renseignement à la garde. Nous nous heurtons alors à un nouveau problème : les désignations d’objectif par radio, en ambiance de stress, sont des plus imprécises. Il nous faut plusieurs minutes pour comprendre ce que nous annoncent les sentinelles et identifier à peu près d’où viennent les tirs. Il faut trouver un moyen de supprimer ces distorsions. Je fais alors appel à un bon dessinateur et je lui demande de dessiner tous les alentours du bâtiment de Skanderja à la fenêtre près. Son croquis est ensuite « renseigné ». Chaque bâtiment est baptisé d’un prénom et chaque fenêtre reçoit un numéro. Je prends un télémètre laser et calcule les distances de tous les bâtiments environnants. Le croquis est ensuite photocopié en de multiples exemplaires et largement distribué, avec une version réduite pour les sentinelles. Ainsi lorsqu’on entend sur le réseau : « tir, origine possible Alfred 2 », l’information est rapide et non déformée. De plus, l’étape 4 (le tir) est facilitée car j’impose à chaque tireur d’apprendre le croquis par cœur, en particulier les distances des objectifs. Lorsqu’il faut se mettre en position de tir et régler sa lunette on gagne ainsi de précieuses secondes. Le système me paraît au point, pourtant nous toujours incapables de déterminer, parmi les centaines de tirs qui nous entourent ou non survolent quotidiennement, ceux qui nous sont destinés et d’où ils viennent. Je trouve la solution dans le manuel du sous-officier de 1949. •••• Les phénomènes sonores. Une balle se déplace à une vitesse qui dépasse largement celle du son (330 m/s). Comme tout objet supersonique cette balle déplace autour d’elle une onde qui se matérialise par un « bang » violent. Ce « bang » ressemble beaucoup à celui d’une détonation. Donc, celui qui ne connaît pas ce phénomène confond systématiquement bang et détonation de départ. Il s’ensuit des confusions sur l’origine des tirs. Un croquis valant mieux qu’un long discours : Nord N Tireur Sifflement A Bang supersonique a proximité de la cible Bruit de la détonation A va entendre successivement : 1. Le bang supersonique. 2. Un sifflement. 3. Le bruit de la détonation, deux secondes après plus sourd. Les anciens utilisaient le terme mnémotechnique TAC-SI-TO : TAC (bang)-SI (sifflement)- TO (détonation). S’il s’agit d’un tir en rafale, on aura quelque chose dans le genre : TAC- TAC-TAC-SI-TO. S’il ne connaît pas le phénomène, A va confondre le bang de la détonation 6 avec le départ du coup et sera persuadé que le tireur est à proximité de lui et au Nord. Il va donc réagir face à une mauvaise direction et surestimer le danger. S’il connaît le phénomène, il attendra le deuxième bruit, celui de la détonation. Celui-ci lui donnera l’origine du tir. En comptant les secondes il peut également estimer la distance. Bien sûr, si le tir est proche les deux bruits sont confondus. La méconnaissance de ce phénomène avait donné naissance au mythe des balles explosives pendant la Première Guerre mondiale. A Sarajevo, au Batinf 4, cela a conduit à des confusions pendant six mois, d’autant plus que le paysage urbain trouble les phénomènes avec des échos ou, au contraire des assourdissements. Quand le reste du bataillon est arrivé, j’ai fait un rapport à ce sujet mais j’ai dû mal le rédiger car les confusions ont perduré. •••• Les statistiques. Jour après jour, le système se perfectionne. Comprenant qu’il est très difficile de prendre un tireur « en flag », j’essaie de concentrer la surveillance sur des zones précises en découvrant les postes de tir des snipers qui nous entourent. J’organise une patrouille dans la zone A pour déterminer les zones de tir possibles depuis ce secteur (et aussi, je l’avoue, pour provoquer une très agréable poussée d’adrénaline). C’était de cette position que les soldats de Caço nous avaient agressés le jour de notre arrivée. Je constate qu’il s’agit d’un bâtiment en ruines, vide de tout habitant. Nous aurions pu être beaucoup plus violents. J’analyse les impacts de balles en essayant de déterminer leur direction d’origine. Je m’intéresse plus particulièrement aux objets percés par les tirs, et en plaçant un fil de fer entre les trous d’entrée et de sortie j’obtiens grossièrement un angle de tir. Les trous sont marqués ensuite au stylo feutre pour éviter les redondances et refaire plusieurs fois les mêmes mesures. Je fais des calculs de site pour déterminer les angles morts et les impossibilités de tir. En faisant l’hypothèse que les snipers utilisent des emplacements vides d’habitants, je parviens ainsi à localiser quelques zones probables d’origine des tirs que nous surveillons plus particulièrement, sans succès. Après l’espace, je me concentre alors sur le temps. Je fais noter sur une fiche tous les renseignements possibles sur les tirs ennemis : origine probable, calibre et horaire. Je m’aperçois ainsi que les snipers, qui exercent leur « métier » depuis des mois, ont pris des habitudes. Ils tirent peu la nuit et pendant les horaires de repas. Je fais donc concentrer la surveillance sur les périodes probables en fin de matinée et en milieu d’après midi. Nous ne repérons toujours rien. Je comprends alors qu’il est illusoire d’attendre une belle cible pour ouvrir le feu. Je décide donc de riposter, en aveugle, dans les fenêtres des zones probables d’origine des tirs. Le processus est alors simplifié. Il suffit d’annoncer « tir sur nous, origine probable Martin » pour déclencher un tir sur les fenêtres de ce bâtiment dans les secondes qui suivent. Mes tireurs ont du mal à le comprendre. Déjà très réticents à tirer sans ordre, ouvrir le feu sur des zones vides leur paraît très étrange. Un matin, je suis même obligé d’arracher le fusil d’un tireur pour ouvrir le feu à sa place. A cet instant, je m’aperçois qu’ils sont épuisés à rester ainsi en poste jour et nuit. J’entreprends alors de renforcer les effectifs pour permettre aux hommes de prendre plus de repos. Je crée un cours accéléré de tireurs d’élite dans le parking où nous vivons. Le cours est théorique mais de toute façon, le tir est très simple, il suffit de savoir afficher une hausse précalculée et de tirer dans une fenêtre. •••• Les mesures passives. La dissuasion par une riposte immédiate ne suffit pas, il faut également réduire les possibilités de tirs adverses et donc leurs probabilités de coups au but. La mise en place des containers autour du site gêne considérablement la vision depuis les zones A et D. Il suffit alors d’éviter 7 la plate-forme. La zone C, qui nous surplombe, est plus gênante mais finalement moins dangereuse car elle offre moins d’abris pour les snipers. L’ambiance stressante de la nuit nous pose problème. Les sentinelles se plaignent d’être poursuivi par les points lumineux de viseurs lasers mais le plus stressant est d’aller aux WC « chimiques », qui, pour une raison qui m’échappe encore, ont été initialement placés dans la rue. Les trous dans les parois et l’idée que l’on peut se faire abattre dans cet endroit sont des plus déplaisants. Je fais donc installer, entre Skanderja et la zone B, des écrans avec les bâches plastiques vertes que nous utilisons habituellement pour nous protéger de la pluie lorsque nous sommes sur le terrain. Il suffit de se déplacer entre ces écrans pour échapper aux vues de la zone C. Au matin nous récupérons nos bâches, trouées. Je fais également placer des grenades fumigènes au poste de garde afin de masquer une récupération de blessés sous le feu. J’organise aussi régulièrement des patrouilles de nuit autour du site pour vérifier le dispositif de l’extérieur. Je cherche si des tireurs peuvent s’installer près de notre site et s’ils peuvent y pénétrer. C’est une mission dangereuse et nous progressons avec prudence, avec le maximum de puissance de feu et en liaison avec les tireurs d’élite. Au cours d’une de ces missions, je suis obligé de franchir un endroit où des enfants ont été pulvérisés par un obus quelques heures plus tôt. La nuit est assez claire pour savoir que je marche sur des trucs répugnants. Une autre fois, je longe les containers. Je m’arrête soudain saisi par une impression étrange. Je me retourne et me trouve nez-à-nez avec un homme, caché dans un interstice entre deux containers. Effrayé, je lève brusquement mon pistolet et lui plaque sur le front. Nous restons quelques secondes comme cela avant que je le chasse. •••• Mission : prendre la douche. En intermède, une petite anecdote pour montrer l’ambiance « Fort Apache » dans laquelle nous avons vécu pendant notre installation. Alors qu’en plein mois de juillet nous transpirions sous nos équipements, nous ne disposions que de quelques bricks d’eau par homme pour assurer tous nos besoins. Au bout de quelques jours, sales et barbus, nous avons la possibilité de prendre une douche à PTT building, le quartier-général de l’ONU, au centre de la ville. A ce moment là, le danger était tel que prendre une douche était devenue une mission de guerre. J’ai donc rédigé un ordre d’opérations réglementaire. J’ai activé tous les postes de tireurs d’élite pour nous protéger. Les pilotes des VAB ont ensuite couru jusqu'au VAB pour les démarrer. Une fois les moteurs chauds, le reste de la section a couru, serviette sous le bras et a embarqué. Au retour, nous avons effectué le processus en sens inverse. Inutile de préciser qu’en courant en gilet pare-éclats6 sous un soleil de plomb et dans la poussière, la douche que nous venions de prendre avait surtout un effet psychologique. •••• Le démontage du premier dispositif. Au bout d’une semaine de tâtonnements nous sommes enfin à peu près au point. Nous avons redécouvert que le combat se déroule avant tout dans le cœur et la tête des hommes. L’objectif des tireurs n’est pas de détruire le bataillon mais de saper notre moral et d’entraver notre action. Il n’est donc pas nécessaire pour cela de nous causer de lourdes pertes, une menace permanente suffit. D’un autre coté, ces mêmes tireurs ne souhaitent pas particulièrement mourir. Ils adaptent leur attitude en fonction de la notre de façon à courir le moins de risques possibles. Après l’accrochage du premier jour, ils ont pu jauger notre détermination et notre armement. Alors qu’ils nous avaient attaqués à moins de 400 m, le lendemain ils tiraient de plus loin et d’une autre direction. A chaque fois que nous ouvrons le feu efficacement, c’est-à- 6 Nous n’avons eu de gilets pare-balles que plus d’un mois après le début de la mission. 8 dire dans la bonne direction, l’agression s’arrête. Cette dialectique finit par aboutir à un équilibre. Ils se contentent de nous harceler mais sans causer de pertes. De notre coté, nous n’avons certainement abattu aucun sniper pendant cette première semaine mais nous avons réussi à réduire considérablement le danger. A partir du moment où nous avons ouvert le feu nous n’avons plus eu de perte. Un autre aspect est à souligner. Avant de partir à Sarajevo, j’avais rencontré des camarades qui en revenaient. J’avais été frappé par leur sentiment de frustration. La plupart d’entre eux avait eu l’impression de servir de cibles sans aucune possibilité de se défendre. Je peux affirmer, pour notre part, que nous n’avons jamais eu le sentiment de subir. La décentralisation de l’ouverture du feu et l’action de la cellule antisniping y sont pour beaucoup. Alain Resnais dans Mon oncle d’Amérique, présente une expérience du professeur Laborit. Un rat est placé dans une cellule et reçoit une série de décharges électriques. A l’issue de l’expérience, le rat, hagard, a tous les symptômes d’un stress intense. L’expérience suivante consiste à placer deux rats dans la même situation inconfortable. Dès la première décharge, les rats se jettent furieusement l’un contre l’autre. Une fois libéré de leur cage, les deux rats paraissent dans une étonnante bonne forme. Le fait d’avoir agit en se battant leur a permis de surmonter le stress, contrairement au premier rat qui n’avait fait que subir. Dans ce labyrinthe urbain, nous étions aussi comme des rats de laboratoire. Dans mon bataillon, la politique d’immersion dans la population et la confiance accordée au plus bas échelon dans la décision d’utiliser ses armes, ont changé la vie même si dans la réalité, les situations sont tellement complexes que l’ouverture du feu a toujours été limitée7. Au bout d’une semaine, constatant la fatigue des tireurs d’élite et le niveau très faible de la menace, nous décidons de démonter le dispositif. Durant le mois de juillet, il ne sera remis en place que le 17, pour protéger l’arrivée du gros du bataillon. •••• Naïveté. Avant l’arrivée du gros du bataillon je prends la peine de mettre par écrit mon expérience récente, en prenant soin de lister mes erreurs et mes tâtonnements pour éviter leur reproduction. Je fais une copie pour chaque compagnie et le commandement du bataillon. J’ai la naïveté de croire que mon rapport sera lu et, mieux encore, assimilé. Quelques jours plus tard, je suis appelé d’urgence au poste de commandement du bataillon (un étage plus haut). « On » s’est fait tiré dessus. Je reçois donc pour mission de « prendre un tireur d’élite, d’aller sur la plate-forme et d’abattre le sniper ». J’appelle un marsouin qui court percevoir son FRF2. Je pose ensuite quelques questions : Quelle est la direction d’origine du tir ? Qui peut me renseigner ? Qui s’est fait tiré dessus ? Est-on sûr que ce tir nous était destiné ? Personne ne peut me répondre. Je m’aperçois que l’agression a eu lieu il y a plus d’une heure. Il est évident que mon rapport n’a pas été lu. •••• La deuxième campagne d’antisniping. Le 1er octobre, un mécanicien est blessé au ventre sur le parking de Skanderja (point Y). C’est une agression caractérisée. Le chef de corps décide de réactiver un dispositif antisniping dont l’organisation m’est confiée. Je ne procède pas de la même façon qu’en juillet car certains paramètres ont changé : • Le poste 2, qui est devenu un bureau, n’est plus disponible. • Je dois coordonner mon action avec d’autres unités, dont une n’appartient pas au régiment. 7 Une autre expérience m’était venue à l’esprit : deux groupes, soumis au même bruit pénible, doivent réaliser des travaux dans deux pièces différentes. Les membres d’un des groupes possède un bouton qui leur permet d’arrêter le bruit s’il le souhaitent. Résultats : 1. Le groupe avec le bouton a mieux travaillé; 2. Les membres de ce groupe n’ont jamais utilisé le bouton. 9
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